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Ailleurs, tel philosophe déclame une doctrine et la soutient avec opiniatreté, pour se faire et se conserver un chevet de conscience.

Nous ignorons quelles luttes nous attendent encore sur le chemin ouvert par nous seuls depuis quatre ans, à la philosophie du devoir; quant à nos adversaires présens et passés, voici ce que nous affirmons: Aucun n'a résumé nos idees de manière à prouver seulement qu'il nous avait lus aucun n'a porté la main sur notre formule générale, pour y étouffer dans une puissante objection le germe synthétique. Leur controverse la plus directe renferme d'excellentes réfutations de ce qu'ils savent eux-mêmes touchant le christianisme, mais rien de simplement contradictoire à la science que nous avons produite là-dessus. Du reste, ils parlent presque toujours notre langue; Dieu et dévoûment sont aussi le mot d'ordre dans le camp opposé. S'ils se contentaient de nier notre principe en acceptant nos conséquences, s'ils n'affirmaient pas quelque chose de personnel, nous ne savons pas, en vérité, comment nous échapperions au piège d'ennemis s'introduisant chez nous marqués de notre signe, et puis nous égorgeant. Heureusement ils se distinguent par une formule à eux, et ils nous offrent ainsi un point de départ assuré pour aboutir à la séparation des langues.

Ce sera sur le sens du mot humanité, que nous mettrons en regard leurs définitions et les nôtres. L'opposition sera nette, diamétrale, absolue. Nous commencerons par exprimer nos idées, et par les démontrer avec clarté et rigueur. Ensuite nous passerons à celles de nos adversaires, et rien ne manquera, nous l'espérons, à l'évidence de notre réfutation.

Dégageons d'abord le problème de tout mélange et de toute complexité. Il n'y a que deux manières de le poser; il n'y aurait non plus que deux manières de le résoudre, pour peu que les esprits qui l'entreprennent fussent conséquens. Ce n'est done pas par le nombre des solutions qu'il faut compter les doctrines, car les solutions se multiplient comme les ca prices, l'égoïsme, les faiblesses de chair ou d'intelligence des individus qui raisonnent en ces matières. A cette heure, que l'art des mots met une plume entre les mains de chacun, qui n'a pas écrit son nom ou tracé quelque bizarre figure sur la pierre angulaire du monde? Faut-il s'en occuper? Autant vaudrait composer l'histoire architecturale des ruines célèbres, en relevant les signatures et les inscriptions des visi

teurs.

Les deux points de vue entre lesquels est forcé de prendre un parti quiconque veut arriver à un conclusum philosophique, sont le devoir et le droit. Nous sommes placés au point de vue du devoir, et nous allons y amener nos lecteurs par une ligne droite et inflexible.

Qu'est-ce que l'humanité? Une définition exacte de l'homme va nous conduire inductivement à la définition de l'humanité.

L'homme est-il un être complet et absolu, indépendant du milieu qui l'environne, n'ayant ni origine, ni besoins, ni fin, étant, parce qu'il est; ou bien l'homme est-il incomplet, relatif, dependant du milieu qui l'environne, ayant une origine, des besoins, une fin, étant parce qu'il a été engendré ?

3. L'homine est incomplet et relatif, car à le prendre sur la limite ellemême de sa loi d'existence, il ne peut vivre un instant saus l'air qu'il

respire. L'homme dépend de son milieu, car il est obligé d'y reconnaître, sous peine de mort, les circonstances qui lui sont favorables, et celles qui lui sont défavorables, de se fortifier dans les unes, et d'y choisir le meilleur point d'appui pour vaincre et transformer les autres. L'homme a une origine et une fin, car il naît et il meurt ; en un mot, il a des besoins, et il est engendré, dernières affirmations suffisamment établies par ce qui précède.

Puisque l'homme est incomplet, sa normalité exige qu'il soit en relation constante avec l'ensemble de ses termes complémentaires. Maintenant de deux choses l'une : ou il est passif à l'égard de cette relation, et dès lors il en est fatalement gouverne; ou il est actif, et il faut qu'il la connaisse, qu'il veuille s'y conformer, qu'il le puisse.

