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de cette double élection simultanée serait critique pour la cause. de l'ordre et propice aux artisans de troubles : aussitôt les familiers de l'Élysée, se répandant partout, se mirent à répéter qu'il y aurait un moyen bien aisé de prévenir la crise, ce serait de modifier l'article constitutionnel qui rendait le président non rééligible et de le perpétuer dans ses fonctions; leur langage fut entendu avec faveur, surtout dans le monde des affaires, en sorte qu'une partie de la bourgeoisie, sous l'empire de la peur, se fit l'alliée du prince. Ainsi garanti du côté des classes moyennes, Louis-Napoléon avait pris ses sûretés vis-à-vis du peuple; et ici son habileté se colora de quelque impudence. Il avait jadis présenté à l'Assemblée une loi que celle-ci avait adoptée, que lui-même avait promulguée le 31 mai 1850 et qui, par des exigences extraordinaires de domicile, avait altéré le suffrage universel. Cette loi, il lui plut bientôt de la désavouer comme s'il ne l'avait jamais proposée; non seulement il la désavoua, mais il signala à l'impopularité du pays ceux qui l'avaient votée; bien plus, il en demanda le rappel en termes si méprisants que l'on oublia presque que cette œuvre était la sienne et qu'à une époque récente encore, il y avait vu une garantie de salut; l'opinion s'accrédita donc dans les masses que le suffrage universel avait dans l'hôte de l'Élysée un défenseur et dans le Parlement un ennemi.

Un moment, le prince espéra que l'Assemblée, en revisant le pacte fondamental, permettrait le renouvellement ou, comme on disait alors, la prorogation de ses pouvoirs. Il ne lui aurait pas déplu qu'on adaptât la Constitution à ses vues, ce qui lui eût épargné l'embarras et le danger de la violer. Cette attente ayant été déçue, rien ne le retarda plus, et, dès la fin de l'été de 1851, tous ses efforts se tournèrent vers le grand dessein qui couronnerait sa fortune ou la ruinerait pour jamais.

Le secret était la condition nécessaire de la réussite. L'entreprise, d'ailleurs, était si périlleuse qu'elle ne devait attirer que les esprits aventureux, ayant peu à perdre, ou les amis fidèles n'ayant rien à refuser. Beaucoup reçurent de demi-confidences ou se vantèrent plus tard d'avoir su l'événement. Cinq personnes seules, croyons-nous, connurent d'avance l'heure

précise et le mode d'exécution du coup d'État. Ce fut d'abord le général Saint-Arnaud, déjà ministre de la guerre, soldat de mince scrupule et de rare énergie, habitué aux libres expéditions de l'Afrique et ne voyant dans la dispersion du Parlement et la conquête du pouvoir qu'une razzia plus bruyante, plus fructueuse que toutes les autres. Ce fut ensuite M. de Morny, futur ministre de l'Intérieur, personnage plus connu jusque-là dans les salons ou à la Bourse que dans la politique, doué cependant d'une rare finesse, résolu avec calme, inflexible avec bonne grâce, indifférent aux moyens, mais modéré par nature autant que par éducation, n'ayant ni l'application aux affaires, ni la persévérance dans les desseins, ni l'éloquence, ces grands dons de l'homme d'État, mais très propre à une entreprise passagère qui exigerait du sang-froid, du bon sens et de la décision. Ce fut aussi M. de Maupas, préfet de police, fonctionnaire très jeune encore que le prince avait remarqué, et qui, séduit lui-même par une carrière inespérée, s'était donné à une cause où le gain se mesurerait à l'enjeu. M. Mocquard, secrétaire de Louis-Napoléon, et M. de Persigny, ami des mauvais jours, complétèrent la liste des confidents intimes de l'Élysée. Le général Magnan, commandant en chef de l'armée de Paris, avait promis son concours; mais soit scrupule, soit désir de tempérer sa responsabilité future, il avait demandé qu'on ne le prévînt qu'à l'heure où il devrait marcher.

Le 2 décembre était l'anniversaire du couronnement de Napoléon et celui de la bataille d'Austerlitz. Cette date fatidique fut choisie. Ce jour-là les Parisiens, en se rendant à leur travail ou à leurs affaires, aperçurent sur toutes les murailles de larges affiches blanches qui se détachaient à peine dans la brume mal éclaircie du matin. Des groupes se formèrent, peu nombreux, puis plus pressés. On lut les proclamations; on les lut d'abord avec indifférence, puis avec étonnement, comme si on ne les eût pas bien comprises. Elles annonçaient que l'Assemblée était dissoute, que le suffrage universel était rétabli, que l'état de siège était en vigueur; elles rappelaient avec affectation que les principes de 1789 demeuraient « la base de notre droit

public »; elles ajoutaient que le dernier mot appartiendrait à la nation qui serait consultée par la voie d'un plébiscite. Les premiers passants, sortis de chez eux à cette heure matinale, étaient des ouvriers, de petits employés, gens d'ordinaire peu éclairés. Ils ne surent, à la première impression, s'ils avaient sujet de se réjouir ou de s'attrister. L'ambiguïté du langage autorisait cette incertitude. Les assurances libérales et les mesures répressives étaient dosées à parts égales de façon à déconcerter le premier jugement. Cet acte de dictature était, à certains égards, rédigé comme une charte d'affranchissement. On empruntait à la liberté ses propres formules afin de la détruire plus sûrement.

