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inoffensifs demeurés sans asile. L'émotion fut d'autant plus grande que les premières relations exagérèrent encore le chiffre des pertes. On compta parmi les morts une foule de matelots qui, échappés à la lutte, avaient pu gagner soit Trébizonde, soit leur village natal, et reparurent plus tard dans les rangs. Les correspondances de Constantinople, écrites sous l'empire d'un véritable affolement, furent accueillies sans contrôle, et, l'imagination ajoutant à la réalité, l'impression publique s'exhala de toute part en un immense murmure de colère et de pitié.

Cette émotion gagna les chancelleries. Elle pénétra jusque dans l'âme naturellement modérée de M. Drouyn de l'Huys. En apprenant, le 11 décembre, les événements de Sinope, son irritation fut plus vive encore que ses regrets. Le surlendemain, dans une dépêche au général Baraguey d'Hilliers, il écrivait ces lignes hautaines et amères : « Le coup hardi et « heureux que la Russie vient de frapper n'atteint pas seule«ment la Turquie. » Les jours suivants, ses conférences avec lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre, laissèrent percer des résolutions désormais arrêtées. On sentait que la pensée même de la guerre, pensée longtemps écartée et désavouée, n'effrayait plus. « Notre devoir, disait M. Drouyn de l'Huys, est de couvrir le territoire turc. » Et pour le couvrir, il n'hésitait pas à proposer au cabinet anglais l'occupation de la mer Noire par les marines alliées. « En agissant de la sorte, ajoutait-il, nous empêcherons la répétition du carnage de Sinope: si nous « ne pouvons amener une suspension d'armes sur le Danube, « nous l'amènerons au moins sur mer... La Russie a jeté le « masque, prouvons-lui que nous ne la craignons pas. Les « populations riveraines de la mer Noire regardent cette mer " comme un lac russe; rendons-leur courage (1). Lord Cowley, ayant été reçu par l'Empereur, trouva chez lui la même énergie virile. Le 16 décembre, M. Walewski fut chargé de communiquer officiellement au cabinet de Saint-James les vues de notre gouvernement.

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(1) Lord Cowley à lord Clarendon, 16 décembre 1853. (Correspondence respecting, etc., part. II, p. 306.) — Dépêche de M. Drouyn de l'Huys à M. Walewski, à Londres, 16 décembre 1853. (Moniteur de 1854, p. 165.)

La Grande-Bretagne n'avait pas attendu cet appel pour s'émouvoir. L'Anglais, quoique très positif, a ses heures d'entrainement. A Londres, la défaite des Turcs n'excita pas seulement la pitié, mais froissa l'orgueil. La destruction de la flotte ottomane dans les eaux de Sinope, tandis que le pavillon protecteur de l'Angleterre flottait sur le Bosphore, fut ressentie comme une insulte, et cette opinion, si excessive qu'elle fût, s'accrédita partout. Comme en France, on s'accoutuma à l'idée de la guerre seulement le langage fut plus bruyant.

L'Angleterre, après une paix de quarante années, va peut« être remettre au hasard des combats son honneur et sa for« tune. » Ainsi s'exprimait le Times (1), ce puissant et fidèle organe des passions, des préjugés, des grandeurs britanniques. La malveillance publique s'attachait à tous ceux qu'on soupçonnait de sympathies russes: elle s'acharnait surtout contre le prince Albert, qu'on accusait de ménager le Czar pour complaire aux petits États allemands : « C'est un foreigner », disaiton avec colère; et le respect de la Reine n'empêchait ni les épigrammes de circuler, ni les plus absurdes calomnies de se répandre. Le ministère subit lui-méme cet irrésistible courant. Le chef du cabinet était, comme on le sait, lord Aberdeen, esprit élevé, conscience austère, l'un des plus illustres personnages qui aient honoré le parlement d'Angleterre. Mais, nourri dans les traditions de la politique ancienne, lord Aberdeen considérait la Sainte-Alliance presque comme un dogme; son affection pour le Czar lui voilait les fautes de la Russie en outre, à la pensée que la longue paix de l'Europe allait étre interrompue, son âme délicate et scrupuleuse se troublait jusqu'à l'anxiété. Les amis les plus éclairés du noble lord lui reprochaient eux-mêmes d'enhardir la Russie en manifestant à toute occasion son horreur de la guerre et son ardent désir de l'éviter. Or, dans le même ministère, était un autre personnage, nullement gêné par les scrupules, plus excité qu'attristé par la perspective des prochaines querelles, aimant l'ordre pour son pays et observant avec une quiétude joyeuse les

(1) Times, 27 décembre 1853.