Or l'homme est actif. La seule chose à laquelle il soit soumis est toujours un choix, et comment serait-il passif à l'égard d'un choix? Tout choix implique une dualité contradictoire, toute dualité contradictoire une détermination libre, un acte de la part de celui à qui elle est imposée. S'il en était autrement, si l'homme était purement passif, il en résulterait par exemple qu'aux deux circonstances du milieu dont il dépends et qui lui disent sans cesse : vivre ou ne vivre pas, il répondrait sans cesse : vivre ou ne vivre pas, et serait ainsi l'écho éternel d'une éternelle absurdité.

L'homme est donc une activité libre. Pour opérer volontairement le moindre de ses actes sans attenter à sa nature relative, il lui est indispensable d'agir selon sa norme, aussi indispensable qu'il est fatal au plus atomistique des corps bruts, au plus petit grain de sable d'exécuter ses mouvemens sous l'empire de la gravitation universelle.

Sa norme, c'est la loi de l'univers ; il doit découvrir cette loi, la connaître, l'affirmer, la nommer, avant qu'il puisse découvrir, connaître, affirmer, nommer aucun des détails qu'elle renferme ; et elle les renferme tous.

Cette loi est le rapport général des ètres. Il est impossible que les êtres soient déterminés, définis et nommés avant que le rapport dont ils sont les termes ait reçu une détermination, une définition, un nom. Ainsi, par hypothèse, si le système du monde est une proposition, le verbe de cette proposition, le mot qui exprime le rapport entre le sujet et l'objet, sera nécessairement le premier mot que l'homme devra créer; et de ce mot suivra immédiatement le nom du sujet et celui de l'objet.

La connaissance du rapport général des êtres, c'est la raison de l'homme: vérité, certitude, raison, synonymie rigoureuse qui désigne la solution du problème proposé à l'activité humaine; tel est le principe, le criterium, le dogme sur lequel il réglera ses actes sous peine de manquer à sa normalité. Le signe de sa raison, c'est la parole.

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Le moyen d'agir selon la normalité qu'il sait et qu'il parle, le moyen de pratiquer la loi qui le met en rapport avec tous ses termes complémentaires, c'est le pouvoir, c'est le droit de l'homme; le signe de son droit, c'est son acle.

De ce que personne ne peut nier que l'homme ne soit incomplet et relatif, nous étions très-légitimement autorisés à conclure que tout en lui participait de cette condition fondamentale. La série des intermédiaires que nous venons de dresser prouve analytiquement, 1° que la loi de

l'homme est le rapport général des êtres; 2o que la raison de l'homme est la connaissance de ce rapport; 3o que sa parole en est l'expression; 4o que son droit est le pouvoir de pratiquer ce rapport; 5o enfin, que le signe de son droit est la pratique elle-même de ce rapport ou son acte.

Maintenant, n'y a-t-il dans l'univers que des êtres relatifs? Il est évi» dent, en ce cas, que la loi du monde est soumise à l'universalité des êtres qui sont complément les uns des autres, que cette loi est leur ouvrage, car de qui émanerait-elle ? Ainsi, en supposant que les êtres fussent de deux sortes, les actifs et les passifs, et que le mouvement, dont les uns seraient le principe et les autres l'objet, fût leur nœud complémentaire, il faudrait qu'il fût produit par l'unanimité des uns et accepté par l'unanimité des autres. Le mouvement, la loi, seraient donc la résultante de l'action particulière de chaque activité relative, et de l'obéissance particulière de chaque mollécule passive; alors la loi aurait vraiment le caractère d'un contrat : elle procéderait du droit d'agir et du droit de résister, et elle se manifesterait comme expression de la volonté générale des actifs et des passifs. Alors le système du monde serait fédéraliste.

Nous ne nous amuserons pas à ouvrir la source de l'absurde. Il nous suffira de remarquer que, dans l'hypothèse fédéraliste, rien n'empêcherait que l'univers ne fût changé à volonté et à la majorité des suffrages par les êtres actifs et les êtres passifs, par tous les membres du souverain réunis en assemblées primaires.

