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possible. C'était bien ce même typhus des armées qui, en 1813, après la défaite de Leipzig, s'était montré dans les hopitaux des bords du Rhin et avait abattu tant de victimes. L'épidémie détermina en décembre 323 décès, en janvier 464, en février 1,435, en mars 1,830; puis elle diminua rapidement. Le nombre des typhiques qui succombèrent fut, en Crimée, de 4,052 et s'élève au chiffre total de 5,689 si l'on tient compte des évacués qui expirèrent à Constantinople (1). La statistique est plus navrante encore si l'on ajoute aux ravages du typhus ceux des autres maladies. Durant cet hiver funeste, plus de 47,000 hommes entrèrent aux hôpitaux de Crimée, près de 9,000 y moururent (2).

Le fléau commençait à décroitre, et les premières verdures du printemps ranimaient un peu les bivouacs attristés, lorsque, le 1 avril, parvint dans les camps la nouvelle du traité définitif. Les jours qui suivirent furent consacrés aux fétes, aux revues, aux récompenses. Anglais et Français échangèrent des décorations et des médailles. Tandis qu'à Paris l'Empereur élevait à la dignité de maréchal les généraux Canrobert et Bosquet depuis longtemps revenus en France, le commandant en chef distribuait des croix et décernait des grades qui jamais ne furent mieux gagnés. Rien ne s'opposait plus à ce que Russes et Français fissent succéder aux rigueurs de la guerre les témoignages de leur mutuelle courtoisie. Sur les hauteurs de Mackenzie, le général Luders, qui avait succédé au prince Gortchakof, donna à ses ennemis d'hier le spectacle d'une revue. A ces prévenances, les alliés répondirent d'abord par un brillant carrousel; puis, dans une fête militaire grandiose, ils déployèrent, aux yeux du général en chef russe, les plus beaux bataillons de leur armée. Chacun s'empressait à parcourir une dernière fois les lointains rivages que, sans doute, on ne reverrait plus. Les uns s'engageaient à travers les ruines de Sébastopol, gigantesque amas de décombres où rien ne subsistait; car les alliés, peu de jours avant l'armistice,

(1) Tableaux de M. le D' Scrive, médecin-inspecteur du service de santé des armées. (Statistique médico-chirurgicale de l'armée de Crimée, p. 278 et 346.) (2) SCRIVE, p. 280.

avaient fait sauter les docks, le fort Nicolas, le fort Alexandre, et consommé par là les destructions. Les autres s'acheminaient vers Kamiesch, ville étrange née de la guerre et destinée à disparaître avec elle : là s'agitaient les marchands de toute origine, Juifs, Grecs, Levantins; c'étaient les seuls que la paix déconcertât, car ils avaient fait de grands approvisionnements et ne se consolaient pas que la source de leurs bénéfices fût tarie. D'autres, avant de partir, essayaient de fixer par le crayon les lieux où ils avaient vécu, combattu, souffert. Beaucoup s'occupaient à rassembler des armes, des débris de projectiles, des souvenirs de toute sorte, modestes trophées qui orneraient leur demeure et seraient comme les témoignages de leur vie guerrière. Surtout un pieux empressement conduisait vers les cimetières nul ne contemplait sans émotion leur enceinte agrandie, et la joie du retour s'assombrissait par la pensée de ceux que la terre de Chersonèse garderait pour jamais.

Cependant la marine déployait toutes ses ressources pour embarquer les hommes, les chevaux, le matériel. La tâche était pénible et difficile autant qu'ingrate. On dut même renoncer à emmener les chevaux, et la plupart furent vendus en Turquie. L'évacuation commença en avril, se poursuivit en mai, et, vers la fin de juin, était presque achevée. Tandis que l'administration de la guerre jugeait l'opération bien longue, les amiraux se plaignaient, au contraire, que les navires fussent trop chargés (1). Pélissier avait songé d'abord à devancer le retour de ses troupes sur l'avis du maréchal Vaillant, il se décida à ne partir qu'après tous les autres. Le 4 juillet, Kamiesch et la Chersonèse furent remises aux autorités russes. Le lendemain, le commandant en chef prit passage à bord du Roland. Quelques heures plus tard, Sébastopol avait disparu aux regards de nos derniers soldats.

(1) Voir Rapport du ministre de la guerre. (Moniteur, 25 octobre 1856.)

VI

Ainsi finit la guerre de Crimée, expédition modeste à l'origine, qui dériva par degrés en une immense entreprise. Rarement les hommes mesurent par avance toute la portée de leurs desseins. Quand l'empereur Nicolas hasardait ses fameuses confidences à sir Seymour, quand le prince Menchikof étalait à Constantinople l'insolent appareil de son pouvoir dominateur, quand la France et l'Angleterre poussaient leurs flottes jusqu'au Bosphore et débarquaient à Gallipoli leurs premiers régiments, nul, à Saint-Pétersbourg, à Paris, à Londres, nul n'eût osé prévoir, pressentir, imaginer la grandeur des sacrifices futurs. L'ambition du Czar était d'ajouter une nouvelle hardiesse à toutes celles que l'Europe avait tolérées, et de franchir, sans éveiller trop de colères, une étape de plus dans la voie qui consacrerait le vasselage de la Turquie La France et l'Angleterre, après une campagne diplomatique irréprochable (irréprochable surtout pour nous), se flattaient qu'une démonstration militaire limitée suffirait à couronner les efforts de leurs négociateurs. Cependant entre Russes et Ottomans, la lutte avait éclaté. D'abord les alliés cherchèrent leurs ennemis aux rives du Danube. Puis, un peu par hasard, ne sachant où aller, ils s'embarquèrent pour la Crimée, sans cavalerie, sans matériel de siège, plus en chercheurs d'aventures qu'en soldats des grandes guerres. Les meilleures témérités sont celles qui se poursuivent jusqu'au bout. A l'audace du débarquement, au bonheur d'une victoire ne se joignit pas la témérité suprême qui peut-être eût conquis Sébastopol. On vit alors une chose. étrange, inouïe, une ville qui se fortifiait en face même de l'ennemi. De part et d'autre on s'obstina. De 40,000 hommes, les forces françaises furent portées à 60, 80, 100, 140,000 hommes. Anglais et Russes accrurent leurs effectifs dans la même proportion. Seuls, les Turcs, pour qui on combattait, demeu

