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sous sa forme économique, pour l'injustice souveraine de l'accaparement au profit exclusif d'un homme de toute la force productive d'un autre homme.

I le haïssait sous sa forme coloniale, c'est-à-dire comme signe de l'humiliation, de la domination de

sa race.

Il le haïssait comme signe de l'infériorité de 600.000 hommes de sa race, dominés, asservis par 40.000 hommes d'une autre race.

Nous ne devons ni grandir au-delà du vrai, ni rapetisser l'œuvre des personnages historiques. Il faut reconnaître que le fanatisme de race de ToussaintLouverture élevait sa pensée au-dessus des mesquines questions de castes, mais ce fanatisme même limitait la hauteur à laquelle pouvait atteindre cette pensée : elle ne parvint pas, elle ne pouvait pas parvenir à la notion suprême de l'humanité. Il ne comprit pas, il ne pouvait pas comprendre les formes infinies que peut revêtir l'asservissement de l'homme par l'homme, en dehors de l'esclavage proprement dit. La notion des libertés civiles et politiques ne pouvait trouver place dans ses conceptions. Absorbé tout entier par l'idée fixe de la réhabilitation de sa race au moyen du renversement de la suprématie des blancs, de la domination absolue à St Domingue d'un homme de la race noire, de lui Toussaint-Louverture, il ignora toute sa vie les droits de l'homme.

Il n'en avait pas trouvé la notion dans le cabanon de l'esclave, il n'en reçut point la révélation dans le palais du gouverneur de St Domingue.

Les affranchis auxquels il a plu à la Providence de conférer l'honneur de diriger les luttes de la race noire contre le régime colonial, de marcher eux-mêmes et de conduire leurs frères esclaves à la liberté dans l'Ouest-Sud de St Domingue, ne poursuivaient point comme Toussaint-Louverture la réalisation d'une pen

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sée de suprématie, de domination. Appuyés sur les républicains, les philanthropes de France, leur idéal était le principe philosophique de l'égalité entre les hommes. L'esclavage ayant disparu de St Domingue, les nègres et les mulâtres, anciens ou nouveaux libres, ayant été appelés au partage de l'autorité politique et du commandement militaire avec l'ancienne caste des maîtres, ils pouvaient croire, ils crurent que le but était atteint, qu'il n'y avait plus qu'à conserver des biens si péniblement acquis. Et, n'ayant aucun motif d'appréhender une tentative de rétablissement de l'ancien régime colonial, tant que la République existerait en France, ils furent et restèrent pour leur malheur profondément, fanatiquement dévoués à la France. républicaine.

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Grâce à l'ambition de Toussaint-Louverture, race noire partout est affranchie de la souillure de l'esclavage. Cette honteuse institution, même dans les lieux où le nègre n'a pu secouer le joug, ne reste plus nulle part que ce qu'elle fut réellement un crime abominable, un lâche abus de la force, et nullement le signe d'une inégalité native entre les hommes, d'une bévue de notre divin Créateur. Voilà ce qu'enseigne, ce qu'explique aux hommes l'histoire des révolutions qui, de 1791 à 1801, ont accompli en Haïti la parole de Christ: « Les premiers seront les derniers ; les derniers seront les premiers. >>

C'est parce qu'il devait en être ainsi, et c'est parce qu'il n'en pouvait être ainsi que par l'ambition insatiable, mais providentielle de Toussaint-Louverture, que j'ai dit tantôt qu'en dépit de sa faute et de ses torts, il était bon, il était nécessaire, puisque la guerre était devenue inévitable entre lui et Rigaud, qu'il

fût le vainqueur de son rival : « C'était, ai-je dit, dans la logique des destinées de la race noire. »

Vainqueur de son rival du Sud, Toussaint-Louverture s'était blessé à mort avec l'arme dangereuse dont il s'était servi. Le courageux athlète, saignant, affaibli, n'en avait pas moins repris sa marche glorieuse à la tête des siens, comme on le sait, vers la ierre promise de la réhabilitation. Et quand il cessa de marcher, ou plutôt de monter, quand ses forces épuisées cessèrent d'obéir à son âme d'airain, quand il tomba pour ne plus se relever, la voie était ouverte à la consécration définitive de nos glorieuses conquêtes, le but était visible, et la main étendue vers un point de l'horizon, le grand homme expirant eût pu dire à ses frères : « C'est là, entrez-y sans moi ! » A ce point de l'horizon brillaient ces mots tracés en lettres de feu : « HATI ! INDÉPENDANCE ! ».

SAINT-RÉMY

Né à La Guadeloupe en 1818 ou 1819, mort à Paris en 1856. Avocat aux Cayes et à Port-au-Prince.

