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la batterie Paul, déjà affectées aux ambulances, furent centralisés tous les services administratifs. Là furent établis les états-majors et les chancelleries, là furent installés les logements des Sœurs et des médecins, là furent transférés quelques magasins et quelques restaurants demeurés ouverts le reste des casernes et des casemates fut livré aux soldats qui y étaient littéralement entassés, mais y trouvaient du moins un abri à peu près sûr dans les intervalles de leurs pénibles travaux. Malgré le danger, les femmes des marins qui, avec leurs enfants, composaient toute la population civile, s'étaient obstinées à ne point quitter leur demeure. Il fallut qu'une ordonnance leur enjoignit d'abandonner la ville. Elles partirent, puis reparurent. On les éloigna de nouveau. Alors, ne pouvant revenir une seconde fois et ne voulant pas quitter tout à fait ceux qui leur étaient chers, elles construisirent en vue de Sébastopol, sur les hauteurs de la rive droite de la Tchernaïa, quelques cabanes en planches où elles s'abritèrent à ces cabanes se joignirent d'autres chaumières; de là, un petit village, presque une petite bourgade qui se développa à côté de la place assiégée, comme Kamiesch à côté des bivouacs alliés (1).

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En dépit de tant de souffrances, la vaillante Sébastopol cachait fièrement ses plaies, au point de faire illusion à ses ennemis et à l'Europe. Du dehors, elle apparaissait avec ses remparts presque aussitôt réparés qu'ébréchés, avec ses canons qui vomissaient la mort, avec ses défenseurs qu'aucune défaillance n'atteignait. Les Russes continuaient à fortifier Malakof. Bien plus, dans le faubourg ils élevaient des retranchements intérieurs, comme pour prolonger la lutte si Malakof succombait. Pourtant, vers la fin de juillet, un signe sembla trahir la préoccupation d'une retraite. Des points élevés qui dominaient l'entrée de la rade, on aperçut les traces d'un immense travail auquel étaient consacrés beaucoup de bras et qui se poursuivait avec une extrême ardeur. C'était un pont flottant qui, faisant communiquer la batterie Nicolas avec la batterie Michel, relierait entre elles les deux rives de la grande.

(1) HUBBENETH, Service sanitaire, p. 135-138 et passim.

baie et le côté nord au côté sud (1). Était-ce pour l'unique besoin de la lutte qu'était poussé si activement ce difficile dessein? N'était-ce pas plutôt pour faciliter l'évacuation de la place dans le cas extrême de l'abandon de Sébastopol? Après tant d'efforts d'une énergie indomptable, cette entreprise parut, aux yeux d'un grand nombre, le premier indice d'une volonté qui fléchissait.

VIII

A Saint-Pétersbourg, on se révoltait encore contre la pensée d'un définitif échec, et, malgré tant de signes contraires, on souhaitait que les armées moscovites tentassent une dernière fois la fortune. Du ministère de la guerre arrivaient à l'adresse de Gortchakof (2) des recommandations assez semblables à celles qui des Tuileries étaient arrivées à Pélissier. Dans la capitale russe comme à Paris, on vantait les opérations à longue distance; on répétait qu'une défense qui coûtait chaque jour 250 hommes devient en peu de temps plus meurtrière que la plus sanglante bataille; on ajoutait qu'en dehors de la garnison de Sébastopol, l'armée de secours atteignait 90,000 hommes, et qu'une pareille force ne pouvait demeurer immobile jusqu'au bout. Gortchakof, comme Pélissier, repoussait ces desseins, qu'il tenait pour téméraires et dangereux. Il s'appuyait en cela sur l'autorité de Todleben. « Sur les hauteurs de Mackenzie, << disait-il avec le prévoyant ingénieur, l'armée russe occupe « une position inattaquable; mais sur le plateau de Chersonèse, « les alliés ne sont pas moins inexpugnables; quiconque aban« donnera le premier ses positions et ira au-devant de l'ennemi «< sera vaincu; la lutte, à l'heure actuelle, est forcément cir

«< conscrite sous les murs de Sébastopol. » Pélissier ne parlait

(1) Ce pont fut achevé le 27 août.

(2) Le prince Michel Gortchakof avait, au mois de mars, remplacé dans le commandement en chef le prince Menchikof.

guère autrement. Si l'on en juge par les dépêches qui furent publiées plus tard, le prince Gortchakof portait même dans ses convictions plus d'énergie que le commandant en chef français. « Ce serait tout simplement folie, écrivait-il le 17 juillet au « ministre de la guerre, que de prendre l'offensive contre un << ennemi supérieur en nombre et retranché dans une position « inabordable. Si je l'avais fait, je me trouverais actuellement << entre le Dniéper et Perekop (1).

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Cependant Alexandre II (et c'est là une ressemblance de plus avec Napoléon III) avait, lui aussi, ses missi dominici chargés de tout voir et de tout rapporter. Parmi ces messagers de la pensée impériale, l'un des plus importants fut l'aide de camp général Wrewsky. Arrivé en Crimée vers la fin de juin, il s'était aussitôt fort récrié contre l'attitude passive où on se renfermait, et, comme eût pu le faire au bivouac français un aide de camp de Napoléon III, avait vivement insisté pour que la guerre fût transportée en rase campagne. Comme ce plan, soutenu avec ardeur, soulevait un grand nombre d'avis favorables ou contraires, un conseil de guerre fut réuni le 9 août. Chacun devait produire sa pensée par écrit, sauf à la développer ensuite. Plusieurs des opinions émises montrent combien était, dès lors, jugé précaire le sort de la ville. Dans une note confidentielle, le gouverneur de la place, le comte OstenSacken, s'exprimait ainsi : « Le cœur rempli d'une profonde « affliction et d'une douleur poignante, je dois affirmer sur mon « honneur que la seule chance de salut qui nous reste est d'éva«< cuer le côté sud de Sébastopol (2). » Hâtons-nous de dire que cet avis extréme ne fut point discuté. Soit point d'honneur militaire, soit suprême espoir de quelque chance inattendue, une prochaine et grande action fut résolue. A contre-cœur, Gortchakof se rallia à ce dessein, si différent de ses vues réelles. A quelques jours de là, comme il s'était rendu auprès de Todleben, qui, souffrant encore de sa blessure, avait été transporté aux bords du Belbek, celui-ci n'hésita pas à condamner une telle

