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troupes commandées pour l'attaque avaient quitté leurs campements. Vers quatre heures et demie, la division Mayran, chargée d'enlever les Ouvrages-Blancs, se rassemblait dans les tranchées du Carénage : un peu plus vers la gauche, la brigade Wimpfen, de la division Camon, désignée pour l'assaut du Mamelon-Vert, prenait position dans les parallèles en avant du Mamelon. Quant aux réserves, elles se massaient, d'un côté, dans le ravin du Carénage; de l'autre, dans le ravin de Karabelnaïa c'était la division Dulac, destinée à appuyer la division Mayran; c'était la brigade Vergé, et, en arrière, la division Brunet, appelées à seconder l'attaque du général Wimpfen. Le général Pélissier s'était installé à la redoute Victoria : un peu plus en avant, près de la batterie Lancastre, se tenait le général Bosquet (1).

Comme six heures et demie sonnaient dans Sébastopol, un bouquet de fusées donna le signal de l'action. Aussitôt les deux brigades de la division Mayran débouchent des tranchées du Carénage. La brigade Lavarande franchit au pas de course les 300 mètres qui la séparent de la redoute Volhynie nos soldats abordent les positions ennemies, se jettent dans le fossé, escaladent l'escarpe en profitant de certaines aspérités rocailleuses, pénètrent dans la redoute par les embrasures et, après une courte lutte corps à corps, forcent les Russes à la retraite. La brigade de Failly ne déploie pas une moindre vigueur à l'assaut de la redoute Selenghinsk dont elle est éloignée de près de 600 mètres en peu d'instants, elle s'empare de l'Ouvrage. Les Russes refoulés se retirent vers la Batterie du 2 mai, mais ils en sont bientôt chassés par les nôtres. Pour comble de malheur, comme ils essayent de regagner l'enceinte, le lieutenant-colonel Larrouy-d'Orion, avec deux bataillons d'infanterie, descend jusqu'au fond du ravin du Carénage, en remonte rapidement la berge droite, leur coupe l'accès du pont-aqueduc qui les ramènerait vers la place et leur fait 400 prisonniers (2). Pendant ce temps, l'attaque du Mamelon-Vert était tentée

(1) Voir la carte no 3. (2) Voir la carte no 3.

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avec un égal succès. Depuis les parallèles jusqu'à l'ouvrage russe, la distance était de 450 mètres heureusement les ondulations du terrain permettaient d'échapper en partie aux vues de l'ennemi. Au signal du combat, la brigade Wimpfen se partage en trois colonnes à droite sont les tirailleurs algériens; au centre le colonel de Brancion avec le 50′ de ligne; à gauche le colonel de Polhès avec le 3° zouaves. Quelques embuscades sont rapidement enlevées. Puis on arrive devant la redoute que défend un large fossé, derrière lequel se dresse un parapet à grand relief. Ces obstacles n'arrêtent point les assaillants. Ils se jettent dans le fossé, s'aident de quelques éboulements du parapet, se hissent les uns sur les autres, arrivent jusqu'aux embrasures, pénètrent dans les retranchements. Au moment même de l'attaque, Nakhimof visitait le Mamelon-Vert. A sa voix, les canonniers, presque tous marins et dévoués jusqu'au fanatisme à leur chef, ont sauté sur leurs pièces et se sont préparés à une défense désespérée. Mais l'impétuosité de notre élan et la supériorité numérique de nos troupes déconcertent leurs résolutions. Nakhimof, presque cerné, n'a bientôt plus d'autre souci que de rallier ses hommes; il les ramène vers l'enceinte et les abrite derrière la courtine qui relie Malakof au Grand-Redan (1).

La victoire avait été si rapide que le combat n'avait duré qu'une demi-heure. Au même instant, pour couronner notre fortune, on apprenait que les Anglais venaient d'enlever l'Ouvrage des Carrières. Mais sur ces entrefaites, un incident survint qui faillit changer le succès en défaite.

En voyant fuir les Russes, les vainqueurs du Mamelon-Vert ne contiennent plus leur ardeur. Déjà il est près de sept heures et demie, mais, en ces belles journées de juin, le soleil est encore élevé sur l'horizon. Malakof se dresse à 500 mètres à peine, et peut-être reste-t-il assez de jour pour consommer le triomphe et tout terminer d'un seul coup. Quelques officiers entraînent leurs soldats ou se laissent entraîner eux-mêmes et débordent du Mamelon. Les voilà qui, à travers les excavations, les trous

(1) Voir TODLEBEN, Défense de Sébastopol, t. II, Ire part., p. 322 et 323.

de loup, les sinuosités du terrain, s'avancent vers les remparts, touchent presque les murailles du Bastion, essayent d'y pénétrer à la suite des Russes qui fuient. Le châtiment de cette imprudence ne se fait point attendre. Les assiégés, revenus de leur première surprise et en force derrière Malakof, vomissent la mitraille sur les téméraires assaillants. En un instant, tout le terrain qui avoisine l'enceinte se couvre des cadavres des nôtres. Les survivants se replient sur le Mamelon, s'y réfugient précipitamment, jettent la confusion méme parmi les troupes qui y sont demeurées, les entraînent dans leur mouvement rétrograde. Les Russes alors sortent en force de la place, réoccupent l'Ouvrage et, par une vigoureuse offensive, ramènent leurs adversaires jusque vers les tranchées.

