Page images
PDF
EPUB

LIVRE VI

LES NÉGOCIATIONS DE VIENNE

SOMMAIRE: I. LES PUISSANCES ALLEMANDES.— LA PRUSSE: le roi Frédéric-Guillaume IV; son caractère et ses tendances contradictoires pourparlers à Londres: protocole du 9 avril et traité du 20 avril : comment le roi de Prusse refuse de s'avancer davantage : caractère de sa neutralité.

II. L'AUTRICHE comment son attitude semble, au début, plus décidée : traité du 14 juin : note du 8 août : les quatre points: traité du 2 décem

bre 1854.

III.-Irritation de la Russie contre le gouvernement autrichien : le prince Alexandre Gortchakof et son attitude à Vienne : comment le gouvernement russe accepte en principe les quatre points.-De quelle façon les Russes s'appliquent à trainer les choses en longueur et à détacher l'Autriche des puissances alliées : conduite du prince Gortchakof et ses atermoiements: l'accession du Piémont à l'alliance occidentale. Chute du ministère Aberdeen. Mort du czar Nicolas.

IV. — Impression produite par la mort de Nicolas : c'est sur ces entrefaites que s'ouvre la conférence de Vienne, tant de fois retardée. Règlement des deux premiers points. Avec le troisième point (indépendance de l'empire ottoman et puissance russe dans la mer Noire) les difficultés commencent : séance du 20 mars: importance que la France et l'Angleterre attachent au troisième point plan arrêté à Londres. Départ de M. Drouyn de l'Huys pour Vienne ses entrevues avec M. de Buol et avec l'empereur FrançoisJoseph neutralisation ou limitation des forces russes dans la mer Noire: comment le prince Gortchakof se refuse à toute limitation expédients contradictoires qu'il propose: ouverture ou clôture des détroits : ajournement de la conférence.

V. Les vues de l'empereur Napoléon III et son projet de se rendre en Crimée. Opposition très vive en Angleterre : inquiétudes plus vives encore en France. Attentat de Pianori : comment le projet Voyage à Londres. · de voyage en Orient est abandonné.

VI.

Le dernier épisode des Conférences de Vienne : combinaisons de M. de Buol les contrepoids : comment et pour quel motif cette combinaison, peu avantageuse en soi, est acceptée par lord John Russell et par M. Drouyn de

l'Huys.

::

Désaveux venus de Londres et de Paris : démission de M. Drouyn de l'Huys et son remplacement par M. Walewski. — Fin de la conférence. VII. Opinion de l'Europe sur la conduite de l'Autriche : isolement de cette puissance. Véritable mobile qui a guidé à Vienne M. Drouyn de l'Huys : discours de M. de Montalembert au Corps législatif : où se trouve l'allié révolutionnaire.

I

Dans le grand conflit où étaient engagées la Russie, la France, l'Angleterre, la Turquie, c'était aux deux puissances allemandes qu'il appartenait d'intervenir soit comme médiatrices, soit comme belligérantes. On a vu les efforts tentés par l'Autriche pour prévenir la guerre. La rupture une fois consommée, quelles furent à Berlin et à Vienne les pensées et les résolutions?

Frédéric-Guillaume IV, alors roi de Prusse, unissait en son ame des pensées contradictoires qui tour à tour le dominaient. Tout en lui était contraste. Les tendances de son éducation le rejetaient bien en arrière dans le passé : puis, par intervalles, une rapide et grandiose vision d'avenir éblouissait son esprit au point de le troubler. Nul ne poussait plus loin que lui le culte du droit monarchique et le respect des anciennes coutumes; il se trouvait pourtant que, parmi les maisons royales, la plus antique par les privilèges, celle d'Autriche, lui inspirait encore plus d'envie qu'elle ne lui imposait de vénération. Il dédaignait et redoutait fort les souverains parvenus; l'élévation de LouisPhilippe l'avait jadis scandalisé; celle de Napoléon III l'avait naguère rempli d'effroi; cependant, chef d'une jeune monarchie, un peu tenu à distance par ses orgueilleux voisins, il lui arrivait de se tourner vers la France comme vers l'État qui aiderait le mieux sa fortune, qui ferait payer le moins cher son patronage et peut-être même n'en exigerait pas le prix. Les desseins du monarque étaient confus et flottants; il entrevoyait, il ne voyait pas ses combinaisons les plus pratiques, les plus positives méme, se mélaient de chimères on eût dit une de

ces perspectives lointaines où la terre ferme se perd dans les nuages et se noie dans les eaux. Parfois son ambition s'allumait; il s'indignait alors de son petit royaume mal conformé, créé d'appoints successifs, composé de provinces tantôt acquises par ruse ou par force, tantôt concédées par la dédaigneuse générosité de l'Europe; il se souvenait avec amertume de ces jours non lointains d'Olmutz où l'Autriche lui avait durement imposé ses volontés; il imaginait une Prusse agrandie, armée de toutes pièces, disciplinée, studieuse, cultivant la science uniquement pour la guerre et faisant la guerre uniquement pour le gain. Presque aussitôt, sa piété, qui était poussée jusqu'à l'exaltation, rejetait ces pensées comme téméraires et coupables; il se reportait violemment en arrière; il revenait à l'idée d'une société à la fois piétiste et féodale, à une sorte de moyen âge artificiellement reconstruit, à une vaste Sainte-Alliance dont la Prusse serait le bras droit. A peine avait-il caressé cette conception. qu'il s'avisait que la place était prise, prise par l'Autriche, prise par le Czar, et que dans cette hiérarchie, son royaume ne serait jamais qu'un comparse. De nouveau, il s'absorbait dans la vague ébauche d'un grand empire militaire, mais modernisé, préparé par lui, achevé par ses successeurs. Puis voici que le remords le ressaisissait une seconde fois, et aussi la crainte car, avec une prudence presque cauteleuse, il sentait que les périls d'une telle entreprise en égaleraient les profits. Tous les actes extérieurs du prince, ses écrits, ses paroles se ressentaient de ces étranges dispositions. Il s'exprimait en un langage tantôt sentimental jusqu'au mysticisme, tantôt positif jusqu'à la brutalité; ses entretiens étaient heurtés, pleins d'imprévu, presque d'incohérence; il était chevaleresque avec d'incroyables avidités de territoire; il n'était point l'ennemi des libertés publiques, mais volontiers il les eût revétues de formes antiques au point. de les rendre méconnaissables. Toujours sa pensée, distraite par instants, revenait vers le même objet, joie et tourment de sa vie, c'est-à-dire vers ce vaste empire qui réaliserait toutes ses ambitions, mais s'élèverait sur les ruines de ses plus chers scrupules. De vrai, c'était un précurseur, précurseur pour l'Allemagne comme Charles-Albert le fut pour l'Italic, indécis

