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mes cachés au Champ-de-Mars sous l'autel de la patrie, et qui ont péri le matin. Ce jeune homme, plein d'intelligence et de courage, n'a pas également le talent de la parole. Je vais à sa place vous faire le récit des faits auxquels il a eu part, et dont il m'a instruit sur-le-champ hier, étant son voisin.

› Ce jeune homme, très-intelligent, comme je viens de vous le dire, obtient de son père la permission d'aller de grand matin au Champ-de-Mars pour copier les inscriptions qui l'ont frappé autour de l'autel de la patrie. Arrivé sur l'autel, il s'occupe de son objet; un instant après, il entend sous ses pieds un bruit semblable à celui d'ouvriers; il prête l'oreille avec plus d'attention, et il entend distinctement celui que fait une vrille dont il ne tarde pas à découvrir la mèche à l'endroit où il avait entendu le bruit. A cette vue, le jeune hommé va au corps-de-garde du Gros-Caillou, instruire de ce qu'il vient d'entendre. Ce corpsde-garde, composé de huit hommes, ne se trouve pas assez fort pour se dégarnir, et envoie l'enfant à l'hôtel-de-ville, à la réserve. Sans perdre de temps, il y court, fait sa déclaration, et revient au Champ-de-Mars avec cent hommes et des outils pour lever les planches. Arrivé à l'autel de la patrie avec cette escorte, il travaille lui-même à faire l'ouverture nécessaire pour s'introduire dans la cavité où il avait entendu le bruit; il y descend seul avec courage, et y trouve deux hommes dormant ou faisant semblant de dormir, dont l'un ayant une jambe de bois. Il les éveille, et on se saisit d'eux pour les mener à la section. Ces hommes étaient munis de vivres pour plus de vingt-quatre heures. On dit que l'on a trouvé dans cette cavité un baril de poudre; mais le jeune homme ne l'a pas vu. › (Desmoulins seul a suivi la version de Santerre.)

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Pendant que ces individus étaient conduits à la section, le groupe qui les accompagnait interprétait diversement les motifs de leur action. C'est ainsi du moins que nous prenons les prétendus aveux que les journaux placent dans la bouche des délinquans eux-mêmes; rien ne prouve qu'ils les aient tenus. On disait : « C'était pour voir les jambes des femmes ; ils l'ont avoué. ›

Il paraît que l'opinion sur le tonneau, qu'on avait cru d'abord plein d'eau, ne se changea en celle de baril de poudre que par des conversations d'invalides mêlés à la foule, et affirmant que le camarade à jambe de bois était de vieille date un stipendié reconnu de l'aristocratie. A l'arrivée des captifs à la section, les habitans du Gros-Caillou vinrent en grand nombre se mêler à ceux qui leur avaient fait cortége. Là il y eut dans l'intérieur du comité un simulacre d'interrogatoire dont personne n'a jamais vu le premier mot; et au moment où la foule répétait un propos tombé du ciel, à savoir que les coupables confessaient ‹ avoir été induits à cette démarche par la promesse de vingt-cinq louis de rente viagère chacun (1), › la garde sortit avec eux pour les mener à l'hôtel-de-ville. La cohue se fit à l'entour; on saisit les deux prisonniers, on les égorgea; leur tête fut coupée et mise sur des piques. Ce meurtre n'ayant eu aucun résultat judiciaire, et tous les individus emprisonnés ou décrétés d'arrestation par suite de la journée du 17, ayant été amnistiés avant que le procès eût encore prouvé quelque chose, l'affaire du matin resta toujours telle que nous l'avons racontée. S'il nous fallait choisir entre les conjectures hasardées sur les intentions des deux hommes pris sous l'autel, nous n'hésiterions pas à les regarder comme deux obscurs libertins, victimes de leur curiosité.

''Leurs têtes furent portées dans l'intérieur de la ville, et assez près du Palais-Royal, par une bande de quinze ou vingt gamins, que dispersa, en se montrant, une patrouille de garde nationale à cheval.

Voici en quel état cette nouvelle parvint à l'assemblée nationale, au début de sa seance.

N..... Le bruit se répand en ce moment que deux bons citoyens viennent d'être victimes de leur zèle. Ils étaient au champ de la fédération, et disaient au peuple rassemblé qu'il fallait

(1) On dit rapporté par Santerre dans la suite de son discours aux Jacobins, le 18. Notre extrait est emprunté au journal des débats de ce club', (Note des auteurs.)

n° 29.

exécuter la loi. Ils ont été pendus sur-le-champ. (Un mouve-, ment d'indignation se manifeste.)

M. le curé Dillon Le fait n'est point tel que vous l'avez rapporté. Je demande si vous avez été témoin. ›

M. Regnaud de Saint-Jean-d'Angely. « J'ai aussi entendu dire qu'ils avaient été pendus pour avoir prêché l'exécution de la loi; mais soit que cela soit ainsi ou autrement, leur mort est toujours un attentat qui doit être poursuivi selon la rigueur des lois. Je demande que M. le président s'assure des faits, afin que l'on puisse prendre toutes les mesures nécessaires; et dussé-je être moi-même victime, si le désordre continue, je demanderai la proclamation de la loi martiale. (La très-grande majorité de l'assemblée applaudit. Cinq à six membres placés dans l'extrémité gauche de la partie gauche murmurent.) Vous avez ordonné aux accusateurs publics de faire exécuter les lois; il est un délit qui se reproduit souvent: c'est l'opposition de la volonté individuelle à la volonté générale. Il n'y a point encore de lois précises à cet égard; mais c'est ici le moment de vous expliquer. Je demande que l'assemblée déclare que toutes les personnes qui, par écrits soit individuels, soit collectifs, manifesteront la résolution d'empêcher l'exécution de la loi et porteront le peuple à résister aux autorités constituées, soient regardés comme séditieux, qu'ils soient arrêtés et poursuivis comme criminels de lèse-nation. (La majorité de la partie gauche applaudit.) Cependant, pour ne mettre aucune précipitation dans une aussi importante mesure, je demande que ma proposition soit renvoyée aux comités de constitution et de jurisprudence criminelle, qui nous présenteront, séance tenante, un projet de décret. »

L'assemblée renvoya à ses comités de constitution et de jurisprudence criminelle la proposition de M. Regnaud.

