Page images
PDF
EPUB

LIVRE IV

GALLIPOLI ET VARNA

SOMMAIRE: I.

Comment, en France, on ne s'habitue que progressivement à l'idée d'une grande guerre : de quelle façon la préparation militaire de l'expédition se ressent de ces incertitudes. - Forces françaises; forces anglaises :

[ocr errors]

première composition de l'armée d'Orient.

[blocks in formation]

sie comme base d'opérations premières déceptions: nombreux soucis des chefs; retards et incohérence des transports.

II. — Opérations militaires des Russes: ils passent le Danube et mettent le siège devant Silistrie. Omer-Pacha et l'armée turque. Plan un peu aventuré du maréchal Saint-Arnaud. Comment et sous l'empire de quelles influences ce plan est abandonné. Autres combinaisons les alliés se portent vers Varna. Levée du siège de Silistrie; retraite des Russes et vrai motif de cette retraite. Les alliés : leur étrange situation au point de vue diplomatique et militaire. Que faire? Les regards se tournent vers la Crimée.

[ocr errors]

Idée première de l'expédition de Crimée : les instructions de l'Empereur le maréchal Saint-Arnaud. Comment la pensée de l'expédition s'affermit en Angleterre le duc de Newcastle, lord Palmerston, le prince Albert instructions à lord Raglan : de quelle façon le maréchal Saint-Arnaud s'associe à ce dessein.

:

IV. — Les épreuves de Varna. Le choléra: comment il est apporté; l'épidémie au Pirée, à Gallipoli, à Varna. Fatale pensée de l'expédition de la Dobroudscha motifs allégués : départ des troupes : aspect de la Dobroudscha : apparition du choléra: ses affreux ravages; retraite lamentable et chiffre énorme des pertes. · Choléra dans la flotte. Incendie de Varna.

V..

Comment, sous l'influence de tant de malheurs, certains chefs militaires sont moins favorables à la descente en Crimée tristesse et défiance. De quelle façon le maréchal Saint-Arnaud fait triompher sa volonté. Derniers préparatifs. Composition du corps expéditionnaire : embarquement esprit qui anime les chefs et les soldats. Opérations dans la mer Baltique prise de Bomarsund : comment la lutte se concentre en Crimée.

I

Depuis une année, la guerre menaçait : depuis l'événement de Sinope, elle était presque certaine. Une si longue attente semblait avoir permis de prévoir à loisir jusqu'aux moindres détails de l'expédition; et on pouvait conjecturer que l'entrée en campagne suivrait presque sans intervalle la déclaration d'hostilités. Il n'en fut point ainsi. Autant le langage de la diplomatie avait été net, ferme, habilement proportionné à la grandeur croissante du conflit, autant l'action militaire fut, à l'origine, flottante et indécise. On s'était imaginé tout d'abord qu'il suffirait de couvrir Constantinople à l'aide d'une escadre et de quelques troupes de débarquement plus tard, on songea à former un corps expéditionnaire de quelques milliers d'hommes puis, les illusions se dissipant un peu, deux divisions furent rassemblées. Le gouvernement se préparait à une démonstration imposante bien plus qu'à une grande expédition. « On paraît hésiter entre une diversion et une guerre », écrivait en ce temps-là un observateur attentif de la politique impériale (1). Le contingent de la classe de 1853 ayant été élevé de 80 à 140,000 hommes, le Moniteur se håta de rassurer le public: «Tout porte à croire, disait l'organe officiel, que la plus grande partie de cet effectif demeurera dans ses foyers (2). » L'Empereur se résignait à la lutte, mais avec la pensée de la circonscrire, d'en limiter le dommage, de créer un état qui ne différát pas trop de l'état de paix. De ces préoccupations, honorables en elles-mêmes, résulta une certaine mollesse dans les dispositions militaires, et, si attendu que fût l'événement, on fut surpris par lui quand il éclata. Surtout nul ne devina les sacrifices qu'un prochain avenir imposerait. Imprévoyance doublement regrettable car, de toutes les guerres, les plus

(1) Léon FAUCHER, Correspondance. Lettre du 14 avril 1854, p. 363. (2) Moniteur du 6 avril 1854.

longues, les plus sanglantes, les plus coûteuses sont celles qui, au début, furent insuffisamment préparées; et puis, si on avait entrevu la tragique grandeur des combats futurs, cette perspective n'eût-elle pas ravivé les dernières négociations à peine closes, et, à Saint-Pétersbourg comme à Paris et à Londres, n'eût-on pas, sous une suprême inspiration d'humanité et de bon sens, désavoué le mot fatal qu'on venait de prononcer?

