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Il est une première hypothèse sur laquelle tout le monde est d'accord: lorsque la concession n'est que temporaire, le canal fait partie du domaine public, tout comme s'il était exploité par l'Etat; on peut dire que les concessionnaires ne sont, quant à la construction du canal, que les entrepreneurs d'un travail public, et quant à son exploi tation, que les entrepreneurs d'un service public. C'est ce que le Conseil d'Etat a reconnu par plusieurs arrêts, en date du 22 mars 1851 (Lebon, 51, 197). La loi du 20 février 1849 venait d'établir la contribution foncière de main-morte sur les immeubles appartenant aux sociétés anonymes; d'où la question de savoir si les concessionnaires à temps des canaux devaient supporter l'impôt à raison du sol même de ces canaux. On décida qu'il n'en était rien, par le motif que la contribution dont s'agit « ne porte que sur les biens immeubles qui appartiennent aux établissements ou personnes civiles, mentionnés dans l'article 1 de la loi; que le canal n'appartient pas à la Compagnie à laquelle l'exploitation temporaire a été concédée, mais fait partie du domaine public; que dès-lors la taxe ne saurait être assise sur le canal même et sur celles de ses dépendances qui font avec lui partie du domaine public. Mais, supposons qu'il s'agisse d'une concession perpétuelle; les auteurs décident en général que, même dans ce cas, le canal ne peut constituer une propriété privée entre les mains du particulier ou de la Compagnie qui en a obtenu la concession (Merlin Rep. vo Canal; Proudhon, t. III, n° 794; Daviel, t. I, no 33; Dufour, t. IV, no 443; Gaudry, t. I, n° 197; Cpr. Req. Rej. 29 fév. 1832; Dev. 32, 1, 521). Ces principes se trouvaient nettement développés dans l'exposé des motifs d'un projet de loi sur les tarifs des canaux présentés à la Chambre des députés le 2 février 1841. « Nous ne considérons pas les concessionnaires de canaux, même à perpétuité, comme de véritables propriétaires, du moins dans le

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sens ordinaire de ce mot. Ce que l'Etat leur a abandonné, ce n'est pas le fonds du canal, mais le droit d'y percevoir des péages à certaines conditions et dans certaines limites. Les terrains mêmes que les concessionnaires peuvent avoir acquis soit à l'amiable, soit par expropriation, et en vertu de la délégation que l'Etat a pu leur faire de son droit, ces terrains sont devenus domaine public en vertu de leur destination; l'Etat a conservé sur eux, comme sur toutes les autres parties du canal, un droit imprescriptible. En faveur de ce système, on invoque tout d'abord la résolution prise par le Conseil des Cinq-Cents en vendémiaire an IV, et devenue, dit-on, le préambule législatif du décret du 21 vendémiaire an V, qui réorganisait la navigation sur le canal du Midi; nous en rapporterons les termes précis Considérant que les grands canaux de navigation font essentiellement partie du domaine public; que les concessions qui peuvent avoir été faites ne peuvent faire obstacle aux mesures à prendre pour leur conservation, amélioration et agrandissement, sauf le droit des concessionnaires au remboursement des indemnités qui peuvent leur être dues, et la continuation de leur jouissance jusqu'à l'acquittement entier et effectif; -que le canal du Midi est menacé d'un dépérissement progressif et rapide, s'il n'y est promptement pourvu par une loi qui détermine le mode de son administration et qui mette à la disposition du Directoire exécutif les moyens d'en assurer la réparation et l'entretien sans surcharge pour le trésor. Pour faire justice de cet argument, il suffit de se référer au texte même du décret, tel qu'il a été inséré au Bulletin des Lois; nous y voyons que le préambule de ce décret se trouve précédé de la déclaration suivante : « Le Conseil des Anciens, adoptant les motifs exprimés dans le dernier considérant de la résolution, approuve l'acte d'urgence. » Suit la teneur de la résolution du 29 thermidor. Ainsi, il y a eu diver

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gence entre les Cinq-Cents et les Anciens, et cette dernière assemblée s'est formellement refusée à consacrer les prétendus droits du domaine; nous pouvons dire que le premier de ces deux considérants doit être regardé comme inexistant, et par conséquent rejeté du débat. Au surplus, le Conseil des Cinq-Cents ne devait pas tarder à revenir sur sa décision première; deux années plus tard, il rejetait la théorie qu'il avait posée en l'an IV. Il s'agissait de savoir si l'impôt foncier pèserait sur les canaux de navigation; or, nous remarquerons que la loi du 3 frimaire an VII ne nous dit jamais - l'Etat propriétaire des canaux, » mais le propriétaire des canaux. " Cette expression si générale se retrouve dans les articles 6, 93, 94, 95 et 96; ce dernier texte va jusqu'à supposer que les canaux peuvent appartenir aux mêmes propriétaires que les moulins, fabriques, usines situés sur leur bord, par conséquent à de simples particuliers. Il y a plus la loi de l'an VII soumet à une législation spéciale les canaux de navigation qui font partie du domaine public. L'article 107 établit que la cote de leur contribution foncière ne pourra surpasser en principal un cinquième de leur produit effectif. Au contraire, les canaux de navigation qui appartiendront à des particuliers, supporteront la contribution foncière au taux moyen de celle qui sera supportée par les autres propriétés de la commune (art. 92 in fine). En dernier lieu, le décret de Vendémiaire, en admettant qu'il ait jamais pu recevoir dans la pratique une application quelconque, serait depuis longtemps abrogé. Il n'avait en effet qu'un seul but: annuler la concession faite à la famille Riquet par l'édit de 1666. Le canal du Midi avait été constitué en fief par Louis XIV; partant de là, on soutenait que les concessionnaires n'en jouissaient qu'en vertu d'un titre féodal, c'est-à-dire d'un titre absolument nul depuis les lois abolitives de la féodalité. C'est sur ce point que porta la discussion; seul, M. Por

