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bien constant alors que le Code de 1791 ne donnait à l'administration qu'un seul droit, celui de contraindre les riverains à supprimer les prises d'eau nuisibles à la navigation, mais qu'elle ne l'autorisait pas à prendre une mesure préventive en imposant aux riverains telles ou telles conditions, et surtout en exigeant d'eux le paiement d'une indemnité. Nous n'en voulons d'autre preuve que les paroles prononcées par le tribun Albisson, le 7 pluviôse an XII, dans le rapport qu'il présentait au Tribunat sur le titre des ervitudes. Une eau courante peut être employée à son passage à l'irrigation des propriétés qu'elle borde. Il n'y a d'exception à cette règle qu'à l'égard des eaux que la loi, sur la distinction des biens, déclare être une dépendance du domaine public; en quoi, le projet, conforme sur ce point aux dispositions des anciennes ordonnances, déroge à la loi rurale du 6 octobre 1791, qui permettait aux propriétaires riverains des fleuves et rivières navigables et flottables, d'y faire des prises d'eau, pourvu seulement que le cours n'en fût détourné ni embarrassé d'une manière nuisible au bien général ou à la navigation établie. (Locré, T. VIII, p. 386).

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237. L'état de choses inauguré en 1791 ne dura que sept années; l'arrêté du Directoire du 19 ventôse an VI ramena le droit des riverains à ce qu'il était avant la Révolution. Article 10: « Les administrations centrales veilleront pareillement à ce que nul ne détourne le cours des eaux des rivières et canaux navigables ou flottables et n'y fasse des prises d'eau ou saignées pour l'irrigation des terres qu'après y avoir été autorisé par l'administration centrale et sans pouvoir excéder le niveau qui y aura été déterminé. " Enfin, il résulte a contrario de l'article 644 C. Civ., que celui dont la propriété borde une eau courante déclarée dépendance du domaine public n'a le droit de s'en servir pour l'irrigation de ses héritages qu'autant

qu'il jouit d'une concession administrative. M. Nadault de Buffon (T. I, p. 416) justifie cette solution du Code de la manière la plus péremptoire; il fait observer que c'est surtout dans notre hypothèse qu'il eût été impossible de donner aux particuliers le droit de dériver ad libitum les eaux navigables. Les usines, ainsi qu'il l'établit, se servent de l'eau courante sans en diminuer le volume, de sorte que, quand il existe suffisamment de pente, la même masse d'eau peut, dans un trajet restreint, se transmettre comme force productive et sans déperdition de valeur. Au contraire, ajoute-t-il, cet immense avantage ne se retrouve plus dans l'usage de l'eau que réclame l'agriculture. L'irrigation ne peut avoir lieu sans occasionner une consommation ou une déperdition plus ou moins notable; en été, et dans les pays chauds, cette absorption aidée par une évaporation continuelle est portée à un point incroyable. Si donc la surveillance administrative n'était pas là pour restreindre cet usage, dans les justes limites qu'il appartient de fixer, il n'y aurait que des abus. Dans tout état de choses, l'irrigation use ou prélève toujours sur la masse commune une quantité d'eau qui ne peut être rendue à son cours ordinaire, tandis que les usines profitent de cette eau sans la consommer définitivement et en rendent à la rivière sinon la presque totalité, au moins la majeure partie.

238. Le principe que nous venons d'exposer régit tous les cours d'eau navigables. Peu importerait en fait que la navigation n'eût été établie qu'artificiellement sur ces cours d'eau; les riverains privés par les travaux accomplis du droit d'ouvrir librement une prise d'eau pourront seulement réclamer une indemnité à raison du préjudice qui leur est causé et de la nécessité où ils se trouvent de se munir désormais d'une autorisation administrative. La prohibition de détourner l'eau dans l'intérêt des irrigations s'appliquera

même aux bras non navigables des cours d'eau navigables. Ce point a été reconnu par l'arrêt du Conseil du 21 juin 1826 (Macarel, 26-304), aux termes duquel il y a lieu de faire dans l'espèce application aux contrevenants des pénalités prononcées par l'Ordonnance de 1669 et par l'arrêt de 1777. Toutefois une distinction a été proposée : on a soutenu qu'il n'y avait contravention de grande voirie qu'au cas où l'établissement de la prise d'eau dans le bras non navigable pourrait avoir une influence sur la hauteur du niveau de l'eau dans le bras principal, et qu'au cas contraire, si la prise d'eau n'avait pas pour résultat d'entraver indirectement la navigation, le propriétaire riverain ne saurait être traduit devant le Conseil de Préfecture. Il résulte notamment d'un arrêt de rejet de la Chambre criminelle du 18 mars 1825 (Dev. C. N. 8-1-81) que le riverain qui a établi une prise d'eau illicite, ne préjudiciant en rien à la navigation, ne pourrait être poursuivi que pour infraction aux arrêtés administratifs, ayant pour but de réglementer la distribution des eaux dans le bras non navigable. La Cour de Cassation paraît donc admettre que la prise d'eau est en elle-même absolument légale toutes les fois qu'elle n'a pas été ouverte en violation d'arrêtés préfectoraux réglementant la distribution des eaux entre riverains: après avoir statué sur l'hypothèse où la contravention intéresse le régime même de la rivière, l'arrêt ajoute dans un second considérant : « Mais attendu qu'il en est autrement lorsqu'une contravention à un réglement concernant les eaux, commise sur un semblable canal non navigable ni flottable, n'est relative qu'à l'usage ou à l'abus qui a été fait des eaux de ce canal au détriment des intérêts privés des propriétaires riverains ou des usagers sans que la hauteur des eaux de la rivière d'où ce canal est dérivé et où il se décharge, puisse en éprouver d'altération; qu'alors, cette contravention n'est plus qu'une contravention de petite

