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tribunaux de première instance ou d'appel, et à soixante-quinze ans pour ceux de la Cour de cassation (1). La mesure en ellemême méritait l'approbation; car, en l'absence de toute limite d'age, des hommes frappés de caducité avaient été parfois maintenus sur leurs sièges. Si sage qu'elle fût, elle n'était pas tellement urgente qu'on ne pût attendre la réunion du Corps législatif, et elle révélait par sa date même la pensée qui l'avait inspirée. Cette pensée, c'était d'introduire en masse dans les compagnies judiciaires des magistrats jeunes, liés au pouvoir par la gratitude, animés surtout de cet esprit autoritaire et répressif qui semblait alors la première des qualités. — Grâce à ces décrets successifs, grâce aux révocations peu nombreuses, mais immédiates, qui avaient suivi le coup d'État, le gouvernement fut assuré non seulement contre la malveillance, mais contre la tiédeur de ses agents. L'obligation du serment, imposée par la Constitution aux fonctionnaires de toute catégorie et étendue aux mandataires électifs de la nation, acheva bientôt de plier à la même discipline tous ceux qui touchaient aux affaires publiques. Chaque serviteur de l'État eut d'ailleurs dans le préfet de son département un contrôleur vigilant de ses actes et de sa conduite. C'est de cette époque que datent surtout le crédit et l'importance de ces fonctionnaires. Tout contribua alors à grandir leur rôle. La création des commissions mixtes les avait investis du redoutable pouvoir de juger. Les instructions ministérielles les invitèrent à ramener de plus en plus dans leurs mains les multiples services qui dépendaient d'eux. Leurs traitements furent augmentés. On ne se contenta pas d'accroître leurs émoluments, on élargit le cercle de leurs attributions. Des circulaires et des arrêtés leur conférèrent la faculté soit de nommer les commissions hospitalières, soit de désigner les agents secondaires des ponts et chaussées. Enfin un décret du 25 mars consacra leur omnipotence en leur remettant une foule de décisions qui avaient appartenu jusque-là au pouvoir central. Désormais les employés inférieurs des services départementaux n'attendirent plus que d'eux leur faveur ou leur disgrace. Par une étrange

(1) Décret du 1o mars 1852. (Bulletin des lois, 1852, 1o semest., p. 437.)

T. I.

erreur ou un singulier euphémisme, ce décret fut désigné sous le nom de décret de décentralisation. La vérité, c'est que cette décentralisation toute nouvelle n'ôtait rien au pouvoir central, ne concédait rien aux conseils élus. Ce que l'autorité ministérielle abandonnait, l'autorité préfectorale le reprenait aussitôt. Il n'y avait qu'un déplacement de rouages, une substitution de la bureaucratie départementale à la bureaucratie parisienne, plus soigneuse et mieux recrutée. Le décret ne vaudrait que ce que vaudraient les préfets et surtout leurs bureaux.

Toutes les dictatures ont la même ambition, celle d'être non seulement répressives, mais encore et surtout initiatrices. Elles se piquent de faire vite et grand, et opposent volontiers leur résolution hardie aux décevantes lenteurs du régime parlementaire. Louis-Napoléon, esprit théorique et plein de projets, devait échapper moins que tout autre à cette tentation commune. Le coup d'État à peine accompli, les publicistes officieux laissèrent entrevoir une ère nouvelle où tous les problèmes économiques modernes, mal compris ou péniblement étudiés par les assemblées, recevraient une prompte et définitive solution. Cette sollicitude inspira une série de mesures, les unes un peu hâtives ou gâtées par un excès d'arbitraire, les autres sagement conçues et réalisant un vrai progrès. Notre pays s'était laissé devancer par les nations voisines pour la construction des chemins de fer. Le gouvernement s'appliqua à donner à ces grandes entreprises une impulsion décisive. Le chemin de fer de Lyon, objet de tant de discussions parlementaires, fut concédé à l'industrie privée. On décida la construction de nouvelles lignes qui compléteraient le réseau du Nord. On résolut d'achever le chemin de Strasbourg et de le prolonger au nord vers Wissembourg, au sud vers Båle. En outre, d'importantes concessions furent autorisées dans les départements de l'Est. Une autre invention qui complétait celle des chemins de fer attira l'attention du prince, et de nombreuses lignes télégraphiques furent établies. Depuis longtemps, les économistes se préoccupaient de mettre à la portée des agriculteurs, dans des conditions qui n'auraient rien d'usuraire, les fonds indispensables à l'amélio

ration de leurs domaines; un décret du 28 février posa les bases des établissements de Crédit foncier. D'autres décrets moins importants réglementèrent certaines institutions philanthropiques et populaires, telles que les Monts-de-piété et les Sociétés de secours mutuels. C'est à cette époque enfin que remontent les premiers travaux qui avaient pour but l'embellissement de Paris. Déjà dans ces actes se manifestait l'esprit du règne futur avec son goût pour les entreprises éclatantes, son zèle à développer la richesse publique, ses efforts pour améliorer le sort des masses, son désir très sincère de faire le bien, à la condition toutefois qu'il le fit seul et que la gratitude n'en remontât qu'à lui.