Nous avons raconté ailleurs (1) tous les détails de cette entreprise fameuse; acte sauveur, disent les apologistes; crime odieux, répondent les victimes; aventure habilement conduite, ajoutent les indifférents ou les sceptiques. Tout avait été combiné pour prévenir les résistances ou les dompter. Seize représentants, appartenant à l'armée ou signalés pour leur ardente hostilité, avaient été avant l'aube appréhendés chez eux; parmi eux étaient les généraux Cavaignac, Lamoricière, Changarnier, Bedeau, Le Flô, le lieutenant-colonel Charras, M. Thiers. L'Assemblée nationale dissoute, ayant essayé de se réunir d'abord au Palais-Bourbon, puis à la mairie du Xo arrondissement, fut dispersée : 218 députés furent écroués soit au MontValérien ou à Vincennes, soit à Mazas où ils retrouvèrent leurs collègues arrêtés dans la nuit. La haute Cour, juge en matière de haute trahison, se rassembla; elle prépara même un arrêt d'information; sur ces entrefaites, la force publique survenant lui enjoignit de se séparer, et elle obéit avec une résignation satisfaite; car elle eût été fort embarrassée de poursuivre sa mission et surtout de l'achever. - Le Parlement brisé, la justice paralysée, il restait au prince à conjurer les soulèvements populaires de ce côté aussi, sa bonne fortune le servit non moins que sa prévoyance. Le premier jour, la curiosité fut plus grande que la colère. A lire certains passages des procla

(1) Histoire de la seconde République française, t. II, liv. XX et XXI.

mations, on eût dit que l'idée démocratique gagnerait tout ce que la liberté parlementaire allait perdre; le rétablissement du suffrage universel semblait à cet égard un gage non équivoque. En outre, l'Assemblée était impopulaire. Dans les faubourgs, on se rappelait les terribles proscriptions de juin 1848, et le souvenir de si récentes douleurs détournait de nouvelles séditions. Les masses sont d'ailleurs aisément attirées par les coups de la violence heureuse, et l'acte du président plaisaitcomme une partie bien jouée, poussée hardiment jusqu'au bout. Enfin les plus ardents étaient eux-mêmes troublés : car la vigilance du prince avait déconcerté toutes les anciennes pratiques révolutionnaires. La force publique gardait les imprimeries où l'on avait coutume de composer les appels aux armes; elle occupait les clochers où l'on sonnait d'habitude le tocsin; plus de petits postes isolés faciles à surprendre; plus de dépôts de munitions. abandonnés comme à souhait pour le plus grand profit des émeutiers. Aussi loin que le regard se portát, il ne rencontrait aucun encouragement, pas même un garde national à désarmer. -Le second jour seulement, la résistance s'affirma. Le matin, quelques représentants républicains se réunirent au faubourg Saint-Antoine, édifièrent une barricade et essayèrent de la défendre; là mourut Baudin, Baudin que la démocratie oublia d'abord, et plus tard honora comme un martyr. Le soir, un engagement assez vif eut lieu rue Beaubourg. Le troisième jour, comme l'agitation dégénérait en émeute, l'autorité militaire laissa les rassemblements hostiles grossir, puis, concentrant elle-même ses régiments, cerna les forces républicaines et les anéantit d'un seul effort. La répression fut énergique, impitoyable même; car le sang continua à couler alors que le combat avait cessé. Elle eut du moins pour résultat de décourager toute tentative nouvelle. Le 5 décembre, la paix était rétablie dans Paris, et les passions, désormais contenues, ne se révélaient plus que par la tristesse muette des visages, seule improbation qui ne fût pas interdite.

A l'heure même où Louis-Napoléon triomphait dans la capitale, le télégraphe annonçait qu'à la nouvelle du coup d'État, plusieurs départements s'étaient soulevés. Nous avons décrit

dans un précédent ouvrage (1) ces émeutes provinciales si curieuses à étudier en détail. Dans les départements du Lotet-Garonne, du Gers, de l'Allier, du Jura, l'agitation, bien que sérieuse, ne s'étendit guère et se calma assez vite. Il en fut autrement dans la Nièvre et dans l'Hérault, où les malheureuses villes de Clamecy et de Bédarrieux tombèrent aux mains d'indignes scélérats qui, sous prétexte de défendre la légalité, commirent d'horribles meurtres. Il en fut autrement surtout dans la région du Sud-Est. Là, les sociétés secrètes avaient multiplié leurs affiliations: vignerons, laboureurs, bûcherons, artisans, employés, tous avaient été enròlés, payaient leur cotisation mensuelle, avaient des chefs reconnus, prétaient une oreille attentive aux discours de quelques meneurs qui, dans un langage mystérieux, les conviaient à un soulèvement prochain ou leur montraient une abondante proie. Pauvres gens ignorants et crédules, la plupart ne se doutaient guère qu'il y eût une constitution, ni surtout qu'elle fût en péril d'être violée. Leur ennemi, c'était le gendarme, le percepteur, l'employé de la régie, le propriétaire, parfois aussi, quoique plus rarement, le prètre, en un mot, tous ceux qui leur imposaient le joug des lois, excitaient leur envie ou combattaient leurs passions. Toute leur politique se résumait en des convoitises. Ces convoitises ne franchissaient guère les limites de leur étroit horizon. Celui-ci voulait agrandir sa vigne, celui-là couper librement du bois dans la forêt voisine; l'un aspirait à venger impunément quelque vieille injure, l'autre à occuper par violence la place modeste, mais enviée, d'un rival détesté. Le socialisme, que les agents de Louis-Napoléon ne cessaient de dénoncer et qui n'existait guère dans les autres régions, avait pris droit de cité dans ces provinces lointaines. Le bruit courait que l'année 1852 serait l'année bénie, l'année où tous les rêves se réaliseraient. Le coup d'État brisant toutes ces espérances, le soulèvement fut général. Dans la Drôme, les contingents de nombreux villages marchèrent sur la petite ville de Crest et soutinrent mėme le premier choc de la troupe. Dans le Var, quatre ou

(1) Histoire de la seconde République française, t. II, liv. XXI.

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