agitations du continent, esprit net d'ailleurs et résolu, d'un égoïsme britannique qui ne manquait pas de grandeur, ayant tous les défauts comme aussi toutes les qualités de sa race et, à ce titre, doublement populaire parmi ses compatriotes. Dans la constitution du cabinet, lord Palmerston (car on aura déjà deviné son nom) avait été relégué à l'Intérieur. Cette spécialité de ses fonctions ne le gênant guère, il s'était mêlé aux affaires extérieures et y avait apporté cette activité ardente propre à son caractère et à son génie. Son esprit remuant, son goût des aventures l'avaient rangé parmi les partisans de la politique guerrière. A chaque témérité de la Russie, il voulait opposer quelque témérité non moins grande. Il excellait à lancer une sorte de note aiguë qui contrastait avec les graves accents de lord Aberdeen le fifre de Palmerston, disait-on, réjouit le cœur de l'Angleterre. Il révait la contre-partie de Tilsitt, c'est-à-dire une alliance avec un Napoléon contre la Russie. Il raillait les projets des conciliateurs. « La conférence de Vienne, écrivait-il, cela veut dire Buol; Buol veut dire son beau-frère Meyendorf; et Meyendorf veut dire Nicolas (1). » Cependant, jusqu'au désastre de Sinope, le courant pacifique et le courant belliqueux avaient lutté dans le cabinet anglais avec une force presque égale. A la nouvelle de la défaite des Turcs, la faveur publique passa décidément aux belliqueux. Lord Palmerston, par un habile calcul, quitta le ministère; puis, au bout de quelques jours, il y rentra. Il y rentra en triomphateur. Sans étre le premier ministre, sans diriger même officiellement le Foreign Office laissé à lord Clarendon, il sera désormais le véritable inspirateur de la politique nationale: c'est à lui qu'il appartiendra de sceller l'alliance intime avec Napoléon dont il a deviné la fortune, dont il a naguère approuvé le coup d'État, dont il possède la confiance : c'est lui qui soufflera les paroles menaçantes et assumera d'un cœur allègre les suprémes résolutions. «Sous le gant de velours de lord Clarendon, disait-on en Angleterre, se cache la griffe de Palmerston. »

(1) Lettre à lord John Russell, 24 octobre 1853. (Life of Palmerston, by EVELYN ASHLEY, t. II, p. 50.)

Ce sentiment public disait assez comment seraient accueillies les propositions de M. Drouyn de l'Huys. Le cabinet britannique non seulement adhéra au projet français, mais se l'appropria. Afin d'éviter la répétition de l'affaire de Sinope, il fut décidé que les flottes combinées entreraient dans la mer Noire. Tout bâtiment russe rencontré en mer serait invité à rentrer dans Sébastopol ou dans le port le plus voisin. Toute agression contre le pavillon ottoman imposerait aux marines alliées le devoir de repousser la force par la force. Il fut entendu, d'ailleurs, que la flotte turque n'entreprendrait aucun mouvement sans l'approbation des amiraux français et anglais. Le 29 décembre, une circulaire de M. Drouyn de l'Huys fit connaître à l'Europe ces graves résolutions. La veille, un courrier était parti pour Saint-Pétersbourg afin d'y porter les décisions des deux puissances occidentales.

Le dessein arrêté, l'exécution ne tarda pas. Le 3 janvier 1854, les deux flottes quittèrent leur mouillage de la baie de Beïcos et, remorquées par des steamers, se dirigèrent vers l'Euxin. Un soudain changement de vent les retint quelque temps dans le détroit, mais le lendemain elles pénétrèrent dans la mer Noire. La frégate anglaise la Rétribution, ayant à son bord un officier de la marine française, se détacha alors. de l'escadre et fit route vers Sébastopol, pour y remettre au commandant des forces navales russes les notifications des amiraux alliés. Le 6, à la pointe du jour, elle tourna le cap Chersonèse, s'engagea dans la rade et, à la faveur d'une brume épaisse, pénétra jusqu'à l'entrée du port sans être aperçue. Le brouillard s'étant éclairci, tous les forts la signalèrent, et trois coups de canon tirés à poudre lui intimèrent l'ordre de s'arrêter. A la vue du vaisseau téméraire qui s'était aventuré dans ces eaux interdites, la surprise et l'émotion étaient grandes, si grandes que, du pont de leur navire, les Anglais pouvaient observer, sur les murailles de Sébastopol, les allées et venues des marins effarés. Un canot monté par un officier russe accosta la frégate et l'invita à rétrograder hors de la portée des batteries extérieures. Le commandant britannique ayant observé qu'il n'avait que des dépéches à remettre : « Les

règlements sont formels, répliqua le Russe, retirez-vous hors du feu des batteries, et alors seulement nous recevrons vos dépêches. » La Rétribution s'éloigna et, longeant les remparts, alla prendre au large le mouillage qui lui avait été désigné. Chemin faisant, les officiers anglais eurent tout le loisir d'observer les défenses maritimes de la place, qui leur parurent formidables, et d'étudier méme, dans ses principaux contours, cette ville de Sébastopol, bientôt si fameuse. Le navire britannique s'étant arrêté, l'embarcation russe revint et prit le message des amiraux, bref résumé des récentes résolutions de la France et de l'Angleterre. Puis la frégate, ayant rempli sa mission, fit les saluts d'usage, et, doublant de nouveau le cap Chersonèse, s'éloigna dans la direction du sud. Elle rallia dans les eaux de Sinope le gros de l'escadre, qui, poursuivant sa route, se mit à explorer les rives méridionales de la mer Noire, sans qu'aucun vaisseau russe se montrát à l'horizon (1).

IX

Jacta alea est! La mer Noire était, aux yeux des Czars, leur exclusif domaine. En forcer l'accès, c'était virtuellement commencer la guerre. Désormais, le véritable ennemi, ce n'est point la Turquie, la pauvre Turquie, la Turquie en décadence et qu'on dédaigne, ce sont ceux qui ont osé déployer leur pavillon jusque dans la rade de Sébastopol. Le débat s'agrandit. Depuis longtemps, les Lieux saints sont oubliés : tout au plus songe-t-on encore au Protectorat des Grecs. Il s'agit bien vraiment de notes à rédiger, d'expressions à concilier, travail de Pénélope incessamment recommencé et détruit. Arrière ces querelles byzantines! Le duel n'est plus entre le Czar et le Sultan, mais entre la Russie et les deux grands États qui se sont

(1) Voir Rapport du capitaine Drummond, commandant la frégate la Rétribution. (Eastern papers, part. VII, p. 10 et 11.)

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