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« et non en séparer les clauses, autrement l'alliance tombe en

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pièces.

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Ce que M. Drouyn de l'Huys ne pouvait obtenir du ministre, il essaya de l'obtenir du souverain. L'empereur François-Joseph reçut le négociateur avec bienveillance, mais aussi avec une gravité soucieuse. A plusieurs reprises, il vanta les bienfaits de la paix comme pour marquer où le portaient ses préférences. Avec une franchise respectueuse, le plénipotentiaire français insista sur l'indivisibilité des stipulations arrétées entre les trois cours : faire triompher les unes et faire ensuite bon marché des autres, ce serait du même.coup anéantir l'acte du 2 décembre. Pour adoucir cette hardiesse, M. Drouyn de l'Huys célébra les avantages d'une entente intime entre la France et l'Autriche. « Le grand problème, dit-il, est de domp«ter la Révolution sans le secours de la Russie et de contenir « la Russie sans le secours de la Révolution : avec l'accord des « deux peuples la solution est trouvée... Ce qui m'a conduit à Vienne, ajouta-t-il avec un redoublement d'insinuante confi«dence, c'est bien moins le désir de faire la paix avec le Czar « que de consolider, de féconder l'alliance avec l'Autriche. " Le jeune empereur ne répondit rien, soit qu'il fût pris au dépourvu, soit que l'alliance qu'on lui offrait lui parût précaire ou trompeuse. Peut-être aussi le récent traité des puissances occidentales avec le Piémont lui tenait-il à cœur. Revenant à l'objet précis de sa mission, M. Drouyn de l'Huys voulut mesurer de nouveau la bonne volonté autrichienne et proposa une convention militaire éventuelle. A cette ouverture le monarque hésita; puis, éludant de répondre : « Attendons, « dit-il, la fin de la négociation. » Il était clair que l'Autriche consentait à peser sur la Russie, mais que son concours irait difficilement au delà (1).

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Sur ces entrefaites, un courrier de Saint-Pétersbourg arriva le 16 avril à l'ambassade russe. C'étaient sans doute les instructions attendues. Le 17, la conférence fut convoquée. La réunion était vraiment solennelle, et la présence de tant de person

(1) Rapports de M. Drouyn de l'Huys à l'empereur Napoléon III. (Les quatre ministères, p. 125 et suiv.)

nages éminents semblait présager une délibération importante. Le prince Gortchakof fut invité à exposer les intentions de sa cour. I prit alors la parole, déclara le plus tranquillement du monde qu'en effet il avait reçu un message de sa cour, mais que ses instructions lui prescrivaient de n'ouvrir aucun avis, de ne formuler aucun projet et de renvoyer l'initiative aux plénipotentiaires des puissances alliées. En dépit des convenances diplomatiques, quelques murmures éclatèrent. « Cela valait bien la peine d'attendre dix-huit jours!» s'écria M. Drouyn de l'Huys. Le prince Gortchakof, toujours courtois, s'excusa de son mieux il allégua les distances, déplora les retards, se déclara très pressé d'en finir; puis il ajouta, non sans quelque raison, que ce n'était pas à son maître à marquer lui-même la mesure de ses sacrifices. « Sans doute, interrompit « lord John Russell; mais si nous avons voulu que les proposi⚫tions vinssent de Saint-Pétersbourg, c'est par égard pour la « Russie nous avons pensé qu'elle était le meilleur juge des « concessions qui ne porteraient point atteinte à son honneur. Une grande puissance ne consent à la limitation de ses « forces qu'après de grands revers, et nous n'en sommes pas « là », répliqua Gortchakof.

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Tout présageait un échec. Cependant les plénipotentiaires français et britanniques ne renoncèrent point à exposer le plan concerté à Londres. Le 19 avril, ils proposèrent un système de limitation qui réduisait à quatre vaisseaux, à quatre frégates et à un nombre proportionné de bâtiments légers les forces respectives de la Russie et de la Turquie dans la mer Noire. M. Drouyn de l'Huys et, après lui, lord John Russell ne négligèrent aucun argument pour toucher l'envoyé russe. Une certaine restriction des droits de souveraineté, lorsqu'elle est librement consentie, n'est point dérogatoire à la dignité souveraine. De grands et puissants monarques ont adhéré à de pareilles clauses ainsi fit Louis XIV quand il souscrivit à la démolition du port de Dunkerque. A considérer équitablement les choses, est-ce bien une concession excessive que l'on sollicite de la Russie? Aujourd'hui les puissances alliées sont maitresses exclusives de la mer Noire en rouvrant les eaux de

poser

l'Euxin au pavillon moscovite, n'ont-elles pas le droit de certaines conditions? De tous les plans imaginés pour garantir l'indépendance de l'Empire ottoman, celui de la limitation est le plus sûr et aussi le moins onéreux pour l'ennemi. Objecterait-on l'amour-propre national? mais en vérité, après l'éclatante défense de Sébastopol, l'honneur n'est-il pas sauf et au delà? — Tel fut le langage des représentants de France et d'Angleterre. Le prince Gortchakof écoutait distraitement, comme si sa pensée eût été ailleurs. Quand cet exposé fut terminé, il se tourna vers le ministre autrichien. « Dans le cas, dit-il, où la « Russie refuserait d'accepter toute limitation de ses forces « dans la mer Noire, le cabinet de Vienne recourrait-il aux « armes? » A cette interpellation, le comte Buol se déroba : « L'Autriche, dit-il, appuie le projet en discussion; quant au « reste, l'Empereur mon maître se réserve sa liberté.

