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qui.cause le dommage : c'est donc à elle seule qu'il faut s'attaquer. Que si elle est devenue inattaquable, elle a relativement aux tiers tous les effets d'une servitude légale ; il n'y a plus damnum culpa datum : « non injuria est, quod jure fit. M. Daviel rapporte à l'appui un assez long passage de d'Argentré (Sur Bretagne, art. 596, p. 1917) hic sedulo distinguendi sunt casus; nam si molendinum jure habetur et suo jure ædificatum ab antiquo habet dominus superior, si quid inde accidat, inter casus fortuitos habendum est qui a nullo præstantur et hic casus est hujus articuli. Excipe si culpa præcessit casum. Culpæ genus est male firmos aut perfossos aggeres tenuisse qui propterea aquam retinere non potuerint, retenturi si sarti fuissent; vel cum aquarum emissaria (portas vocant) in magna eluvie non sunt aperta, aut piscariæ altius quam deberent structæ et aqua in aggerem graviori mole incubuit ita ut impelleret, et si solito more non est permissa decurrere nam, quod quis in suo culpabiliter facit, si inde nocitum sit vicino, a faciente præstatur. Quod si de novo molendinum est structum, si non jure factum est, omni modo præstandum est a faciente quocumque modo occasionem damni dederit; sin jure habuit, videndum est an vitio infirmi operis, an alia culpa acciderit... Cætera quæ sine vitio operis aut domini culpa contingunt, in fortuitis habenda sunt. „ Mais, ce que M. Daviel a perdu de vue, c'est que dans les lignes que l'on vient de lire, d'Argentré n'exprimait pas une opinion qui lui fût propre et personnelle; il se bornait à paraphraser le texte de l'art. 596 de la coutume de Bretagne. « Si par moulins dommage est fait à autrui, ceux à qui appartiennent les dits moulins n'en sont tenus, s'ils ne sont en coulpe. S'il ne se fût pas trouvé en présence d'un texte aussi formel, d'Argentré eût-il donné la même décision? Il est permis d'en douter, et c'est à tort, suivant nous, que son autorité a été invoquée en semblable matière; il a

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Pour

fait œuvre de commentateur, non de jurisconsulte. rattacher la jurisprudence moderne à la doctrine ancienne, M. Daviel cite l'arrêt de cassation de la Chambre criminelle du 25 août 1808 (Dev., C. N., 2-1-572). qui déclare inapplicable l'art. 457 C. pén., toutes les fois qu'une inondation se produit au moment où les eaux motrices se trouvent au-dessous du niveau légal du déversoir. Le savant auteur confond ici bien évidemment les conditions de la responsabilité pénale avec celles de la responsabilité civile, la partie lésée n'appuie plus son action à finis civiles sur l'art. 457 C. pén, mais sur l'art. 1382, ce qui fait nettement voir que l'arrêt de 1808 est absolument en dehors de l'espèce. Pour notre part, nous croyons volontiers avec M. Batbie (T. V, no 369) que, quand même l'usinier aurait, dans la construction de l'établissement nouveau, pris toutes les précautions voulues; quand même il se serait strictement conformé aux prescriptions administratives; quand même enfin, il ne se serait rendu coupable d'aucun fait d'imprudence ou d'inobservation des réglements, il n'en serait pas moins responsable vis-à-vis des tiers de tous les accidents ultérieurs cette responsabilité résulte du seul fait de l'existence de l'usine. Il devait, avant de solliciter l'autorisation administrative, s'assurer que son établissement, tel qu'il le projetait, ne pourrait avoir aucune influence sur le régime des établissements antérieurs ; à ce point de vue, il a manqué de prévoyance, et s'est lui-même placé sous le coup de l'art. 1382. Admettra-t-on que l'autorisation d'employer les eaux de la rivière au roulement d'une usine grève les propriétés voisines d'une véritable servitude légale ? Il est évident que M. Daviel a mal rendu sa pensée et que sa plume l'a trahi; cette affirmation, à la prendre à la lettre, serait une hérésie juridique. Loin de pouvoir grever les propriétés riveraines d'une servitude légale, l'administration ne peut accorder de concession de

prises d'eau qu'en réservant les droits des tiers, et cette réserve est toujours sous-entendue, alors même qu'elle ne résulterait pas du contexte de l'acte de concession. Dira-ton enfin, pour donner à l'argument une forme plus convenable et plus spécieuse, que l'autorité administrative, ayant la faculté de disposer des eaux et de les concéder à l'industrie privée, l'usinier n'a fait qu'user d'un droit que l'autorisation administrative rendait incontestable et qu'il est protégé par l'adage : « Neminem lædit qui jure suo utitur. » M. Batbie répond fort bien en montrant que le droit dont excipe l'usinier n'est point un droit absolu, qu'il n'existe que sous certaines réserves, qu'il ne peut s'exercer qu'à condition de ne pas nuire à autrui; le préjudice causé par l'usinier doit en définitive rester à sa charge, tout comme un dommage causé par un animal reste à la charge de son propriétaire, encore bien que ce dernier peut dire, lui aussi, qu'en le possédant, il ne faisait qu'user d'un droit incontestable.

