Page images
PDF
EPUB

jugea que son intérêt personnel, le seul qu'elle écoutât, exigeait son intervention immédiate. Dans l'éventualité d'une coalition contre la Russie, il était difficile qu'elle demeurat neutre, non moins difficile qu'elle prît les armes pour l'un ou l'autre parti. Une lettre de Frédéric-Guillaume, lettre, dit-on, très instante, arriva à Saint-Pétersbourg et conjura le Czar de céder. Alexandre II n'avait point l'humeur inflexible de son père. Ce qui était en jeu, ce n'était point son honneur depuis longtemps sauvegardé, mais tout au plus son amour-propre. Devant cette réprobation unanime de l'Europe, devant les remontrances de la Prusse elle-méme, jusque-là si complaisante, le jeune empereur se troubla. Toutes les nouvelles. qu'il recevait de l'intérieur de son empire lui démontraient, d'ailleurs, l'opportunité de traiter. Les instructions du comte Esterhazy lui prescrivaient d'attendre, jusqu'au 18 janvier, la réponse à ses propositions Le 16, des dépêches transmises de Saint-Pétersbourg à Vienne et aussitôt communiquées dans toutes les capitales, annoncèrent que la Russie acceptait le projet autrichien et l'acceptait sans réserve.

En France, les inquiétudes des derniers jours rendirent plus vive encore la joie publique. Seul, parmi tous les organes de la presse, le Siècle fit entendre une voie discordante, se plaignit qu'on n'eût stipulé ni pour la Pologne, ni pour l'Italie, et formula l'espoir que ces questions, négligées dans les préliminaires, seraient débattues dans le traité général (1). En 'Angleterre même, la satisfaction l'emporta sur l'esprit de dénigrement. A la vérité, le Times engagea ses compatriotes à se méfier des artifices de la Russie qui, sans doute, reprendrait en détail ce qu'elle concédait en bloc. « Nous pouvons payer et nous pou«vons combattre », ajoutait-il à quelques jours de là avec un redoublement d'acrimonie. Mais cette malveillance soupçonneuse trouvait de moins en moins d'écho. Le gouvernement russe, quoi qu'on pût craindre de lui, ne retira aucune de ses concessions. Bien au contraire, il se plut à dissiper toute équivoque, et, dans un article du Journal de Saint

(1) Voir le Siècle, 21 janvier 1856.

Pétersbourg, précisa de nouveau avec la plus loyale netteté l'étendue de ses sacrifices. Le 1" février, un protocole signé à Vienne constata l'accord de toutes les parties. C'étaient, à proprement parler, les préliminaires de la paix.

IV

Paris avait été désigné pour le siège du Congrès qui discuterait le traité définitif. Dès le milieu de février, les plénipotentiaires commencèrent à arriver. Ce fut d'abord M. de Brunnow, l'un des plus fins parmi les Moscovites, l'un de ceux qui connaissaient le mieux toutes les subtilités de la langue diplomatique. Puis ce fut le comte Orlof, premier plénipotentiaire russe, nom illustre entre tous dans son pays, chargé de dignités autant que d'années. Les Parisiens se montraient volontiers ce vieillard de haute taille et de grande mine, et se le montraient avec une curiosité sympathique car à nos alliés nous préférions déjà nos ennemis, et ceux-ci, avec l'insinuante souplesse familière à leur race, ne négligeaient rien pour accentuer cette impression. Bientôt survint le chef du Foreign Office, lord Clarendon, justement soucieux de prévenir une union trop intime entre Français et Russes, et de ne pas laisser réduire à néant les fruits déjà si minces de la victoire. Sur ces entrefaites, les journaux annoncèrent l'arrivée de M. de Buol, fastueux comme toujours. Chemin faisant, il s'était arrêté à Francfort, sans doute pour laisser à M. de Bismarck, ministre prussien près la Confédération, le temps de le crayonner. « M. de Buol est ici, écri« vait-il le 14 février; tout le troupeau de la Diète va lui rendre ses hommages; je ne me suis pas mêlé aux Dii minorum gentium. » Il le vit pourtant le lendemain, le trouva « d'une « amabilité extraordinaire ». Le chef du cabinet autrichien lui exprima «l'ardent désir » que la Prusse fût admise au Congrès : si, malgré tous ses efforts, elle ne devait pas y figurer, on pouvait être certain que lui Buol défendrait les intérêts prussiens

"

"

avec autant de chaleur que ceux de l'Autriche elle-même. M. de Bismarck ne manqua pas de rendre compte de l'entrevue. « Je voudrais, ajouta-t-il, être une heure seulement « dans ma vie le grand homme que Buol croit être tous les jours, et ma gloire serait établie à jamais devant Dieu et « devant les hommes (1). » Peut-être le portrait ne doit-il être accepté qu'à correction. En tous cas, une si tranquille satisfaction eût montré, dans le chef du cabinet de Vienne, plus d'optimisme que de clairvoyance car le sort allait le mettre en présence de la Russie irritée, de l'Angleterre à demi satisfaite, de la France courtoise plutôt que sympathique. Pour comble de déplaisir, il verrait s'asseoir, non loin de lui, à la table du congrès, le représentant de la Sardaigne. M. de Cavour, en effet, s'acheminait vers Paris, modeste comme il convenait à une fortune naissante, silencieux, mais attentif aux occasions, aussi ardent à réclamer son salaire que la France était prompte à tout abandonner, plein de projets gradués qu'il évoquerait tour à tour ou laisserait dans l'ombre suivant la bienveillance ou la froideur de l'Europe. De tous ces diplomates, le moins en vue était, à coup sûr, le ministre de la Porte, Ali-Pacha. Si nous en croyons un observateur perspicace de ce temps-là, c'était cependant un Turc comme il