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talis combattit cet adage prétendu, suivant lequel tous les canaux feraient partie du domaine public; les autres orateurs ne s'occupèrent que de la question toute spéciale de savoir si le canal du Midi devait, à raison de sa position particulière, être rangé parmi les biens du domaine public. Les discussions qui ont précédé la loi, nous montrent clairement que son préambule, loin d'être aussi général qu'on le prétend, ne s'appliquait qu'au seul canal du Midi. Or, toutes les dispositions législatives de l'époque révolunaire, concernant le canal du Midi, ont été abrogées par la loi générale du 5 décembre 1814, restituant à leurs anciens propriétaires les biens confisqués durant l'émigration. Une ordonnance des 25 avril-1er mai 1823, décide textuellement que, par l'effet de cette loi, « le gouvernement a cessé d'avoir des droits à la propriété de ces canaux, et plus bas elle qualifie les Compagnies concessionnaires de Compagnies propriétaires. Donc, il n'y aurait encore pour ce motif aucun parti à tirer de la loi de Vendémiaire, qui en somme n'offre plus pour nous qu'un intérêt historique. Se plaçant ensuite à un autre point de vue, les partisans de la domanialité des canaux s'appuient sur la formule générale qui termine l'article 538, C. Civ. Un canal doit être essentiellement à l'usage de tous; ils concluent de là que c'est une de ces choses qui ne sont pas susceptibles de propriété privée et qui dès lors doivent être considérées comme faisant partie du domaine public. En l'an IV, M. Portalis répondait déjà à ce raisonnement : « Les choses publiques ou à l'usage public, disait-il devant le Conseil des Anciens, ne sont pas pour cela domaniales; ne confondons pas la souveraineté avec le domaine. Sans doute, les choses publiques ou à l'usage public sont essentiellement sous la surveillance immédiate de la souveraineté, mais elles ne sont point unies de droit au domaine; pour les Etats, comme pour les particuliers, point de propriété sans acquisition, et point d'ac

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quisition sans les moyens de droit ou de fait que les lois indiquent pour acquérir. » On a quelquefois, comme le faisait Régnier au Conseil des Anciens, cherché à assimiler les canaux aux routes de terre. Présenté sous cette forme, l'argument ne serait guère concluant; en effet, il faudrait non pas se placer dans l'hypothèse ordinaire, celle d'un chemin établi et entretenu par l'Etat, mais bien au contraire, supposer que l'Etat a concédé à une Compagnie le droit d'établir un chemin avec faculté pour elle de percevoir à perpétuité un droit de péage sur toute personne qui userait de ce chemin telle est la situation dans laquelle se trouvent la plupart des grandes routes d'Angleterre. Or, de ce que toute personne aurait droit d'user de ce chemin, s'ensuivrait-il qu'on dût le considérer comme faisant partie essentielle du domaine public? Nons ne croyons pas qu'il puisse y avoir lieu sur ce point à controverse sérieuse, et ainsi disparaît l'assimilation que l'on a cherché à établir. En un mot, nous ne trouvons aucun texte d'où résulte la prétendue propriété de l'Etat ; d'autre part, il nous est impossible de voir quel est le motif impérieux qui commanderait d'attribuer à l'Etat une semblable propriété. Suivant nous, les Compagnies concessionnaires sont absolument maîtresses de leurs canaux ; elles peuvent conférer à des particuliers tous les droits que bon leur semble, mais à une condition, c'est que les droits, ainsi concédés, ne portent aucune atteinte à la libre circulation. Un canal, quoique formant une propriété privée, est grevé de la servitude perpétuelle de rester en cet état et de livrer passage à tous ceux qui le réclament; le gouvernement reste investi d'un pouvoir de surveillance générale; il doit veiller, dans l'intérêt public, à la conservation et à l'amélioration des canaux ; il doit exiger que les compagnies exécutent strictement les conditions qu'il leur a imposées; mais là se bornera son pouvoir. Ainsi, par exemple, les concessionnaires restent

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