rèrent immobiles, faisant les corvées, comptant les coups, mourant en grand nombre, mais sans gloire, et s'en remettant de tout au Prophète. Mais était-ce bien pour eux qu'on bataillait? Des Lieux saints, du protectorat des églises chrétiennes, de toutes ces causes primitives du conflit, nul ne se souciait. Quand les enfants se battent pour un jouet, ils commencent par briser le jouet sous leurs pieds; puis ils continuent à se battre. Les peuples ne sont guère plus sages. On se battait sans trop savoir pourquoi on ne s'en battait d'ailleurs que mieux Avec ses à-coups, ses incohérences, ses révolutions dans le commandement, l'entreprise conserva jusqu'au bout son caractère d'aventure, mais d'aventure devenue gigantesque et transfigurée par d'héroïques épisodes. Tout cela dura onze mois, tant qu'enfin les Russes épuisés nous abandonnèrent, non Sébastopol, mais un amas de ruines, et de ruines dont le canon de l'ennemi troublait parfois la possession paisible.

La paix conclue, on put à loisir supputer le prix de la lutte. Les pertes des Français s'élevaient à 95,000 hommes, 20,000 tués par le feu, 75,000 terrassés par la maladie (1). 20,000 Anglais avaient succombé, dont 4,000 seulement dans les combats ou les assauts (2). Les Sardes n'avaient perdu que 28 hommes tués à la bataille de Traktir; mais à ce chiffre insignifiant il faut ajouter plus de 2,000 décès enregistrés dans les hôpitaux, la plupart à la suite du cholera (3). Les pertes des Turcs, faute de données précises, n'ont pu étre évaluées, mais on ne les estime pas à moins de 30,000 hommes,

(1) Docteur CHENU, Rapport au conseil de santé sur le service médico-chirurgical à l'armée d'Orient, p. 579. Le rapport du ministre de la guerre à l'Empereur (Moniteur, 25 octobre 1856) n'évalue les pertes qu'à 69,220 hommes. Cette différence parait tenir en grande partie à ce que M. le docteur Chenu comprend dans son rapport plus de 15,000 hommes morts de leurs blessures ou de maladies à la suite de leur rapatriement.

(2) Déclarations de lord Panmure, secrétaire d'État à la guerre, Chambre des lords, 8 mai 1856. (Parliamentary débates, Third series, t. CXLII, p. 187.)

(3) Voir déclarations du général La Marmora à la Chambre des députés sarde, 16 mars 1857. (Atti del parlamento subalpino, p. 1009.) Voir aussi État du docteur Chenu, d'après les documents fournis par le docteur Antonio Comisetti, président du conseil de santé de l'armée italienne. (CHENU, Rapport au conseil de santé, p. 614.)

presque tous tombés dans les combats du Danube ou frappés par les épidémies dans les bivouacs de Crimée. Quant aux Russes, les écarts des divers rapports ne permettent guère de préciser l'étendue de leurs sacrifices. Les calculs qui paraissent les plus dignes de foi fixent à 110,000 leurs tués ou leurs morts (1) évaluation fort incomplète elle-même, car elle ne comprend pas les victimes du typhus pendant le second hiver, elle ne comprend pas davantage le nombre certainement immense de ceux qui succombèrent sur les longues routes de la Russie avant d'atteindre la Crimée. En résumé, si on rassemble tous les éléments que la statistique nous fournit, on peut, sans crainte aucune d'exagération, fixer au chiffre minimum de 300,000 hommes le tribut funèbre que la guerre d'Orient préleva sur les armées belligérantes.

Une sorte de destin tragique sembla peser sur les acteurs de ce grand drame. Presque aucun de ceux qui touchèrent aux débuts de l'entreprise n'en vit le dénouement. L'empereur Nicolas, auteur originaire de la catastrophe, disparut bien avant les luttes finales. Saint-Arnaud, le premier chef de l'armée française, ne débarqua en Crimée que pour y vaincre et y mourir; puis, à huit mois de distance, la même épidémie qui l'avait emporté coucha lord Raglan dans le cercueil. Le général Bizot, qui, le premier, ouvrit la tranchée devant Sébastopol, tomba sous les coups ennemis sans que l'œuvre fût achevée. Du côté des Russes, Khornilof, Istomine, Nakhimof, les trois glorieux amiraux en qui se personnifiait la résistance, périrent sur les remparts bien avant que la défense eût épuisé ses dernières forces. Ceux mémes qui ne succombèrent pas cédèrent la place à d'autres, comme si plusieurs chefs dussent se relayer pour la tâche. Canrobert, qui succéda à Saint-Arnaud, fut lui-même remplacé par Pélissier, qui cueillit le fruit de la victoire à lord Raglan succéda le général Simpson, qui fut. vers la fin de la guerre, relevé de sa charge par le général Codrington: au prince Menchikof succéda le prince Gortchakof

(1) Docteur HUBBENETH, Service sanitaire des hôpitaux de Crimée, appen. dice n° 2, p. 9.

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