L'heure était critique. Le sang-froid et la résolution du général Bosquet conjurèrent le péril. De la batterie Lancastre, il avait suivi toutes les péripéties du combat. Le jour baissait rapidement, et il n'y avait pas une minute à perdre pour ressaisir la victoire. L'ordre est donné d'engager les réserves. Tandis que la division Brunet, sortant du ravin de Karabelnaïa, vient occuper les parallèles, le général Vergé, avec la seconde brigade de la division Camou, se porte rapidement en avant. Ces braves bataillons se forment en colonne sous le feu de l'ennemi, rallient chemin faisant les troupes de la brigade Wimpfen et gravissent en battant la charge les pentes du Mamelon. Entre les Russes jaloux de garder leur proie reconquise et leurs adversaires ardents à venger leur passager échec, une dernière lutte s'engage. Enfin, le drapeau tricolore flotte de nouveau sur le Mamelon, et les assiégés se replient, non sans quelque désordre, derrière les remparts du faubourg, désormais leur unique défense (1).

A la tombée de la nuit, les officiers du génie prirent possession des Ouvrages et se hatèrent d'y exécuter les travaux qui consolideraient notre établissement. Ce ne fut ni sans trouble ni sans alerte qu'ils poursuivirent cette besogne. Plu

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(1) Rapport du général Pélissier. (Moniteur, 25 juin 1855.) — Journal des opérations du génie, p. 294 et suiv. Journal des opérations de l'artillerie, p. 303 et suiv.

T. 1.

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sieurs fois, ils furent interrompus par le feu de l'ennemi, mal résigné à sa perte. Le général Khroulef voulait même que, sans attendre l'aube, on tentát un retour offensif contre le Mamelon. Todleben l'en détourna. « L'attaque des redoutes du Carénage, lui dit-il, est trop hasardeuse pour qu'on songe à « l'essayer; quant au Mamelon-Vert, peut-être le reconquer«rait-on, mais il serait impossible de s'y maintenir sous le feu « des batteries françaises qui l'assailliraient de face et de « flanc (1). "

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Ce langage attristé de Todleben se justifiait. Désormais les Russes étaient privés de toutes leurs positions extérieures, et leur défense perdait le caractère agressif qu'elle avait gardé jusque-là. C'était le résultat, l'immense et glorieux résultat de la journée du 7 juin. Résultat d'ailleurs chèrement acheté ! car l'effusion du sang fut énorme, surtout si l'on songe à la brièveté de la lutte. Les Français comptaient 5,443 tués, blessés ou disparus (2) les Anglais, six à sept cents. En face de pareils chiffres, c'est une mince consolation d'ajouter que les pertes russes égalaient au moins les nôtres. Parmi nos morts, deux surtout éveillèrent les regrets, le colonel de Brancion, tué à l'attaque du Mamelon-Vert, au moment où il plantait sur le parapet le drapeau de son régiment; le général de Lavarande, frappé le 8 juin par un projectile de hasard, dans l'Ouvrage même qu'il avait conquis la veille. Par un sentiment de patriotique piété, Pélissier voulut que le souvenir des deux vaillants chefs se perpétuat aux lieux mêmes où ils étaient tombés. Il décida que les Ouvrages-Blancs s'appelleraient Ouvrages Lavarande, et le Mamelon-Vert Redoute Brancion.

(1) TODLEBEN, Défense de Sébastopol, t. II, Ir part., p. 331-332.

(2) FAY, Souvenirs de la guerre de Crimée, p. 260. Aide de camp du général Bosquet, M. Fay a puisé ces chiffres dans les rapports mêmes de son chef, Dans sa belle Histoire de la guerre de Crimée (t. II, p. 242), M. Camille Rousset reproduit le même relevé de pertes. - Voir aussi Journal des opérations du génie, p. 301. Le Journal des opérations de l'artillerie (p. 307), évidemment inexact sur ce point, n'estime qu'à 3,000 le nombre des tués et blessés.

V

Après tant d'engagements incertains ou stériles, la décisive victoire du 7 juin provoqua d'un bout à l'autre des bivouacs une grande et virile joie. Cette joie méme eut ses dangers. L'excès de la confiance succédant à l'excès de la timidité, l'idée s'accrédita qu'on pourrait tout tenter à bref délai, et que, non moins aisément que le Mamelon-Vert, Malakof lui-même tomberait sous nos coups.

Les raisons ne manquaient pas pour convier à l'audace. Il fallait, disait-on, mettre à profit l'entraînement qui suit toujours le succès l'ennemi, se fiant à ses ouvrages extérieurs, avait négligé de perfectionner certaines portions de l'enceinte, et il importait d'user de ces avantages avant que la défense fût complétée; la continuation des cheminements serait d'ailleurs lente, impossible peut-être, car en approchant de la place, on ne trouverait plus de veines argileuses, mais seulement des terrains rocailleux rebelles à la sape et à la pioche. Ainsi parlaient les partisans de l'action immédiate. A la vérité, des voix plus prudentes rappelaient les règles ordinaires des sièges : malgré les progrès des tranchées, nous étions encore à plus de 400 mètres de Malakof; les Anglais étaient à 250 mètres du Grand-Redan. A cette distance, était-il raisonnable de tenter l'assaut? On ajoutait que la surprise du 7 juin ne se renouvellerait pas deux fois, que les Russes, désormais en éveil, se tiendraient prêts à la moindre alerte. Mais ces avis semblaient plus timorés que sages surtout ils trouvaient peu de faveur auprès du général en chef, qui voulait, par des bulletins réitérés de victoire, établir l'excellence de son plan, déconcerter les critiques de ses lieutenants, désarmer les objections de l'Empereur lui-même.

A la témérité d'un assaut prématuré, il importait de n'ajouter

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