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scorbut, qui attaquait surtout les vétérans de Crimée. « Tous « les vieux soldats sont scorbutiques à divers degrés », écrivait le docteur Scrive (1). Les Anglais n'étaient pas plus épargnés que nous. Plusieurs de leurs généraux, les généraux Brown, Pennefather, Codrington, étaient malades. L'un d'eux, le général Eastcourt, succomba. Puis, à quelques jours de là, la mort s'abattit sur une plus grande victime. Le 28 juin, lord Raglan fut emporté, comme l'avait été Saint-Arnaud, par une attaque de choléra. On lui fit les pompeuses funérailles que réclamait son rang; on lui accorda les regrets que méritait la loyale intégrité de sa vie : puis le Caradoc ramena son cercueil en Angleterre, comme, huit mois auparavant, le Berthollet avait ramené à Marseille les restes du vainqueur de l'Alma (2).

C'est le propre du soldat et surtout du soldat français de subir des impressions vives, mais passagères, de se relever dans la souffrance même, et de reprendre courage dès qu'apparaissent les premiers signes d'une meilleure fortune. La crise morale que nous venons de décrire fut plus violente que durable. Avec le temps, le pénible souvenir du 18 juin s'affaiblit. Vers le milieu de juillet, le choléra commença à décroître. Quant aux discussions, elles s'épuisèrent par leur inutilité même, et, tout le monde se ralliant, bon gré, mal gré, aux vues du général en chef, on ne songea plus qu'à emporter, à force de patience, cette Sébastopol dont on était si proche. Le génie avait repris le travail des tranchées; seulement la nature rocailleuse du terrain rendait la tâche laboricuse, et il fallait profiter de toutes les dépressions du sol pour y hasarder les cheminements. Sur les pentes du Mamelon-Vert, l'artillerie établissait de nouvelles batteries qui domineraient le faubourg. La marche était lente, souvent entravée, d'un jour à l'autre peu visible on avançait cependant. Avant la fin de juillet, la pioche des sapeurs atteignait le glacis de Malakof, et le Petit-Redan n'était pas serré de moins près. Ces progrès faisaient renaître l'espoir que ce fameux siège, le siège de Troie,

(1) Rapport du 27 juillet. (Statistique médicale, p. 215.)

(2) Le commandement de l'armée anglaise fut confié, après la mort de lord Raglan, au général Simpson.

comme on ne cessait de répéter, approchait enfin du dénouement. C'est ainsi que la confiance renaissait. Combien n'eûtelle pas été plus grande si les regards eussent pu plonger au delà des murailles de Sébastopol! Quelles que fussent nos souffrances, elles n'étaient qu'une faible image des épreuves que la dernière période du siège réservait à nos rivaux.

VII

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Après la victoire du 18 juin, a écrit Todleben, les défen«seurs de Sébastopol se pénétrèrent de cette conviction que la << ville ne tomberait jamais au pouvoir de l'ennemi (I).

Vraie peut-être ce jour-là, cette impression n'était plus exacte quelques jours plus tard quand fut tombée la fiévreuse excitation du succès. Après un siège de près de neuf mois, la défense était épuisée par ses sacrifices mêmes. La garnison, quoique très nombreuse encore, subissait par le feu ou la maladie d'incroyables diminutions beaucoup de bataillons. étaient ramenés à deux ou trois cents hommes; certains régiments ne formaient plus que deux bataillons: le régiment de Mourom, écrasé le 7 juin à l'attaque des Ouvrages-Blancs, n'en comptait plus qu'un seul (2). Les vaillants matelots, qui, après la volontaire immersion de la flotte, avaient été affectés au service de l'artillerie, se trouvaient tellement réduits que, sur un grand nombre de points, le service des pièces était confié à des auxiliaires tirés de l'infanterie. Les chefs intrépides, que l'armée se plaisait à suivre à la trace, disparaissaient tour à tour. Depuis longtemps, Khornilof, ce héros de la première heure, reposait sous les voûtes de Saint-Vladimir. Le 19 mars, Istomine avait été tué par un boulet. Le 20 juin, on apprit que Todleben venait d'être blessé le bruit de sa mort se répandit

(1) TODLEBEN, Défense de Sébastopol, t. II, I part., p. 383. (2) TODLEBEN, Défense de Sebastopol, t. II, II part., p. 55.

même en Europe et revint dans nos camps. L'illustre ingénieur n'avait point succombé, mais sa blessure l'éloignait des remparts, et l'empêchait soit de surveiller l'exécution de ses ordres, soit de les modifier sur place suivant l'occurrence; de là quelque désarroi dans une défense jusque-là si bien conduite. Un deuil plus grand que tous les autres menaçait les assiégés. Le 10 juillet, Nakhimof, après avoir parcouru l'enceinte de Karabelnaïa, était arrivé vers le soir à Malakof. Monté sur la banquette d'une batterie, il observait à découvert les travaux de l'ennemi, quand une balle l'atteignit à la tête. Il tomba foudroyé et expira deux jours après, sans avoir repris connaissance. Nakhimof, ardent et austère, valeureux et modeste, était aux yeux de ses compatriotes le type accompli de toutes les vertus militaires. Ce fut avec un respect religieux, mêlé d'une profonde douleur, que les matelots défilèrent devant le corps de leur chef et, suivant la coutume russe, lui baisèrent la main avant qu'il eût disparu dans le cercueil. Il fut déposé à côté de Kornilof et d'Istomine, au lieu même où, dans la prévoyance de sa fin, il avait déjà marqué sa place.