voirie de la compétence des tribunaux de simple police..... Cette doctrine est des plus contestables en présence de l'article 644, C. civ. Dès qu'il est constant qu'un bras non navigable fait partie du domaine public comme dépendant d'une rivière navigable, la loi doit être appliquée dans toute sa rigueur : le riverain doit toujours demander une autorisation pour établir une prise d'eau dans l'intérêt des irrigations, quand bien même cette prise d'eau ne compromettrait en rien les intérêts de la navigation. L'article 644 a, suivant nous, voulu prévenir les abus qui ne manqueraient point de se produire si le droit de détourner les eaux était reconnu en principe au profit des riverains; il y aurait inconvénient grave à laisser l'administration désarmée en présence d'entreprises dont la fréquence entraînerait les résultats les plus déplorables; il vaut mieux lui permettre de prendre d'avance toutes précautions que de l'empêcher d'agir, tant qu'un fait de contravention ne lui sera pas déféré. En ce qui touche les courants qui se séparent de la rive pour ne plus s'y réunir, et les noues, boires et fossés qui tirent leurs eaux d'une rivière navigable, nous renverrons le lecteur au numéro 6 de cet ouvrage; nous y avons exposé en détail dans quel cas ces cours d'eau sont assimilés aux rivières navigables et dans quels cas, par conséquent, le droit d'irrigation n'appartient aux riverains que sous autorisation administrative.

239. Il est reçu aujourd'hui sans conteste que l'article 644, C. Civ., ne s'applique pas aux cours d'eau artificiels, c'est-à-dire entièrement creusés de main d'homme; une jurisprudence que nous nous contentons pour le moment d'énoncer, ne laisse aucun doute à ce sujet. Il en résulte que les riverains des canaux de navigation ne peuvent en détourner les eaux sous prétexte d'irrigation; nous verrons même qu'aux termes d'un avis du Conseil d'État du 6 octobre 1859, les prises d'eau ne peuvent

être autorisées sur les canaux que moyennant des formalités spéciales: il a fallu empêcher que sous prétexte de favoriser l'agriculture, on arrivât en fait à rendre leur alimentation plus difficile encore. - La situation des cours d'eau flottables en trains a été tranchée par l'arrêté de l'an VI; ils sont absolument assimilés aux cours d'eau navigables. Quant aux cours d'eau simplement flottables à bûches perdues, des difficultés peuvent se présenter. A raison de l'intérêt général qui s'attache au flottage à bûches perdues, il serait logique de les faire rentrer dans la même catégorie que les cours d'eau flottables en trains; mais, en l'absence de tout texte sur la matière, on ne saurait accueillir une pareille dérogation aux principes généraux. Ces cours d'eau ne font pas partie du domaine public; or, suivant l'article 644, C. civ., « celui dont la propriété borde une eau courante autre que celle qui est déclarée dépendance du domaine public par l'article 538 au titre de la distinction des biens peut s'en servir à son passage pour l'irrigation de ses propriétés..... » Nous reconnaissons bien qu'il y a là une lacune dans la législation du flottage; mais quel que soit le dommage qui puisse en résulter, nous sommes forcés d'admettre que les prises d'eau peuvent avoir lieu sans autorisation. Il n'y a à cet état de choses qu'un correctif possible; au cas où il y aurait abus évident dans la jouissance des eaux et où l'on pourrait craindre que le service du flottage ne fût entravé, il appartiendrait à l'administration en vertu de son pouvoir général de surveillance de réglementer ces cours d'eau et de limiter ainsi la jouissance des riverains; les arrêtés qui interviendront n'auront, il est vrai, pour sanction que les dispositions insuffisantes de l'article 475, § 15, C. pén.; mais, d'autre part, le tribunal de simple police devra ordonner la destruction des ouvrages entrepris par les riverains, ce qui constituera une pénalité accessoire suffisamment exem

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