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et de la continuité de la famille, celle de l'obligation et de la sainteté du mariage, celles de l'autorité du père, de la propriété et de la patrie. Mais elle eût enfermé l'homme dans un cercle très étroit, si la religion de la nature, le culte rendu aux forces naturelles divinisées, la croyance à des dieux protecteurs de tous les hommes, et non plus seulement d'un groupe restreint, ne fût venue élargir l'âme humaine, et n'y eût fait naître un vague sentiment de la fraternité universelle. « Un étranger, un suppliant est pour toi un frère,» lisons-nous dans Homère (Od., VIII, 546). Les malheureux sont envoyés par Zeus; souvent même, ce sont des dieux déguisés.

Cette religion a éveillé la conscience morale qui, ensuite, s'est retournée contre elle. Les sages se sont scandalisés des fables mythologiques. « Homère et Hésiode, dit Xénophane, ont attribué aux dieux tout ce qui, parmi les hommes, est tenu pour vil et honteux. » Une autre puissance bat en brèche la religion dès le Ive siècle : c'est la science, qui entreprend d'expliquer les phénomènes de la nature par des causes mécaniques et aveugles. Le soleil et les étoiles qui, pour la religion, étaient des dieux, ne sont pour Anaxagore (500-428), que des pierres enflammées. Les diverses écoles philosophiques, Ioniens, Pythagoriciens, Eléates, Atomistes, sont d'ailleurs loin de s'accorder entre elles, et leurs disputes engendrent le scepticisme dans beaucoup d'esprits. C'est alors que les sophistes déclarent que nul ne peut atteindre à la certitude; qu'on ne peut rien savoir des dieux ni de l'origine du monde, que l'homme est la mesure de la vérité, et qu'en tout ordre de connaissances il n'y a que des opinions. Et de là, ils concluent qu'il n'y a qu'une loi naturelle: la recherche du plaisir.

I

Tel était l'état de la conscience humaine dans le monde grec lorsque parut Socrate. Socrate est véritablement le fondateur de la morale. Il conçut le premier cette idée, que la morale avait un fondement distinct de la tradition religieuse, et que, néanmoins, elle ne se confondait pas avec la coutume ou avec l'instinct. I! estima que l'on pouvait trouver, dans l'observation attentive et méthodique de la nature humaine, les éléments d'une doctrine, à

laquelle ni l'élévation, ni l'autorité ne feraient défaut. Toute la question était de bien discerner la vraie nature de l'homme. La morale de Socrate est le premier essai de morale laïque et rationnelle.

L'esprit de la morale socratique est tout entier dans la maxime : « Connais-toi toi-même, » entendue de la façon profonde et originale qui fut propre à Socrate. Connais-toi toi-même, c'est-àdire: cherche à démêler, par la réflexion, ce qu'il y a en toi d'essentiel, de général et de permanent, ce qui est caractéristique de l'homme et commun à tous les hommes; et agis conformément à ce véritable toi-même.

Voyons donc comment les Grecs entendaient la véritable nature humaine. A leurs yeux, l'œuvre propre de l'homme, l'œuvre où il se révèle excellemment, c'est la constitution de la cité ou communauté politique. Aujourd'hui, certains théoriciens considèrent la société politique comme une institution purement naturelle, où la raison réfléchie de l'homme n'a, en réalité, aucune part. Les Grecs ne pensaient pas ainsi : ils voyaient dans la cité une institution fondée sans doute sur la nature, mais réalisée par l'intelligence, par la réflexion, par l'industrie humaines. La cité était une œuvre d'art, l'oeuvre d'art par excellence. Et qu'est-ce que la cité? quel en est le principe? La cité est essentiellement une harmonie: c'est l'ordre intelligent substitué au désordre naturel; c'est l'équilibre établi entre les diverses classes d'hommes qui représentent les aptitudes et les besoins divers de la nature humaine. L'idée morale qui y apparait, c'est l'idée de la mesure, de l'ordre, de l'harmonie. C'est donc la faculté de concevoir et réaliser l'harmonie que le Grec découvre en son âme lorsqu'il se replie sur lui-même.