On verra par le procès-verbal de la municipalité que celle-ci fut mieux informée.

Les deux meurtres et les circonstances qui les avaient suivis, excitèrent une vive indignation; celle des patriotes fut plus bruyante et plus chaude que celle des royalistes-constitutionnels

eux-mêmes; mais de part et d'autre on ne se méprit pas un instant sur la valeur politique de cet incident, tout-à-fait étranger à ce qui se préparait depuis plusieurs jours. La municipalité se contenta d'envoyer au Gros-Caillou trois commissaires escortés d'un bataillon. Les esprits furent seulement disposés à attacher une plus grave importance à la proclamation à son de trompe, dont retentissaient à cette heure les carrefours. Les officiers municipaux et les notables chargés de la lecture publique du discours de Charles Lameth au maire, et du décret de l'assemblée nationale, avaient commencé à huit heures cette cérémonie, avec un appareil qui rappelait de mauvais jours.

D'un autre côté le terrain de la Bastille, assigné comme rendezvous par les sociétés fraternelles, pour de là se porter au champ de la fédération, avait été occupé de grand matin par la garde nationale: il n'y eut pas de rassemblémens sur ce point. Partout où fut déployé le signe de la répression à laquelle l'autorité était résolue, la population ne se montra ni remuante ni hostile. Tallien, président de la société fraternelle des Minimes, la plus à portée du rendez-vous convenu, renonça à toute manifestation collective; il écrivit à Bonneville que la société qu'il présidait signerait dans le lieu de ses séances la pétition des Jacobins, telle qu'elle était imprimée dans la Bouche de fer.

Les autres révolutionnaires en état de former et de diriger une émeute, avaient disparu dans la matinée. Il y a là-dessus deux versions : les uns prétendent que Danton, Camille Desmoulins, Fréron et quelques autres cordeliers, étaient réunis pour remplacer par une pétition celle de Brissot, retirée par les Jacobins; que Legendre vint au milieu d'eux, porteur de renseignemens sinistres sur le sort qu'on leur réservait, et qu'il les emmena presque tous à la campagne.

Voici la seconde version. Elle est extraite d'une note du n° 86 de Camille Desmoulins. Nous devons avertir le lecteur que ce numéro ne fut pas édité par Desmoulins, alors en fuite, et quel'éditeur anonyme est l'auteur de toutes les notes dont nous ferons usage, ainsi qu'il en prévient lui-même. Celle que nous citons est

une réponse à une accusation de lâcheté faite par Prudhomme contre les fugitifs.

Il était de l'honnêteté et de la justice d'un confrère de raconter du moins les faits qui les avaient obligés à fuir : comment Rotondo avait été assassiné au milieu de la rue, en plein jour; comment Danton avait été poursuivi jusqu'à deux lieues de Paris à la maison de son beau-père, à Fontenay-sous-Bois, par des coupe-jarrets qui, au milieu de la nuit, étaient venus faire charivari à la grille du jardin, et le provoquer par des menaces, en criant: Il est ici ce j. f. d'aristocrate, qu'il vienne, et faisant accroire, suivant leur méthode, aux habitans du village, que Danton était un aristocrate, un ennemi du peuple, et un espion de la Prusse et de l'Angleterre. Il fallait dire un mot de l'assassinat de Fréron, qui, reconnu pour être l'orateur du peuple, en passant sur le Pont-Neuf, devant le corps-de-garde, fut assailli à deux pas par quatorze coquins qui lui arrachèrent les cheveux, le foulèrent aux pieds, et le massacraient, lorsque six gardes nationaux de sa section, qui passaient fort heureusement, le délivrent le sabre à la main; et l'un d'eux ramassant le bâton noueux de l'orateur du peuple pour le lui rendre, en asséna un si rude coup sur le mouchard qui le premier l'avait arrêté, qu'il l'étendit raide mort: c'est du moins le récit que nous tenons de la bouche même de M. Fréron, de qui, par parenthèse, on fait paraître un faux orateur. Si Camille Desmoulins (1) n'a pas été assassiné comme ses ayans-cause dont je viens de parler, j'ai failli l'être à sa place, et il peut m'appeler doublement son receveur, nom que Lattaignant donnait à un chanoine de Reims, qui avait reçu à sa place des coups de bâton pour une de ses chansons. >

Quoi qu'il en soit du vrai motif de la disparition de ces révolutionnaires, toujours est-il que le peuple fut abandonné à sa propre spontanéité. Les quartiers de la ville qu'avait parcourus

(1) Desmoulins a pu se cacher pendant le jour ; mais le soir il était à Paris car il a parlé aux Jacobins, Son discours est dans le compte-rendu de la séance du 17, numéro 28 du journal des débats de cette société.

(Note des auteurs.)

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