ŒUVRES: Collaboration au journal « le National » des Cayes (1844). Vie de Toussaint-Louverture ( Paris. 1850 ). — Pétion et Haïti ( 2 vol. Paris 1854-1855) En 1853, l'historien S Rémy avait édité à Paris les Mémoires de Boisroud-Tonnerre et les Mémoires de ToussaintLouverture.

A

JEUNESSE DE PÉTION

LEXANDRE grandissait, pour ainsi dire, livré à ses propres impulsions. Il savait, à l'âge de treize ans, lire et écrire; là se bornait la plus grande somme d'instruction qu'on donnait dans la colonie aux hom

mes noirs et jaunes. M. Boisgirard le punit un jour pour une espièglerie; c'était ce que demandait le mauvais écolier. Il s'échappa de la classe, et malgré les prières de sa mère et la colère du père, il refusa d'y retourner. Le désœuvrement auquel il se trouva tout à fait abandonné le conduisit dans les maisons de son voisinage, où la douceur de son caractère le faisait généralement aimer et choyer. Cette espèce de vagabondage des enfants est, à ce qu'il paraît, traditionnelle dans les colonies de l'Amérique.

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Une des maisons qu'Alexandre fréquentait, lui était surtout chère c'était celle de M. Guiole, compatriote de M. Sabès et fabricant de joaillerie. Mme Guiole avait pour le jeune enfant des soins véritablement maternels; elle le conseillait et le dirigeait ; elle seule savait en faire ce qu'on voulait. Mme Guiole l'appelait Pichoun, mot provençal qui signifie « mon petit »; les ouvriers de l'atelier en firent Pikion, Pition, et enfin Pétion. Ainsi, c'est à tort que quelques biographes prétendent qu'Alexandre prit lui-même le nom de Pétion par admiration pour le fameux maire qui dirigea la ville de Paris à l'aurore de la révolution (*)

Cependant M. Sabės, furieux à juste titre de ce que son fils ne retournait pas à l'école, prit le parti d'en faire un forgeron. Pétion n'alla pas longtemps à la forge; de son propre mouvement il se mit à apprendre l'orfèvrerie dans l'atelier de M. Guiole.(**) Il était déjà habile ouvrier, quand son père fit à M. Guiole la com

(*) Je tiens ces détails d'un neveu de M. Guiole avec lequel le. hasard me mit en rapport en 1836, à Paris. D'autres pretendent que Pétion n'est que la contraction de petiton, signifiant aussi petit, mon petit.

(*) Un citoyen que les lettres regretteront longtemps, Lauriston Cerisier, tué dans les désastreux évènements du 16 avril 1848, prétend, dans une notice biographique, que Petion apprit son métier chez un M. Jamain. Le neveu de M. Guiole m'affirma, au contraire, que c'est chez'ce dernier.

mande de quelques bijoux. C'était aux yeux de Pétion une heureuse occasion de gagner les bonnes grâces de son père, en lui prouvant que, malgré les nuages qui existaient entre eux, il avait convenablement utilisé son temps. Il demanda donc à M. Guiole de lui confier le travail. Ce travail étonna le maître; il croyait à la possibilité d'une paix entre le père et le fils, car la trêve devait avoir apaisé toute colère. Il envoya Pétion faire lui-même la remise des bijoux. Mais le vieux Bordelais éclata en menaces, refusa les bijoux et ordonna au jeune hommie de se retirer. Il avait entendu en faire un forgeron, et non un orfèvre : l'intervention d'Ursule, les larmes de Suzanne, rien ne put fléchir le courroux du vieillard.

Pétion alors reporta sa pensée aux premiers jours de son enfance. En remontant la chaîne des ans, il se rappela le peu de sollicitude que son père lui avait marqué, ce refus de lui donner son nom, cette ténacité à ne vouloir faire de lui qu'un grossier forgeron. Alors, le cœur ulcéré, il sortit de la maison paternelle ; et s'il y reparaissait quelquefois, ce n'était qu'à la dérobée pour saluer sa mère bien-aimée.

Depuis cette rupture, qu'on dit avoir été définitive entre Pétion et son père, il resserra son intimité avec les soldats de la garnison. Il avait loué une modeste chambre; là, on rencontrait toujours quelques sousofficiers. Enthousiaste plus que jamais du métier de la guerre, il ne faisait que les questionner sur les armes diverses. Souvent, prétend-on, on le surprenait à l'écart, esquissant au crayon, tantôt l'attirail de l'artillerie, tantôt la perspective d'un combat naval. Du reste, il était doué d'un goût tout particulier pour le dessin, et je sais que jusqu'à la fin de sa vie il aimait à faire mille petites ébauches. On prétend encore que depuis cette époque il préludait aux exercices mathématiques.

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