Le public voyait passer avec une curiosité moitié indifférente, moitié narquoise cette interminable série de décrets. Parfois quelque inquiétude se mélait à la surprise. On se demandait où s'arréterait cette ardeur qui se portait à la fois de tous côtés. Cette crainte n'était pas sans fondement. Quelques jours avant la réunion des députés, deux décrets parurent qui révélaient chez Louis-Napoléon la volonté de pousser plus loin qu'aucun monarque ses empiétements dans le domaine. législatif.

Le premier avait pour objet la conversion des rentes. Le 5 pour 100 dépassant le cours de 103 francs, Louis-Napoléon, de sa propre autorité, décréta, le 14 mars, que les rentiers seraient mis en demeure d'opter entre le remboursement de leur créance au pair ou un titre d'une valeur nominale égale portant intérêt à 4 1/2 pour 100. En prévision de cet événement, le ministre des finances qui était alors M. Bineau s'était efforcé de provoquer une hausse importante sur les actions de chemins de fer et les valeurs analogues, afin que les capitalistes, ne trouvant pas de remploi plus fructueux sur le marché, acceptassent les nouveaux titres à 4 1/2 pour 100 (1). Nonobstant cette précaution, on ne réussit qu'à demi à éviter une crise. Le 16 mars, le 5 pour 100 recula de 3 francs ; le 17, il était à 100 fr. 10; le 18 et le 19, il descendit au-dessous du pair.

(1) M. Bineau, par M. DE LA GUÉRONNIÈRE, p. 95.

Un instant, on put redouter que, la baisse s'accentuant, les demandes de remboursement ne devinssent générales. Dans cette conjoncture embarrassante, le ministre se háta de faire appel aux banquiers et de passer avec eux divers traités par lesquels ceux-ci s'engageaient à acheter des rentes pour une somme maximum de 140 millions (1). C'est ainsi que les cours vigoureusement soutenus se relevèrent et que l'opération, un peu hâtive et téméraire, de Louis-Napoléon, put être menée à bonne fin. Le second décret qui marqua les derniers jours de la dictature touchait de plus près encore aux attributions essentielles du Parlement car il avait pour objet de régler le budget de 1852, préparé, mais non voté encore au moment du coup d'État. Le président reprenait le travail de la Législative, avec de larges modifications toutefois et surtout de grandes aggravations. Tandis que le budget des dépenses, élaboré dans l'Assemblée, se chiffrait par 1 milliard 447,091,096 francs, le premier budget du pouvoir personnel s'élevait à 1 milliard 513,898,846 francs (2) et cette importante différence aurait montré à elle seule que plus s'éloignerait l'ère des sages régimes libres, plus s'éloignerait aussi l'ère des gouvernements à bon marché. On ne connut pas sur l'heure cette considérable augmentation de charges. Néanmoins l'opinion, je le répète, s'alarmait un peu. L'autorité discrétionnaire remise à LouisNapoléon lui avait été conférée en vue du salut public, non pour qu'il légiférât sur toutes matières, au gré de ses caprices, de ses théories ou de ses rêves. A quoi bon le Corps législatif si, en arrivant au palais Bourbon, il trouvait sa besogne faite et son mandat rempli? Ainsi pensaient les esprits éclairés qui n'étaient aveuglés ni par l'affection, ni par la rancune. Heureusement cette dictature, dont le prince avait tant usé, touchait à son terme. C'est le 29 mars que devaient se réunir à Paris les nouveaux députés.

(1) Rapport présenté par M. de Chasseloup-Laubat au Corps législatif, au nom de la Commission du budget de 1853.

(2) Rapport de M. de Chasseloup-Laubat.

V

Dès le commencement de janvier 1852, M. de Morny, alors ministre de l'intérieur, s'était préoccupé des élections prochaines. Soit souvenir des anciens temps de liberté, soit naturelle courtoisie, il s'était appliqué à voiler plutôt qu'à démasquer l'action gouvernementale. En invitant les préfets à lui désigner les candidats les plus dignes du patronage officiel, il leur recommandait de porter surtout leur attention « sur les hommes entourés de l'estime publique, plus soucieux des intérêts du pays que des luttes des partis, sympathiques aux souffrances des classes laborieuses, et s'étant acquis par un bienfaisant usage de leur fortune une influence et une considération méritées (1) ». Le 20 janvier, une nouvelle circulaire parut qui s'inspirait des mêmes vues. « Je désire vous faire con« naître, disait M. de Morny à ses agents, la pensée du chef de « l'État... Quand un homme a fait sa fortune par le travail, แ l'industrie ou l'agriculture, a amélioré le sort de ses ouvriers, « a fait un noble usage de son bien, il est préférable à ce qu'on « est convenu d'appeler un homme politique : car il apportera « à la confection des lois un esprit pratique, et secondera le " gouvernement dans son œuvre de pacification et de reédifi«cation. » Avec une adresse hardie, le ministre, au moment même où il s'apprêtait à mettre en œuvre les ressources de la candidature officielle, proclamait l'impuissance de la pression administrative : « Avec le suffrage universel, il n'y a qu'un ressort, ressort immense qu'aucune main ne peut comprimer ni détourner, c'est l'opinion publique. "La circulaire se terminait par de belles et nobles paroles qui reflétaient les meilleures tendances du pouvoir nouveau.

(1) Circulaire du 8 janvier 1852.

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