[ocr errors]

d'ailleurs et ne voyant l'avenir que par échappées, malheureux en outre comme presque tous les précurseurs; car dans ses contemplations persistantes et solitaires, les lumières de son esprit s'usaient, s'usaient si bien qu'elles finirent par s'obscurcir et s'éteindre pour jamais.

Le conflit oriental avait surpris Frédéric-Guillaume au milieu de ses réves. En présence des complications naissantes, son embarras avait été grand. Beau-frère et grand admirateur du Czar, il était naturellement attiré vers la Russie. D'un autre côté, des liens affectueux le rattachaient à la reine Victoria ainsi qu'au prince Albert, et l'alliance anglaise lui semblait une des traditions de sa politique. Quant à Napoléon, il avait entretenu contre lui de très vives préventions, mais déjà les pacifiques déclarations de l'Empereur affaiblissaient ses répugnances. Le premier souci du monarque prussien avait été de ne se livrer à personne, de garder, comme il le disait, ses deux mains libres, afin de pouvoir sans doute, dès l'occasion, prendre de l'une et de l'autre. A la fin de 1853, le sanglant épisode de Sinope avait fort ému les sentiments humanitaires du Roi, et, sous cette impression, il s'était un peu éloigné du Czar. Au mois de janvier 1854, il avait, ainsi qu'on l'a vu, refusé de signer avec la Russie une convention de neutralité. Il avait été plus loin, avait songé à lier partie avec les puissances occidentales et avait expédié à cet effet à Londres un agent officieux, M. de Pourtalès. Frédéric-Guillaume n'indiquait pas la nature de son concours, mais, avec une précision toute prussienne, en stipulait d'avance le prix : ce prix, c'était la liberté éventuelle de remanier à son gré l'état territorial de la Confédération; c'était aussi la reconnaissance de ses droits sur la principauté de Neufchâtel. « Il s'agit de l'Orient, non de l'Allemagne ou de Neufchâtel », avait répondu lord Clarendon, et M. de Pourtalès n'avait trouvé quelque sympathie que chez le prince Albert. Au commencement de mars, le chevalier de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, dans un entretien avec le chef du Foreign Office, avait paru se prêter à de nouveaux pourparlers. Cette fois la Prusse demandait en échange de sa bonne volonté qu'on garantît sa frontière du Nord-Est et qu'on limitât

[ocr errors]
[ocr errors]

la marine russe de la Baltique. C'est sur ces entrefaites que les hostilités avaient éclaté. Frédéric-Guillaume s'associa alors par deux actes officiels à la politique des puissances occidentales. Le 9 avril, de concert avec l'Autriche, il protesta par un protocole en faveur de l'intégrité de l'empire ottoman. Le 20 avril, il signa avec le gouvernement de Vienne une convention par laquelle les deux États se garantissaient leurs territoires réciproques et s'engageaient à veiller à la sécurité générale de l'Allemagne. L'importance du traité résidait, non dans ces stipulations générales, mais dans l'article supplémentaire qui y était annexé. En vertu de cette disposition additionnelle, la Prusse et l'Autriche devraient s'unir pour solliciter de la Russie l'évacuation des provinces danubiennes en outre, l'incorporation des principautés ou le passage des Balkans serait pour les deux puissances allemandes un casus belli.

Cette convention serait-elle le dernier mot de la bonne volonté prussienne? L'incertitude ne fut pas longue. Méme au moment où il offrait ses services à Londres, le roi FrédéricGuillaume, toujours ondoyant et irrésolu, était plus disposé à la réserve qu'à l'action. C'est du moins ce que sa correspondance autorise à affirmer: « Je suis neutre, écrivait-il dès le 9 janvier au chevalier de Bunsen, et si quelqu'un veut me battre, je le battrai (1). » Le traité du 20 avril n'était point encore signé, et déjà le Roi s'appliquait par avance à le rendre vain. Deux partis se disputaient l'influence à Berlin : le parti russe, appuyé par la Gazette de la Croix et très puissant à la cour comme dans l'aristocratie' militaire; le parti libéral, plus favorable aux États occidentaux et soutenu surtout par le prince royal et par le premier ministre, M. de Manteuffel. FrédéricGuillaume conserva à la vérité M. de Manteuffel, mais pour tout le reste il inclina vers les amis du Czar. Le général de Bonin, ministre de la guerre, ouvertement hostile à la Russie, fut relevé de ses fonctions : le chevalier de Bunsen fut rappelé de Londres et remplacé par le général Von Groeben, l'un des

(1) Aus dem Briefwechsel Friedrich-Willems IV mit Bunsen von Leopold de Ranke, p. 322.

« PreviousContinue »