(1) TODLEBEN, Défense de Sébastopol, t. II, 2o part., p. 61. (2) TODLEBEN, Appendice, p. 19.

entreprise. Une attaque de l'extérieur contre les positions alliées ne pouvait amener, à ses yeux, qu'une défaite; une seule chose, ajoutait-il, pourrait sauver Sébastopol, ce serait une sortie générale du côté du Carénage, et encore faudrait-il que les préparatifs pussent être jusqu'au bout dérobés à l'ennemi (1). Une désapprobation si nette accrut les répugnances de Gortchakof. « Je suis, répétait-il, entre le mal et le pis. » Et c'est dans ces pensées découragées qu'il prit ses dispositions de combat.

Suivant le projet arrété entre les chefs moscovites, l'armée ennemie devait descendre des hauteurs de Mackenzie jusqu'aux bords de la Tchernaïa (2). Elle la franchirait soit à gué, soit. sur l'un des deux ponts qui la traversaient. Le principal de ces ponts, appelé Pont de Traktir, donna plus tard son nom à la bataille. La rivière une fois passée, les bataillons russes s'élèveraient d'un côté sur le mont Hasfort, de l'autre sur les monts Fedioukhine, qui dominent la rive gauche, en débusqueraient les troupes alliés et les rejetteraient jusque sur le mont Sapoune. Tel était en abrégé le plan du prince Gortchakof. Il consistait à déloger l'assiégeant de tous ses campements extérieurs, à le ramener vers le plateau de Chersonèse et à l'y tenir comme prisonnier. A l'encontre de ce plan, les objections étaient si fortes qu'elles s'imposaient naturellement à l'esprit. Même en cas d'avantage, les Russes, placés sous le feu de l'artillerie du mont Sapoune, n'auraient pu garder le terrain conquis. Tout, d'ailleurs, rendait invraisemblable le succès. Le mont Hasfort était gardé par 9,000 Piémontais qui avaient leurs avant-postes au delà de la rivière. Les monts Fedioukhine étaient occupés ou surveillés par trois divisions françaises, les divisions Camou, Faucheux et Herbillon, formant un effectif de 18,000 hommes. Ces positions, très fortes par elles-mêmes, étaient protégées non seulement par la Tchernaïa, mais encore par un canal qui coulait parallèlement à la rivière et n'était nulle part guéable. De tous côtés, les

(1) TODLEBEN, Défense de Sébastopol, t. II, 2€ (2) Voir carte no 2.

part., p. 73.

alliés étaient assurés de trouver des renforts : à l'est de Balaklava étaient campés 10,000 Turcs; dans la haute vallée de Baïdar bivouaquait la division de cavalerie d'Allonville; autour des monts Fedioukhine était établi le général Morris, avec ses chasseurs d'Afrique; enfin les troupes détachées du corps de siège pouvaient apporter en peu de temps un secours décisif. Gortchakof n'ignorait point ces chances mauvaises. « Il n'y a « pas à s'abuser, écrivait-il le 15 août au ministre de la guerre, « j'aborde l'ennemi dans des conditions détestables (1).

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L'événement répondit à ces tristes prévisions. Dans la nuit du 15 au 16, l'armée russe quitta ses campements et descendit. dans la vallée. Elle était partagée en deux corps, l'un sous les ordres du général Read, l'autre sous le commandement du général Liprandi, et atteignait, avec ses réserves, un effectif de près de 60,000 hommes. Une brume épaisse, que les premiers rayons du jour furent lents à percer, favorisa la marche des colonnes. A gauche, le corps de Liprandi joignit les avantpostes piémontais, les poussa de retranchement en retranchement et les ramena vers la Tchernaïa; à droite, le général Read gagna le pont de Traktir au delà duquel se dressaient sur les hauteurs les bivouacs français. Sur ce dernier point. se concentra toute la lutte car l'offensive contre le mont Hasfort fut bientôt abandonnée. Sauf quelques actions secondaires, la bataille se résume tout entière en une série d'attaques furieuses des Russes contre les monts Fedioukhine. C'est d'abord la 12 division qui franchit la Tchernaïa, passe le canal à l'aide de ponts volants, s'élance des deux côtés de la route de Balaklava à Mackenzie: déjà elle va atteindre le sommet des monts, déjà elle touche aux campements français, quand la division Faucheux, soutenue par trois bataillons de la division Camou, la refoule d'un élan vigoureux et la rejette de position en position jusqu'à la rivière. Ce que n'ont pu faire les régiments d'Odessa, d'Azof, d'Ukraine, la 5a division essaye de l'accomplir mais cette seconde tentative n'a pas un meilleur sort après avoir gravi une portion des hauteurs, les

(1) TODLEBEN, Défense de Sébastopol, t. II, 2 part., p. 79.

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