Ce n'est qu'après bien des tâtonnements qu'on se décida, en croyant faire beaucoup, à créer un corps d'armée composé de trois divisions. La première fut confiée au général Canrobert, la seconde au général Bosquet, la troisième au prince Napoléon. Une quatrième division, dite de réserve, sous les ordres du général Forey, fut organisée en Provence : à peine formée, elle fut rattachée au reste de l'armée et remplacée par une cinquième division, la division Levaillant, qui elle-même, deux mois plus tard, était préte à être embarquée. La cavalerie se composa d'abord d'une seule brigade, puis d'une division. Le commandement du génie et celui de l'artillerie furent remis, dès le début, à de simples colonels, puis confié aux généraux Bizot et Thiry. C'est ainsi que le corps expéditionnaire se constituait, non tout d'une pièce, mais par accroissements successifs et en vertu d'ordres souvent contradictoires. Dès le 11 mars, un décret impérial avait appelé au commandement en chef le maréchal Saint-Arnaud, connu par les expéditions africaines, plus connu encore par la douteuse aventure du coup d'État, général brillant, actif, mais usé par une longue maladie et ne soutenant que par une énergie factice ses forces épuisées le maréchal choisit pour chef d'état-major le général de Martim-. prey, qui le devança à Marseille, et pour premier aide de camp le colonel Trochu, qui ne devait le rejoindre que plus tard le 15 avril, il quitta Paris, laissant au maréchal Vaillant le portefeuille de la guerre. -Tandis que les Français s'organisaient de la sorte, le chef des forces militaires britanniques traversait Paris et communiquait à l'Empereur les vues les plus récentes du cabinet anglais. Ce chef était lord Raglan, vieillard très respecté de ses concitoyens, d'une loyauté à toute épreuve, glorieusement blessé dans les campagnes du premier Empire,

:

ayant appris la guerre à l'école de Wellington, mais l'ayant apprise si anciennement que peut-être il l'avait un peu oubliée. De Paris, lord Raglan gagna Marseille : de là, il se dirigea sur Malte, où il arriva vers la fin d'avril et où la plus grande partie de ses régiments était déjà rassemblée. A ce début de l'entreprise, les forces anglaises s'élevaient à environ 25,000 hommes: l'effectif des troupes françaises ne dépassait pas 30,000 hommes, mais s'accroissait sans cesse par de nouvelles formations. Telle fut, à son origine, la composition de l'armée alliée. On la désigna bientôt sous le nom d'Armée d'Orient.

Quelle serait, en vue de la guerre future, la base d'opérations adoptée? A l'extrémité septentrionale du détroit des Dardanelles et presque à l'entrée de la mer de Marmara, s'élève au bord du rivage la ville de Gallipoli. Gallipoli possédait une bonne plage de débarquement placée entre deux mers, elle était facile à ravitailler elle n'était pas moins aisée à défendre, car elle était située sur une presqu'île, et quelques travaux exécutés à la gorge de l'isthme suffiraient à la rendre inabordable elle était enfin assez voisine de Constantinople pour qu'on pût, de là, menacer tout ennemi qui marcherait sur la capitale de l'Empire ottoman. Pour toutes ces raisons, Gallipoli fut choisie comme le point de ralliement, comme la place d'armes où seraient concentrés les dépôts, les ambulances, le matériel, les approvisionnements. Le 31 mars, les généraux Canrobert, Bosquet, Martimprey y arrivèrent avec une portion de l'état-major et quelques bataillons aussitôt ils se mirent à l'œuvre et préparèrent l'installation des troupes que les transports, nolisés pour le compte de la marine, allaient déposer sur les côtes de la Turquie.

:

La première impression fut pénible. Les villes du Levant plaisent et semblent pittoresques, mais à la condition qu'on n'y entre point. Lorsque nos officiers qui, pendant toute la traversée, avaient recherché à l'envi dans leur mémoire les souvenirs à demi effacés de l'antiquité classique, pénétrèrent dans les rues étroites et sales de Gallipoli, ils éprouvèrent une désillusion dont toutes leurs correspondances portent la trace.

Gallipoli est l'une des plus belles villes de la Turquie », avait annoncé pompeusement le Moniteur (1). La réalité ne répondait guère à ces engageantes assurances. « C'est aussi triste, aussi affreux que l'Algérie en 1835 », écrivait le général de Martimprey (2). Les tas d'immondices étalés sur la voie publique, le vent aigre qui soufflait dans le détroit, les chétives maisons. en bois aussi mal défendues contre le froid que contre le soleil, et proie facile pour l'incendie, tout accrut la déception. Les Turcs, plus humiliés que satisfaits, contemplaient d'un regard moitié indolent, moitié farouche, leurs protecteurs occidentaux déconcertés par notre activité, ils entravaient nos efforts plus encore qu'ils ne les secondaient; ils ne refusaient pas les services, mais les éludaient volontiers, et cette attitude malveillante ajoutait encore à la mauvaise humeur des nouveaux débarqués.

Les chefs avaient de plus graves soucis. Ils n'avaient pas seulement à lutter contre l'inertie des Turcs, mais aussi contre l'hostilité des Grecs, et cette hostilité fut poussée à tel point que, pour contenir les menées russes du roi Othon, une brigade française dut, à quelque temps de là, occuper le Pirée. Par-dessus tout, les retards des arrivages étaient une constante préoccupation. Tout contribuait à accroître les lenteurs. Le chemin de fer de la Méditerranée n'était point achevé entre Lyon et Valence : de là des transbordements qui consumaient un temps précieux (3). A Marseille même, les nouveaux quais n'étaient pas encore construits, et sur le vieux port, où affluaient les hommes et le matériel, régnait une activité plus fiévreuse que réglée. A cause de la disette, alors presque générale en Europe, les convois de céréales absorbaient en partie les ressources de la marine marchande, et l'État, même à des conditions onéreuses, pouvait à peine assurer le transport des hommes et des approvisionnements de guerre (4). De Marseille

(1) Moniteur du 30 mars 1854.

(2) Correspondance inédite.

(3) Historique du service de l'artillerie, p. 9.

(4) Commission d'enquête sur les transports maritimes de la guerre d'Orient, p. 20.

« PreviousContinue »