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On s'attendait à un refus immédiat contre l'attente générale, le prince Gortchakof demanda quarante-huit heures pour réfléchir. Ce délai écoulé, il reparut dans la conférence, cette fois pour repousser décidément tout système de limitation. Mais son esprit fertile en ressources lui avait suggéré une contreproposition qui consistait à abolir le traité de 1841 et à ouvrir le Bosphore aux pavillons de toutes les marines. C'était, disait-il, le mare apertum. Cette combinaison ayant excité plus de surprise que rencontré d'approbation, il retira son plan sans amour-propre d'auteur et, y substituant un projet tout contraire, proposa de proclamer la fermeture des détroits, sauf la faculté pour le sultan de les ouvrir quand il se jugerait menacé. C'était cette fois le mare clausum, et le prince Gortchakof ne manqua pas de le faire observer. Mare apertum, mare clausum! peu importait au prince, pourvu qu'il gagnat du temps et que l'Autriche fût enchaînée. La manœuvre était trop visible pour tromper personne, et, sans qu'on touchát au quatrième point, les représentants des puissances occidentales déclarèrent leurs instructions épuisées.

Officiellement, la négociation était terminée, terminée par un avortement. Cependant, si on ne consultait que les procèsverbaux des conférences, on n'aurait qu'une idée incomplète

des pourparlers engagés. Dans l'entre-temps des séances, M. de Buol avait rassemblé chez lui, dans des conciliabules intimes, ses collègues de France et d'Angleterre, et, comme on prévoyait les résistances obstinées de la Russie, on avait par avance élaboré à huis clos une sorte de système moyen, subtil, compliqué, à peine intelligible, tant on avait effacé les nuances à force de vouloir les combiner. Les plus optimistes se rattachaient à ce plan comme à une dernière espérance d'arriver à la paix ou tout au moins de décider le concours tant différé de l'Autriche. Il reste à raconter ce dernier et obscur épilogue des conférences de Vienne. Mais auparavant il importe de dire quelles pensées dominaient soit à Paris, soit à Londres, et quelles préoccupations se mélaient au souci des pourparlers diplomatiques.

V

Un grand dessein occupait alors Napoléon III et l'absorbait au point de lui faire oublier tout le reste. On a vu ses doutes sur la conduite du siège, ses impatiences, ses craintes que les ordres des chefs manquassent de vigueur et d'ensemble. Bientôt il s'était persuadé que sa présence sur le théâtre de la guerre pourrait seule assurer l'unité de commandement et imprimer aux opérations une allure décisive. Cette idée s'affermissant, il avait, dans une lettre du 26 février, confié ses pensées à lord Palmerston. Un suprême effort, disait-il, pourrait seul terminer l'entreprise; quant à lui, il était résolu à partir pour la Crimée, à doubler méme le chiffre de ses troupes, sous la seule condition que l'Angleterre se chargeat des transports.

La confidence était trop grave pour que le secret ne transpirât pas un peu. Parmi les conseillers de la Reine, l'impression fut vive. La présence de Napoléon III en Crimée diminuerait encore le rôle déjà trop effacé de l'armée britannique; peut-être aussi les combinaisons militaires du monarque fran

çais inspiraient-elles quelque méfiance. Comme l'Empereur devait aller au camp de Boulogne, lord Clarendon s'y rendit dans l'espoir d'ébranler sa détermination. L'homme d'État anglais se garda bien de combattre directement les projets du souverain; il se contenta d'énumérer les obstacles, de les grossir mėme un peu, d'effrayer ainsi l'esprit du prince, fort ignorant de tous les détails matériels. « J'ai parlé, disait-il à son retour « à Londres, comme un entrepreneur de transports.» «Nous ne « pouvons, faisait observer lord Clarendon, embarquer pour la « Crimée plus de dix mille hommes par mois. Si Votre Majesté part maintenant, elle sera réduite à l'inactivité en attendant. <«<les renforts qui ne peuvent arriver de suite. Or, l'Empereur « ne peut bouger que pour donner le dernier coup de main. C'est cela, repartit l'Empereur en appuyant sur ce mot, c'est cela, le dernier coup de main. — Sans doute; mais toutes « choses étant prêtes, il faudra au moins quatre mois pour ter« miner la campagne, même la plus heureuse. Ah! répliqua Napoléon, il faut que je sois de retour en mai. » Lord Clarendon, avec une réserve étudiée, se hasarda à faire valoir les susceptibilités de l'opinion anglaise ; mais l'Empereur, l'interrompant aussitôt : « L'honneur du drapeau anglais, s'écria-t-il « avec vivacité, sera ma première considération, même avant « le mien (1). » A la fin de l'entrevue, le souverain paraissait soucieux, non convaincu. C'était, en effet, le propre de sa nature de caresser longtemps ses desseins, de les entretenir, de les rejeter, puis de les reprendre tout à coup au moment où on les croyait abandonnés.

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Les projets impériaux ne tardèrent pas à s'ébruiter tout à fait. Le 28 mars, le maréchal de Castellane écrivait à l'un des officiers de l'armée d'Orient : « On affirme que le départ de l'Em« pereur pour la Crimée aura lieu le 15 avril : on dit que Sa « Majesté passera par Vienne et s'embarquera à Trieste (2). › Sur ces entrefaites, l'un des aides de camp du prince, M. de Béville, était arrivé à Constantinople et y avait visité plusieurs

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(1) Journal du prince Albert, 6 mars. (Life of the prince Consort, by Théodore MARTIN, t. III, p. 232-233.)

(2) Lettre au général Cler. (Correspondance inédite.)

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