314. Ce n'est que bien rarement que ces questions d'indemnités à accorder aux particuliers lésés par l'établissement d'une usine se présenteront dans des termes aussi simples; en effet, il est tout naturel que les demandeurs au procès concluent à ce qu'en conséquence du jugement, qui leur a alloué des dommages-intérêts, le propriétaire du nouvel établissement soit tenu de supprimer les travaux par lui faits et de remettre les choses dans leur ancien état. Cette suppression peut-elle être ordonnée par les Tribunaux civils toutes les fois qu'il s'agit d'établissements régulièrement autorisés ? Rien ne paraît plus difficile que de déterminer ici les limites exactes de la compétence judiciaire et de la compétence administrative, et plus d'une fois, devant le Conseil d'Etat, les organes du ministère public ont dû signaler la déplorable facilité et le peu de discernement avec lequel des arrêtés de conflit étaient pris en semblable

matière; en 1869 notamment, M. Godard de Belbœuf était obligé de rappeler que le pouvoir d'élever le conflit d'attributions n'était pas une arme placée entre les mains de l'administration pour lui permettre d'usurper à son tour sur les fonctions de l'autorité judiciaire, encore moins pour lui donner les moyens de soustraire les citoyens à leurs juges naturels. Les préfets sont trop facilement portés à voir une usurpation de pouvoir dans les jugements et arrêts par lesquels les tribunaux judiciaires modifient les arrêtés ou les décrets intervenus dans un intérêt privé pour autoriser une usine; il leur semble qu'il y a là un blâme indirect des actes d'administration et qu'il faut à tout prix éviter que ce blâme puisse être prononcé par d'autres que par des juges de l'ordre administratif. » C'est contre cette tendance que le Conseil d'Etat n'a cessé de protester, bien qu'à certaines époques, le ministre des Travaux publics ait essayé de le faire revenir sur sa jurisprudence antérieure, il a persisté à reconnaître dans certaines limites le droit pour les tribunaux civils de mettre à néant les actes de concession émanés de l'autorité administrative, et, chose singulière, à une époque où la Cour de cassation hésitait encore, il s'est constitué le défenseur des prérogatives de l'autorité judiciaire.

315. Ce n'est qu'en 1841 que notre question fut pour la première fois l'objet d'un examen approfondi. M. le conseiller Duplan se faisait alors l'écho des opinions alors généralement reçues dans la doctrine qui n'admettait point qu'un ouvrage autorisé par l'administration pût être supprimé par jugement du Tribunal civil. « Ne s'agit-il que de dommages intérêts occasionnés par des travaux que l'administration a autorisés? le pouvoir judiciaire est compétent. Mais s'agit-il de la modification des travaux? Comme ce serait toucher à un acte administratif, l'administration seule est compétente. » — La difficulté se présenta une seconde fois

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en 1844 un arrêt de la Cour de Nîmes, du 20 juin 1843, avait condamné un sieur Gaudin Gilbert à abaisser le nivean du déversoir de son usine. Pourvoi en Cassation. Devant la Chambre des requêtes, M. Mesnard, conseiller rappor teur, examina minutieusement tous les moyens invoqués contre l'arrêt attaqué. Il commençait par signaler la difficulté de sa tâche et se plaignait de la confusion que présentait la diversité apparente des arrêts. « Dans une pareille position, disait-il, il convient d'apporter une grande attention à l'examen de chacune des espèces qui sont à juger; des nuances peu faciles à saisir au premier aperçu deviennent quelquefois des raisons de décider." Le système que formulait ensuite le savant magistrat ne laissait que bien peu de place à l'intervention des Tribunaux civils: d'après lui, la suppression de tout ou partie d'une usine ne pouvait être ordonnée par eux que dans deux cas : 1o s'il s'agissait d'une usine non autorisée; 2° s'il s'agissait d'une usine autorisée originairement, mais à laquelle auraient été annexés depuis des travaux non autorisés. C'était, en réalité, proclamer la compétence absolue de l'autorité administrative qui, seule, pouvait statuer sur la demande d'un particulier tendant à la suppression ou à la modification d'une usine autorisée; et l'on arrivait à ce résultat que les Tribunaux civils étant seuls compétents pour statuer sur la demande d'indemnité, les Tribunaux administratifs étant seuls compétents pour statuer sur la demande de suppression ou de modification, la partie lésée se trouvait obligée d'intenter une double action et de suivre deux procédures devant deux juridictions différentes. M. Mesnard ne laissait subsister aucun doute sur sa véritable opinion et en acceptait toutes les conséquences: « Une distinction se présente tout naturellement ou les travaux dommageables ont été autorisés par l'administration, ou ils ont été entrepris sans son autorisation. Au premier cas, nul doute n'est

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