Aussi cette idée est-elle le fondement de la morale hellénique. Cultiver en soi l'intelligence, qui est la puissance d'apercevoir les rapports et l'harmonie des choses, et faire de la vie humaine une œuvre d'art en la réglant suivant les lois de l'intelligence: voilà le fonds commun des différents systèmes de morale qui ont fleuri en Grèce. Analysons les principaux de ces systèmes, surtout celui d'Aristote, de tous le plus purement hellénique ; et nous verrons quel est, au juste, le sens et la portée de cette idée directrice.

1o La vie individuelle. - L'individu doit faire régner l'ordre et la mesure dans ses actions. L'idéal, c'est de se tenir toujours dans un juste milieu. Pour cela, il faut rester maître de soi. La vertu par excellence, ce sera donc l'empire sur soi-même. Cette doctrine est poussée très loin. Le sage antique est disposé à regarder comme légitime tout exercice des facultés humaines dans lequel il demeure maître de soi. Il n'a pas les délicatesses et les scrupules de la conscience moderne. Parfois nous le voyons simuler l'ascétisme et se soumettre à de dures épreuves physiques ou morales; mais le vrai Grec, en cela, n'a d'autre dessein que de fortifier sa volonté. Lorsque Socrate reste toute une nuit les pieds dans la neige, il essaie sa force d'âme. Quand il supporte les colères de Xantippe, ce n'est ni par indulgence ni par résignation: sa femme lui sert à s'éprouver lui-même.

2° La famille. La famille est, selon les Grecs, une institution naturelle, mais il appartient à l'homme de lui conférer toute la beauté et la perfection qu'elle comporte. Et c'est en y introduisant l'ordre, l'harmonie, l'empire de la raison, qu'il y parvient. Pourquoi l'autorité appartient-elle au père? Parce que c'est le père qui est la raison la plus développée. C'est donc à gouverner selon la raison que le père doit employer son autorité. Quels seront les rapports de l'homme et de la femme? Chacun d'eux devra travailler au bien de la communauté, selon ses aptitudes naturelles. Il y a diversité complémentaire de fonctions plutôt que subordination entre le mari et la femme. Et si l'enfant doit obéir, ce n'est pas parce qu'il est le plus faible, c'est parce qu'en lui la raison est encore enveloppée : il obéit à une autorité raisonnable pour devenir raisonnable à son tour. C'est une chose digne de remarque, que la morale des sages de la Grèce ne tienne aucun compte de la force, et que ce soit le degré de raison qui règle seul la subordination des êtres.

3° La vie politique. Voici, suivant les Grecs, le propre de la vie humaine. L'homme, dit Aristote, est un animal politique:

expression qui a un sens très précis et tout à fait grec. Il faut entendre par là que l'homme est créé pour la cité hellénique, conçue par opposition aux empires des Barbares où règne le despotisme, c'est-à-dire pour la cité où les hommes libres vivent suivant la raison. L'État est fait pour réaliser la justice; et le seul souverain dans l'État, c'est la raison manifestée par les lois. Cependant les lois ne suffisent pas à l'exacte réalisation de la justice dans une société humaine. Elles n'énoncent, en effet, que des classes d'actions, des généralités abstraites, dont s'écartent toujours plus ou moins les cas particuliers et réels. C'est pourquoi il faut, au-dessous des lois, des magistrats, qui appliquent la loi avec tact et discernement, en tenant compte de l'infinie variété des conditions qui peuvent se présenter. Le magistrat, c'est la loi faite homme, la loi se pliant aux formes changeantes de la vie.