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1 La loi du monde suppose donc autre chose que des êtres relatifs. Cette loi est nécessairement le rapport quelconque d'un être actif absolu être passif absolu, acte chez l'un, mouvement chez l'autre; et comme la passivité absolue n'existe pas avant d'être passive, c'est-à-dire avant d'obéir, il faut que l'activité absolue commande avant que le rapport soit : l'acte précède le mouvement. Si Dieu est le nom de l'activité, matière le nom de la passivité, création sera le nom du rapport; la matière sera rigoureusement créée par Dieu; car elle n'existe qu'à la condition d'être passive: elle n'est passive qu'à la condition d'être mue. Tout acte qui lui imprime un mouvement un, c'est-à-dire une forme une, est donc 'une création.

Cette forme, quelle qu'elle soit, la passivité en dépend toujours, puisque son essence est d'obéir; mais l'activité n'en dépend nullement, puisque son essence est de commander.

Quel sera le partage des activités relatives dont l'essence est aussi de commander? Limitées par l'actif absolu et par le passif absolu, commanderont-elles au nom de Dieu, conformeront-elles leur volonté à la sienne, ou bien commanderont-elles au nom de leur propre volonté, et tenterontelles follement l'obéissance de l'être passif absolu?

Le choix leur est offert, car leur essence est de commander. Les activités humaines, par exemple, ont reçu le point d'appui par lequel elles doivent agir selon la loi du monde : ce point d'appui est le corps. Elles ont reçu la connaissance de la loi : cette connaissance est leur levier ou leur raison. Maintenant il faut opter; car il n'y a pas de milieu pour elles ; car l'indifférence et le repos sont impossibles à des êtres essentiellement actifs.

Il faut que l'homme choisisse d'agir en serviteur ou d'agir en maître.

S'il agit en serviteur, le levier et le point d'appui sont sa propriété; c'est son droit, et c'est de ce droit, compris entre un devoir imposé et un devoir accompli, que Jésus-Christ disait : « Un grain de foi transporte les montagnes. » Si l'homme agit en maître, il faut qu'il renonce à l'instant à ses instrumens d'obéissance, à sa raison, à son corps, et qu'il aille, activité nue, se composer à lui-même une raison et un corps au sein de la passivité pure. Il faut qu'il sorte du mouvement de Dieu, qu'il sorte du monde, et qu'il le brise pour le pétrir de nouveau. Pauvre activité nue, il ne touchera que des surfaces inflexibles; il est à lui-même son centre et son rayon, et il aura pour circonférence une prison de granit.

De ce qu'il y a deux classes d'êtres relatifs, nous étions fondés à affirmer qu'il y a deux êtres absolus. Nous venons de rendre cette affirmation successive, et nous avons trouvé toutes ses conséquences affirmatives comme elle.

Nous définirons l'homme une activité relative munie d'une raison et d'un corps. Nous avons prouvé que sa raison était le rapport général des 'êtres : c'est là son axiome absolu, au-dessus duquel il ne peut rien placer. Ceux qui demandent à la raison humaine de démontrer à priori l'activité absolue et la passivité absolue, Dieu et la matière, demandent à un rapport de précéder l'existence des termes qui lui préexistent nécessairement.

La vérité importante, première, capitale, par laquelle l'homme devra débuter en appliquant son axiome, sera de déterminer le rapport de l'activité absolue avec les activités relatives, et le rapport des activités relatives entre elles. Ainsi l'homme, pour vivre, pour agir, dira d'abord, à l'acte de Dieu, obéissance; et à ses semblables, à ceux avec lesquels il ne peut avoir de relatif qu'une obéissance commune, un devoir commun, entraînant un acte commun, il dira: soyons unis, obéissons en commun. C'est ici la loi morale, le rapport fondamental, base de tous les rapports. Par elle, tous les hommes sont un dans le même devoir et un dans la même obéissance, un dans le même principe, un dans le même acte, un dans le même but. Si donc l'universalité des hommes implique une successivité, le passé, le présent et l'avenir, le temps et l'espace, les générations et les peuples, l'acte humanitaire se divisera comme les agens, il se divisera en fonctions solidaires entre elles, et solidaires de l'acte humain lui-même, lequel est responsable de son but. L'individu déduira sa fonction de celle du peuple dont il sera membre, le peuple déduira la sienne de celle de l'humanité, l'humanité la sienne de son but.