La longueur de la lutte épuisait peu à peu les effectifs disponibles. Le gouvernement russe ne pouvait ni dégarnir tout à fait ses immenses territoires, ni laisser sans défense tous les points vulnérables de ses frontières. Quant à l'armée de secours, elle était considérable, mais ne pouvait rien contre un ennemi formidablement retranché. Pour nos adversaires plus encore que pour nous-mêmes, la Crimée était le gouffre qui prenait tout et ne rendait rien. Les régiments de l'armée régulière étant jugés insuffisants, des bataillons de réserve et des cohortes de milices furent acheminés vers Sébastopol. Ces bataillons, mal rompus aux fatigues, jalonnaient de leurs malades ou de leurs éclopés les longues routes de leur pays. Quand, après d'interminables étapes, ils atteignaient enfin le sol de la Crimée, il leur arrivait de croiser des files de voitures ou d'arabas tartares d'où s'échappaient des plaintes; c'étaient des convois de blessés ou de fiévreux qui s'acheminaient vers l'intérieur, et ce lugubre spectacle était le premier qui les frappát. Le bruit de plus en plus distinct du canon leur annon

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çait le terme du voyage: puis ils entendaient le son des cloches qui célébraient non les fêtes, mais les funérailles. Ils entraient enfin dans la ville. Déjà des maisons écroulées témoignaient des ravages du bombardement des incendies allumés par nos projectiles avaient créé des ruines que nulle main ne songeait plus à relever des barques sillonnaient la grande baie, conduisant les morts vers la rive septentrionale où se dressaient les cimetières agrandis. C'était là cette brillante Sébastopol que la tradition moscovite leur avait appris à révérer comme une cité sainte, Sébastopol qui résistait encore par un miracle de patriotisme, mais déjà se remplissait des tristes et confuses images de son inévitable destin.

En cette période suprême, tout devenait sujet d'anxiété. Tantôt la longueur du siège faisait craindre que, malgré les immenses approvisionnements des arsenaux, les munitions ne manquassent; tantôt le retard des convois amenait une passagère pénurie de vivres. Les maladies qui sévissaient dans nos rangs n'épargnaient pas plus nos ennemis durant l'été de 1855, le choléra, à lui seul, occasionna 3,500 décès (1). De tous les soucis, le plus grand était celui des blessés. L'administration étant aussi imprévoyante que le commandement militaire se montrait actif et dévoué, les médecins d'abord manquèrent. On y suppléa, soit par des chirurgiens étrangers, soit par les étudiants des Universités, jeunes gens aux études incomplètes et aux forces souvent trop débiles pour un si rude labeur. La pénurie des infirmiers n'était pas moindre. Sur l'initiative de la grande-duchesse Hélène, une communauté de Sœurs hospitalières fut organisée; puis on fit appel aux dévouements volontaires; on embrigada en sections les convalescents; on utilisa jusqu'aux détenus des prisons. Ces ressources, quelles qu'elles fussent, devenaient bien insuffisantes, quand après une sortie nocturne ou une journée de bombardement, les victimes de la lutte couvraient les glacis ou encombraient les bastions. Les lieux consacrés naguère au plaisir ou au luxe devinrent les

(1) Docteur HUBBENETH, professeur à l'Université de Kiew, Service sanitaire des hôpitaux russes pendant la de Crimée, guerre

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abris de la souffrance: c'est ainsi que l'ambulance principale fut établie d'abord au Club de la noblesse. Quant aux opérés, ils étaient transportés à la batterie Nicolas, située à l'extrémité de la ville, aux bords de la grande baie. De là, les uns étaient transférés vers le côté nord, les autres étaient dirigés vers les hôpitaux de l'intérieur mais ces voyages à travers les routes détrempées ou poudreuses étaient encore plus pénibles pour les blessés moscovites, que ne l'était pour les nôtres la dure traversée de la mer Noire. Bientôt le développement des opérations vers Karabelnaïa avait obligé à accroître les ressources hospitalières à l'extrémité septentrionale du faubourg, la batterie Paul fut aménagée pour les blessés de Malakof ou du Redan plus tard, une ambulance plus considérable fut établie sur le côté nord, à la batterie Michel. Si tristes que fussent ces asiles de douleur, il en était de plus terribles encore, c'étaient, au début du siège, les maisons Goustchine et Orlowsky, ce fut plus tard le palais Catherine. En ces lieux étaient déposés les blessés sans espoir : quiconque franchissait ce seuil ne pouvait ignorer que son sort fût fixé les religieuses elles-mêmes n'affrontaient qu'avec répugnance les tristesses de ce ministère inconsolé : « C'est en ces ambulances, disaient les généraux « moscovites, qu'on devrait conduire ceux qui suscitent légè «rement les guerres. » Là, s'exhalaient parfois des plaintes déchirantes; mais le plus souvent un calme lugubre régnait, soit que la résignation religieuse des Russes leur fit tout supporter, soit qu'ils fussent épuisés de leurs longs labeurs au point de se laisser tomber silencieusement dans la mort.

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Tant que les assiégés avaient gardé leurs positions avancées, les incendies avaient été rares. Quand, par la destruction de toutes leurs contre-approches, ils eurent été resserrés dans l'enceinte, notre feu exerça de fréquents et terribles ravages dans Karabelnaïa, puis dans la ville elle-même. Un jour, comme les médecins pansaient Todleben, une bombe éclata dans sa maison même (1). On dut évacuer les quartiers les plus exposés et se réfugier vers la grande baie. Dans la batterie Nicolas et

(1) HUBBENETH, Service sanitaire, p. 133.

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