L'idée de la justice domine toutes les conceptions politiques des Grecs. Voici comment Aristote parle de la démocratie, pour laquelle il a peu de goût, mais où il voit cependant une forme légitime de gouvernement. Le grand nombre y fait les lois, dit-il, non parce qu'il a l'avantage de la force, mais parce qu'il a celui de la raison. Lorsque cent hommes sont réunis et délibèrent, leurs intelligences ne s'additionnent pas purement et simplement; mais chacun d'eux vaut mieux et voit plus clair que s'il était seul. L'individualité mesquine et capricieuse s'efface; et l'homme universel se fait jour. Il se forme une unité qui n'est pas un total, mais bien l'idéal de raison et de justice vers lequel aspiraient confusément les individus.

La justice telle est, pour les Grecs, la vertu sociale par excelence. Il semble, à vrai dire, que l'on trouve chez Platon des maximes qui dépassent l'idée de justice et s'inspirent du sentiment de la charité. « Il ne faut faire de mal à personne, pas même au méchant, » lisons-nous dans la République, 1. I, ch. Ix. N'est-ce pas là déjà la charité chrétienne? - Nullement; et il suffit de lire le contexte pour s'en convaincre. Suppose que tu aies un cheval fourbu, ajoute Platon, iras-tu le rouer de coups? Loin de l'améliorer, tu achèverais de le gâter. Il en est de même du méchant. C'est un ignorant et un malade. Si on lui rend méchanceté pour méchanceté, on aggrave son mal; il faut faire ce

qui est de nature à le guérir, c'est-à-dire le soumettre à la justice et l'instruire. Voilà ce qui est raisonnable et juste.

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4o Cité des amis. Le sage aspire à une réalisation de la justice plus parfaite encore que la justice politique. La loi et le magistrat s'adressent à des êtres en qui la passion fait obstacle à la raison en leur obéissant, les citoyens agissent par contrainte plus encore que par persuasion. Supposez qu'il existe une société d'hommes voués spécialement au culte de la raison et possédant dans sa plénitude la liberté qu'elle confère: ces hommes seront plus que concitoyens, ils seront amis. La commune sagesse qui sera le principe et le lien de leur amitié en assurera la stabilité et la perfection sans qu'il soit besoin de recourir à aucun moyen extérieur. L'amitié n'est ainsi pour les Grecs que la forme supérieure de la justice. On aime son ami pour ses mérites et en proportion de ses mérites. Rien n'est laissé à l'impulsion pure et simple, à la sympathie irréfléchie. L'intelligence est le principe de l'excellence, ici comme partout. Le Grec est l'homme de la raison.

5o La science. Nous ne sommes pas encore au terme du progrès de la raison dans l'homme. A vrai dire, nous sommes restés jusqu'à présent dans le vestibule du temple de la sagesse : nous n'avons pas pénétré dans le temple même. Nous avons vu la raison aux prises avec la nature et cherchant à la soumettre, nous avons vu l'homme faire effort pour réaliser la justice. Mais il ne nous a pas été donné de contempler la justice et l'harmonie elle-mêmes, dans leur réalisation absolue et éternelle. C'est ici qu'apparaît le trait le plus significatif de la morale antique. Audessus de la vie pratique, au-dessus de l'action, par laquelle l'homme tend à réaliser l'harmonie dans la vie individuelle, dans la vie de famille, dans la vie politique, dans les relations de l'amitié, les sages Grecs placent la contemplation. C'est que l'ordre parfait, dont les habitants de la terre, mélanges de pensée et d'une matière pesante, ne peuvent jamais que s'approcher, se trouve, d'autre part, pleinement réalisé dans l'économie du monde céleste. Les astres, faits d'une matière subtile, étaient des dieux pour les Grecs ils étaient l'harmonie elle-même, visible et saisissable. Comment se contenter d'une harmonie nécessairement imparfaite, en face de l'harmonie divine! La perfection, pour l'homme, n'étaitelle pas de tout subordonner à la contemplation de l'objet où la

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