Nous définirons l'humanité, l'ensemble des activités relatives, ensemble un et indivisible, tenant par deux anneaux à ses termes complémentaires, savoir: à l'activité absolue par l'anneau du même devoir imposé, et à la passivité absolue par l'anneau du même devoir accompli. Nous ajouterons que l'humanité est libre, car elle a commencé par un seul de ses membres à qui l'anneau du devoir a été offert, et qui a pu le refuser; car cet anneau a été offert ensuite par lui à ses semblables, et ils ont pu le refuser.

Nous disons que l'humanité a commencé par un seul de ses membres. En effet, être pour l'humanité, c'est agir; agir, c'est obéir à sa normalité suprême : avant donc qu'elle agisse, il faut que sa normalité lui soit

connue. De deux choses l'une: ou la connaissance de cette normalité, la science du rapport général des êtres lui a été enseignée, ou elle l'a trouvée elle-même. Si elle l'a trouvée elle-même, elle a dû la chercher en commun; si elle a cherché en commun, elle a agi, elle a pu faire un acle normal sans connaître sa normalité, ce qui est absurde. D'ailleurs, le signe de la connaissance de sa normalité, de sa raison, la parole étant nécessaire pour qu'elle agit en commun, il en résulterait que le signe eût existé avant la chose signifiée.

C'est donc un homme, un seul, qui a enseigné à ses semblables la raison revêtue de son signe, le rapport général des êtres, exprimé par le signe générateur de tous les signes: le Verbe. Que cet homme ait été enseigné, ou qu'il ait découvert, le problème est également insoluble pour les hommes qu'il a enseignés. Lui seul le savait, et il a dit qu'ilétait enseigné par Dieu. Qui osera le démentir parmi ceux qu'il a enseignés? La langue engendrée par le signe du rapport général des êtres fut une proposition, d'où il résulta que le système du monde, la chose signifiée, était un rapport entre un sujet et un objet, entre une activité absolue, Dieu, et une passivité absolue, la matière. Toutes les langues que l'humanité a parlées depuis sortent généalogiquement de celle-là; toutes lui sont identiques, en ce que l'élément de toutes est là syntaxe de la proposition.

Il faut donc que ceux qui rejettent le rapport d'activité absolue à passivité absolue, de Dieu à matière, rejettent aussi les langues qui expriment ce rapport; il faut que les pantheistes qui soutiennent que le rapport est l'être absolu, c'est-à-dire, selon leur formule, que l'activité et la passivité sont deux aspects de la même substance, fassent une langue dans laquelle ils placeront un substantif partout où nous plaçons un verbe, un verbe actif là où nous plaçons un substantif, un verbe passif là où nous plaçons un adjectif. La proposition du révélateur pantheiste doit donc être celle-ci : Creavit Deus creatur, proposition qui suppose que Deus est nominatif par le bout relatif à creavit, et régime par le bout relatif à creatur. La langue française est tellement active, elle implique tellement le rapport d'activité à passivité, qu'elle ne se prête point à cette bizarrerie.

Il faut que le matérialiste qui n'admet que l'être passif absolu, la matière, et l'aspect, le mouvement, ne se serve jamais du substantif, signe de l'activité, signe du terme qu'il rejette, et que sa proposition soit un verbe sans nominatif et un adjectif (1).

le seul mot qu'ils

Ou bien il faut que les uns et les autres disent non, aient de commun avec les élèves de l'homme qui parla le premier, qu'ils disent non à la loi de Dieu, non au point d'appui qui leur est donné, non 'à la raison qui leur est enseignée et qu'ils savent, et qu'ils aillent dans lear prison de granit, jusqu'à ce que nous puissions les en tirer. S'ils en sortent jamais, c'est parce qu'ils auront servi à nous faire prononcer oui plus haut et plus ferme.

(1) Il est bien entendu que nous examinons ici comment les panthéistes et les matérialistes devraient employer nos mots pour traduire leur pensée en langage humain. Il est superflu d'ajouter qu'à nos yeux et pour quiconque n'ignore pas les élémens de grammaire générale, ni les pantheistes, ni les matérialistes ne peuvent parler, car ils ne penvent se servir du verbe, signe d'une spontanéité active.

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