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pacifiques retentit encore lorsque déjà résonne le premier cliquetis des armes.

Cette dérivation progressive et plus fatale que voulue ne fut nulle part mieux marquée que dans ce malheureux conflit oriental. On n'avait aperçu d'abord qu'un petit point noir longtemps resté fixe à l'horizon et qui semblait ne devoir jamais grossir: c'était le différend des Lieux saints. Tout à coup la question du Protectorat des Grecs avait surgi, et le petit point noir s'était absorbé dans cet épais nuage : le nuage avait grandi au point de tout envahir, s'était ensuite presque dissipé et bientôt s'était reformé plus menaçant. L'orage avait enfin éclaté sur les bords du Danube. Même en ces conjonctures de plus en plus graves, apparut la répugnance de l'Europe à sacrifier au hasard des batailles le repos heureux dont elle jouissait depuis quarante années. Entre la Russie et la Forte, la rupture était consommée en outre, la France et l'Angleterre venaient de pousser leurs flottes de Besika jusqu'aux rives du Bosphore, et, sans sortir encore de la neutralité, avaient marqué leur place dans les hostilités futures. Ce grand pas franchi, on s'efforça de ne pas aller plus loin et méme, s'il se pouvait, de rétrograder un peu. On s'ingénia à définir un état de choses qui, n'étant plus l'accord, ne fût pas tout à fait la lutte à main armée. On se flatta de trouver, sur les extrêmes confins de la paix et de la guerre, une sorte de position expectante, d'équilibre chancelant où on se tiendrait, où on se fixerait peut-être à grand renfort de subtilités. Surtout, de part et d'autre, on répudia le rôle d'agresseur, et on le répudia si bien que les plus optimistes se rassurèrent : Comment, disaient-ils, les hostilités éclateraient-elles, si nul ne se hasarde à porter le premier coup?

De ces hésitations, de ces regrets voisins du repentir, naquit une situation bien rare dans les fastes politiques et militaires. La guerre à peine déclarée, les belligérants s'appliquèrent à l'envi à atténuer leurs desseins. C'est en termes modérés que la Porte, presque intimidée de sa hardiesse, notifia aux puissances amies ses récentes résolutions. Les Turcs jugeaient que défendre leur territoire suffisait à leur honneur. Toute leur

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ambition était que leur puissant adversaire ne les écrasat pas et qu'ils pussent, par quelques avantages partiels, réveiller le souvenir de leur antique valeur. De leur côté, les Russes paraissaient répugner à une vigoureuse initiative. Le 14 octobre, M. de Nesselrode exposait en ces termes à sir Hamilton Seymour les vues de son gouvernement : « La guerre nous a été déclarée par la Turquie nous n'attaquerons pas, nous res«terons l'arme au pied, résolus seulement à repousser toute agression, soit dans les Principautés, soit dans les provinces asiatiques où nous avons renforcé nos régiments. Nous restearons ainsi pendant l'hiver, prêts à recevoir les ouvertures pacifiques qui nous seraient faites par la Turquie. Telle est notre position (1). » — Les deux armées demeurèrent donc quelque temps en présence, les Russes étant massés à Giurgevo, les Turcs étalant de l'autre côté du fleuve les uniformes bariolés de leurs troupes irrégulières et leurs tentes, de couleur verte en l'honneur du Prophète. Vers la fin de l'automne, quelques engagements assez sanglants eurent lieu sur les frontières danubiennes et aussi en Asie, mais avec des fortunes diverses et sans qu'aucun d'eux pût changer la face des choses. Tout aidait à la temporisation. L'hiver venait, et il est aussi rude dans la vallée du bas Danube que l'été y est chaud et accablant. Cet immense fleuve qui séparait les deux armées facilitait la défensive et rendait les opérations malaisées. Il fallait enfin compter avec l'inertie des Turcs, le moins pressé de tous les peuples, même quand il croit se håter. Le sultan annonçait par un hatti-sherif du 31 octobre son départ pour l'armée, non de suite, non dans quelques semaines, mais au printemps suivant, et il ordonnait que, sans tarder, on préparát son escorte. Seul, Omer-Pacha, Croate d'origine et général en chef de l'armée ottomane, participait à l'activité de l'Occident; mais, à part les passagers réveils du fanatisme, tout sommeillait autour de lui.

Ces heureuses lenteurs permettaient à la diplomatie de rentrer en scène, et elle n'y manqua point.

(1) Seymour à Clarendon, 14 octobre 1853. (Correspondence respecting, etc., part. II, p. 180.)

Elle y manqua si peu que la conférence de Vienne qu'on croyait dissoute se reforma. Elle ressuscita, disait ironiquement Stratford, qui, en fait de diplomatie, croyait surtout à la sienne. Le 30 octobre, les ambassadeurs de France, d'Angleterre et de Prusse se réunirent chez M. de Buol. En Angleterre, on avait songé à une nouvelle Note. Le ministre autrichien jugea ce moyen insuffisant. « La guerre a été déclarée, dit-il, les hostilités ont méme commencé. Comment une simple note aurait« elle la vertu d'arrêter les mouvements des deux armées et de rétablir la paix compromise? C'est seulement par un traité « que peut être ramené l'accord; la médiation ne peut avoir « qu'un but, provoquer et faciliter ce traité. » M. de Buol proposait en conséquence qu'un avis fût envoyé à la Porte pour l'engager à faire connaître ses conditions. En même temps un armistice serait sollicité à Saint-Pétersbourg. La France adhéra à ce projet, l'Angleterre aussi, quoique avec peu de confiance. Après échange de vues entre Paris et Londres, les membres de la conférence de Vienne signèrent le 5 décembre un protocole qui était leur premier acte officiel, et par lequel ils se portaient médiateurs entre les belligérants. Le même jour, par une déclaration collective, ils invitèrent en termes pressants le gouvernement turc à traiter au plus tôt. Cette invitation fut transmise à Stratford, qui était le plus ancien ambassadeur accrédité à Constantinople. Déjà M. Drouyn de l'Huys avait recommandé au général Baraguey d'Hilliers, successeur de M. de Lacour, d'appuyer de toutes ses forces la combinaison nouvelle, et lui avait presque dicté les termes de la réponse qu'il suggérerait à la Porte (1).

