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d'un meuble dans les termes de la loi du 3 mai 1841. » M. le ministre des Travaux publics insistait encore en 1863 sur ce dernier argument: « La distinction entre la propriété réelle du lit des rivières navigables et les droits concédés est nettement établie. La propriété immobilière appartient au domaine public et tous les établissements formés sur ce domaine ne constituent qu'un droit d'usage, c'est-à-dire une concession, surtout lorsque, comme dans le cas actuel, ils ne reposent pas sur des parties susceptibles d'être détachées du lit et par suite du domaine public, tels que des rives ou de îlots naturels ou artificiels. » Nous ne pouvons, pour notre part, nous rallier à cette doctrine; nous croyons que le Tribunal des conflits et le Conseil d'Etat ne se sont point suffisamment rendu compte de la situation faite à l'usinier par la diminution ou la suppression de sa prise d'eau. Peut-on dire que cet usinier n'éprouve qu'un dommage permanent? Evidemment non. Ce qui caractérise le dommage permanent, c'est l'absence de toute main mise de l'administration sur la propriété privée : c'est au contraire cette main mise qui est le signe caractéristique de l'expropriation. Il y aura dommage permanent par exemple, lorsqu'il faudra modifier la disposition intérieure de l'usine, lorsque la manutention des eaux exigera un personnel plus considérable, lorsque la pente du canal aura été modifiée, lorsque le fonctionnement des vannes sera gêné, etc... Ici, pas de main mise de la part de l'administration sur la chose même donc, compétence du Conseil de préfecture. Mais peut-on nier qu'il y ait main mise de la part de l'administration, lorsqu'elle s'empare, soit directement, soit indirectement, de tout ou partie de la force qui faisait mouvoir l'usine, et partant, qu'il y ait eu expropriation? On répond bien que le droit de l'usinier ne saurait constituer un droit de propriété, parce que la pente des rivières est hors du commerce. Rien de plus juste, si l'on se place sous l'empire

du droit commun; mais, est-ce que, dans notre matière, nous ne nous trouvons pas précisément en dehors de ce droit commun? Est-ce que l'axiôme posé en 1863 par M. le Ministre des Travaux publics ne cesse pas d'être applicable, au cas où l'usine a titre légal? En résumé, nous maintenons ce que nous avons répété si souvent, à savoir que la force motrice d'une usine ayant titre légal constitue une véritable propriété, et que le propriétaire de cette usine doit, toutes les fois que l'administration porte atteinte à sa jouissance, être protégé par les dispositions de la loi du 3 mai 1841.

375. 2o Non-seulement l'administration supprime tout ou partie de la prise d'eau, mais encore, elle s'empare de tout ou partie des bâtiments de l'usine. Dans la doctrine que nous avons soutenue au précédent paragraphe, aucune hésitation n'est possible, quant à la solution à donner dans cette hypothèse la suppression de la prise d'eau constituant une expropriation tout aussi bien que l'occupation définitive des bâtiments, le jury sera appelé à fixer la totalité de l'indemnité due à l'usinier: il n'y aura qu'une seule procédure à suivre pour arriver à un règlement définitif. Mais, si l'on s'attache à la jurisprudence du Conseil d'Etat, on se trouve à la fois en présence d'un dommage permanent et d'une expropriation; or, l'indemnité à raison d'un dommage permanent ne peut être fixée que par le Conseil de préfecture, l'indemnité à raison d'une expropriation que par le jury. L'usinier devra-t-il donc agir par deux procédures distinctes, l'une devant le Conseil de préfecture, l'autre devant le jury? L'affirmative avait été admise par un arrêt du 29 mars 1851 (Lebon, 51-233). Cette décision donna lieu presque immédiatement aux plus vives critiques : l'arrêtiste notamment la signalait comme étant en opposition formelle avec l'esprit de la loi de 1841 qui avait voulu éviter à tout prix ces partages de compétence. Il faisait observer qu'en fait,

rien ne saurait empêcher le jury, lorsqu'il statuait sur l'indemnité due pour la dépossession de l'immeuble, de prendre aussi en considération la suppression de la force motrice: il craignait enfin que le système admis par le Conseil ne fût plein de difficultés dans l'application, onéreux pour les parties qui auraient à plaider devant deux juridictions et illusoire en définitive, quant au but que l'on se proposait d'atteindre. Quelques années plus tard, M. de Forcade de la Roquette, alors commissaire du gouvernement, chercha à faire revenir le Conseil d'Etat sur ce précédent. Dans ses conclusions, il exposait les trois théories qui pouvaient être soutenues dans la doctrine: 1° Compétence administrative, tant pour la fixation de l'indemnité due pour les bâtiments détruits que pour la force motrice supprimée; 2° Compétence du jury d'expropriation sur ces deux points, l'appréciation de l'indemnité due pour la suppression de la force motrice n'étant considérée que comme une question accessoire à l'expropriation; 3° Compétence du Conseil de préfecture pour l'indemnité due à raison de la suppression de la force motrice; compétence du jury à raison de l'indemnité due pour la dépossession des bâtiments. Il se ralliait sans hésiter à la deuxième de ces théories: « Il n'est pas douteux, disait-il, que le jury doit être saisi au moins d'une partie de la question d'indemnité. Il y a expropriation d'un bâtiment, du bâtiment même de l'usine, de tout l'établissement immobilier qui constitue l'usine. Or, en règle générale, lorsque le jury est saisi, il ne prononce pas seulement sur l'indemnité principale causée par l'expropriation, il prononce aussi sur les indemnités accessoires qui peuvent être dues pour dommage temporaire ou permanent causé aux parties d'immeubles non expropriées. Il prononce sur les indemnités dues aux locataires ou fermiers qui n'ont ancuns droits immobiliers. Pourquoi le jury qui fixe l'indemnité due pour l'expropriation du bâtiment de l'usine ne