Y « en a peu, petit, maigre, avec un doux regard, parlant par« faitement le français, habile, bien informé, éclairé, hono«rable (2) ». L'esquisse eût-elle été fidèle, ces dons ne pouvaient étre que stériles. L'empire ottoman, cause première de la guerre, était oublié, et les lauriers de Silistrie s'étaient fanés au point de ne plus refleurir. A l'inverse du Piémont, la Turquie luttait, non pour gagner, mais pour ne pas perdre, et encore était-il certain que ce qu'elle conserverait aujourd'hui lui serait, dans l'avenir, arraché par lambeaux. A chacun des plénipotentiaires était adjoint l'ambassadeur ordinaire accrédité à Paris; c'était pour l'Angleterre lord Cowley, pour l'Autriche M. de Hubner, pour la Sardaigne M. de Villamarina, pour la

(1) Correspondance de M. DE BISMARCK, t. II, p. 128-136.

(2) The Greville Memoirs, t. VIII, p. 23.

Turquie Méhemmed-Djémil-bey. M. Walewski, ministre des affaires étrangères, et, au-dessous de lui, M. de Bourqueney, représentaient la France. Tel était le personnel du congrès.

La première séance eut lieu le 25 février au ministère des affaires étrangères. La présidence fut déférée d'un accord unanime à M. Walewski. M. Benedetti, directeur des affaires politiques, fut commis à la rédaction des procès-verbaux. Un armistice fut aussitôt conclu jusqu'au 31 mars, et la nouvelle en fut, sur l'heure, communiquée aux quartiers généraux. Après ces préliminaires, la discussion commença.

C'est à propos du régime de l'Euxin que les conférences de Vienne avaient échoué. Depuis ce temps, la prise de Sébastopol avait anéanti sur ces rivages la puissance navale de la Russie, et nos ennemis avaient eux-mêmes détruit ce qui restait de leur flotte. Exclure de ces eaux intérieures tous les navires de guerre, sauf les bâtiments légers destinés à la protection du commerce, proscrire le rétablissement de tout arsenal maritime, c'était reconnaître en principe un état de choses déjà existant en fait. La neutralisation de la mer Noire fut donc proclamée sans aucune objection de la part de nos adversaires. Ils se contentèrent de revendiquer au profit du port de Nicolaïef, creusé au confluent du Boug et de l'Ingoul, le droit de construire les bâtiments de petite dimension destinés à la police des côtes, et cette prétention parut si légitime que les Anglais eux-mêmes n'hésitèrent pas à l'accueillir. - Ce premier succès faisait bien augurer du reste. La condition des chrétiens dans l'Empire ottoman avait été la première cause de la guerre et devait naturellement fixer dès le début l'attention du Congrès. Déjà un décret du Sultan, devançant l'œuvre des conférences, avait accordé à chaque communion le libre exercice de son culte. Les plénipotentiaires abordèrent cette question dès le 28 février, mais l'abandonnèrent ensuite et n'y revinrent que dans la séance du 25 mars. Ils adoptèrent alors la rédaction suivante qui devint l'article 9 du traité : « Sa Majesté Impériale le Sultan, dans sa constante sollicitude « pour le bien-être de ses sujets sans distinction de religion ni de race, ayant octroyé un firman qui, en améliorant leur sort,

[ocr errors]

"

"

"

[ocr errors]

"consacre également ses généreuses intentions envers les populations chrétiennes de son Empire, et voulant donner un << nouveau témoignage de ses sentiments à cet égard, a résolu « de communiquer aux puissances contractantes ledit firman, spontanément émané de sa volonté souveraine. Les puis«sances contractantes constatent la haute valeur de cette communication. Il est bien entendu qu'elle ne saurait, en aucun « cas, donner le droit auxdites puissances de s'immiscer soit collectivement, soit séparément, dans les rapports de Sa Majesté «le Sultan avee ses sujets, ni dans l'administration intérieure de ❝ son empire. La question de la navigation du Danube fut également résolue sans débat irritant. Il fut convenu qu'à part les règlements de police et de quarantaine, aucun obstacle ne serait apporté au libre transit par la voie du fleuve. Une commission fut instituée pour régler les détails qui échappaient à l'œuvre nécessairement générale du congrès. Quant aux Principautés danubiennes, l'ancien protectorat russe fut aboli, et on convint que ces provinces jouiraient d'une entière indépendance, sous la suzeraineté de la Porte. La Moldavie et la Valachie seraient-elles réunies? Cette question, tant agitée depuis, fut soulevée, non tranchée : on se contenta de décider qu'une commission se rendrait sur les lieux et proposerait les bases de l'organisation future. Sur un seul point, la discussion s'anima, ce fut à propos de la rectification de frontière réclamée en Bessarabie. La cession de territoire était insignifiante, mais blessait au vif l'amour-propre moscovite. Il en coûtait à la Russie de ne plus toucher au Danube sur aucune partie de ses limites. Le 8 mars, le baron Brunnow offrit de renoncer aux îles du Delta et de raser les forts d'Ismaïl et de Kilia-Nova. Cette proposition ne fut pas accueillie. Le tracé adopté partait de la mer Noire à l'est du lac de BournaSola, rejoignait la route d'Akerman, la suivait jusqu'au val de Trajan, passait au sud de Bolgrad, remontait le long de la rivière de Yalpuk et rejoignait le Pruth. Dans la pensée des alliés, cette revision de limite n'était qu'une compensation équitable toutes les conquêtes de la Crimée étant rendues, il était juste que la Russie consentit ailleurs à quelques sacri

« PreviousContinue »