Cette suprême démarche tentée, on attendit le résultat avec un mélange de crainte et d'espoir. Malgré toutes les déceptions passées, il semble que la confiance ait été plus grande que l'inquiétude; car, le 9 décembre, une note du Moniteur laissait entrevoir une prochaine et heureuse conclusion. Sur ces entrefaites, un événement survint qui rejeta tout à coup vers la

(1) Dépêche de M. Drouyn de l'Huys au général Baraguey d'Hilliers, à Constantinople, 28 novembre 1853. (Moniteur de 1854, p. 162.)

guerre ceux-là mêmes qui s'abandonnaient aux perspectives de

la paix.

VIII

Vers la fin de novembre, une escadre ottomane, forte de sept frégates, trois corvettes et deux vapeurs, avait quitté le Bosphore et était entrée dans la mer Noire. Son but était de porter des provisions et des renforts à la garnison de Batoum, peut-être aussi, comme l'ont affirmé les Russes, de fournir quelque assistance aux tribus insurgées du Caucase. Contrariée par le mauvais temps, la flotte avait cherché un abri dans la rade de Sinope. Cependant le vice-amiral Nakhim of croisait entre la Crimée et l'Anatolie afin d'empêcher les communications entre les différents ports turcs. Déjà il avait échangé quelques boulets avec la marine ennemie, il avait même capturé une frégate égyptienne. Les rapports des consuls et ceux des autorités indigènes avaient signalé la présence de son escadre le long des côtes septentrionales de la Turquie d'Asie. Le 27 novembre, quelques voiles russes se montrèrent en vue de Sinope. Osman-Pacha, chef des forces navales turques, n'entreprit ni de poursuivre sa route ni de regagner le Bosphore, et demeura au mouillage où il s'était réfugié. Trois jours plus tard, le 30 novembre dans la matinée, on vit, non plus seulement quelques voiles, mais toute l'escadre de Nakhimof, composée de six vaisseaux de ligne, de deux frégates et de trois vapeurs, pénétrer dans la baie. Contre de telles forces, la flotte ottomane était impuissante à résister. Pourtant, l'ennemi s'avançant vers le port, la frégate que commandait OsmanPacha engagea courageusement la bataille. Il était alors midi et demi. La vaillance des Turcs ne pouvait compenser l'inégalité de l'armement et des ressources. Les batteries de côte étaient elles-mêmes réduites à l'inaction, les vaisseaux ottomans se trouvant entre elles et les navires russes. Au bout

d'une demi-heure, l'une des frégates coula. Bien avant la fin du jour, la malheureuse escadre ottomane était anéantie. Plus de la moitié des matelots turcs étaient tués ou blessés, avaient été capturés ou avaient disparu. Quant à la ville, elle était en feu. Les Russes emmenèrent avec eux l'amiral Osman-Pacha blessé et prisonnier. Dans cette lutte désespérée, ils avaient eux-mêmes fait des pertes sensibles qui témoignaient de la valeur de leurs adversaires. De toute la flotte ottomane, un seul navire, le vapeur le Taif, avait pu s'échapper : c'est lui qui porta à Constantinople la nouvelle du grand désastre.

Le 11 décembre, une dépéche télégraphique, arrivée par la voie de Vienne, apprit à Paris et à Londres la défaite de Sinope.

L'opinion publique, même la mieux éclairée, ne mesure pas toujours les événements suivant leurs vraies proportions et reçoit parfois des impressions violentes contre lesquelles il serait vain de réagir. A considérer froidement les choses, il n'y avait, dans l'affaire de Sinope, qu'une de ces surprises navales que justifie le droit des armes. La Turquie avait déclaré la guerre déjà sur quelques points, plusieurs combats avaient été livrés : les Russes ne faisaient qu'opposer hostilité à hostilité en coulant des navires qui portaient des munitions et des approvisionnements, soit à des tribus insurgées, soit même à la garnison d'une ville voisine. L'histoire militaire offrait de fréquents exemples de pareilles destructions. Sans remonter bien haut, l'Angleterre avait-elle été plus respectueuse du droit des gens lorsque, en 1807, voulant empêcher la Turquie d'entrer en lutte contre la Russie, elle avait, sans préalable déclaration de guerre, brûlé la flotte ottomane dans la mer de Marmara? Ces coutumes et ces souvenirs justifiaient, excusaient du moins, l'amiral Nakhimof. Mais le public européen ne raisonna pas de la sorte et ne prit point le loisir de tels rapprochements. La Russie avait tant indisposé le monde par ses hauteurs qu'on ne voulait rien lui pardonner. On se refusa à voir autre chose que l'odieuse immolation du faible par le fort. Un spectacle unique absorba tout le reste celui de cette flotte détruite sans merci, de cette ville réduite en cendres, de ces habitants

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