prononcerait-il pas en même temps sur l'indemnité due pour le dommage causé par la suppression de la force motrice? Saisi de la question principale d'expropriation, le jury attire tout à lui. On pouvait craindre une objection : l'autorité administrative n'est-elle pas mieux placée que le jury pour apprécier l'indemnité due à raison d'une suppression de force motrice: c'est elle qui a concédé originairement cette force motrice. C'est donc elle qui doit apprécier le dommage causé par le retrait de la concession émanée d'elle. « Cette objection, répondait M. de Forcade, est beaucoup plus spécieuse que fondée. Pendant plusieurs années, la jurisprudence du Conseil d'Etat renvoyait au jury la connaissance des indemnités pour suppression de force motrice. Nous n'avons pas entendu dire que le jury manquât de lumières pour apprécier ces questions d'indemnité : elles se résolvent en général par la fixation du revenu et sa capitalisation. La question d'indemnité nous paraît dans l'espèce indivisible de sa nature: comment soumettre à deux juridictions différentes une question d'indemnité dont les éléments sont étroitement liés ensemble? Tous ces éléments contribuent à fermer le revenu net qui est la vraie base d'indemnité. Une usine est un tout lorsqu'elle est supprimée en totalité, il y a une indemnité à payer pour le tout. Mais diviser les éléments de l'indemnité et les soumettre à deux juridictions, c'est se placer dans une situation qui est en contradiction avec la nature des choses; c'est, après avoir abattu la maison, charger un Tribunal d'apprécier l'indemnité due pour la charpente et un autre l'indemnité due pour la maçonnerie. Malgré la gravité de ces raisons, le Conseil d'Etat n'en persista pas moins dans sa première opinion: trois arrêts rendus le 27 août 1857 (Lebon, 57-696 à 700) refusèrent d'adhérer aux conclusions de M. de Forcade. Aucun débat ne paraît s'être élevé depuis sur ce point devant les juges administratifs; l'arrêt du 9 avril 1863 (Lebon,

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63-300), où quelques personnes ont cru voir l'indice d'un revirement dans leur jurisprudence, n'a nullement trait à notre question: il se borne à dire (ce qui n'a jamais été contesté, du moins à notre connaissance), que le jury est seul compétent pour fixer l'indemnité due à l'usinier dépossédé de ses bâtiments: rien, d'ailleurs, n'indique que dans l'espèce, l'usinier dépossédé de ses bâtiments, eût été, en même temps, privé de tout ou partie de la force motrice de son usine. Quoiqu'il en soit de la portée de cette dernière décision, nous pouvons opposer aux arrêts du Conseil, l'arrêt de rejet de la Chambre civile du 2 août 1865 (Dev., 65-1458). Attendu que par l'effet de l'aliénation consentie en 1822, dans les formes prescrites par la loi du 22 novembre 1790, la force motrice et les terrains dont l'abandon a été fait par l'Etat aux concessionnaires sont devenus une propriété privée, laquelle dès-lors n'a pu être atteinte par l'expropriation et rentrer à ce titre dans le domaine public qu'à la charge d'une juste et préalable indemnité; que, d'ailleurs, dans les termes de la concession, la force motrice et les terrains destinés à l'établissement d'usines ont formé un tout indivisible, en sorte que les usines étant expropriées, le règlement de l'indemnité afférente à la force motrice appartenait au jury, comme dépendance et accessoire de l'opération qui lui était confiée dans son ensemble... Nous ne pouvons qu'approuver cette doctrine et nous espérons que le Conseil d'Etat finira par s'y rallier; en pratique, elle permet seule d'éviter des lenteurs indéfinies; elle a, en tout cas, l'avantage de ne pas nous présenter ce singulier spectacle d'un plaideur obligé, à raison d'un fait unique, d'aller frapper à la porte de deux juridictions.

376. Certaines difficultés se sont produites à l'occasion d'usines qui avaient été l'objet d'un bail : par qui doit être fixée l'indemnité due aux locataires à raison de la suppression de ces usines? Le ministère des Travaux publics a

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