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effort suprême, par une résolution héroïque, ils vengent, en tombant ou avant de disparaître, tout le sang versé de leur race, ceux de leurs frères surtout qui furent asservis et égorgés sans résistance et sans combat! Que le sol reste aux conquérants impitoyables ; mais que pas un seul de ses légitimes possesseurs n'y soit enchaîné et n'y vive dans la dégradation et le déshonncur! Tel est le serment qu'ils semblent avoir fait. Ils ne se parjurèrent point. Ils se jetèrent dans leurs montagnes, ces remparts naturels de la liberté et de l'indépendance; ils y soutinrent, pendant quatorze années, le choc des maîtres et des conquérants, y devinrent formidables, mirent la colonie à deux doigts de sa perte, et obtinrent enfin une paix honorable qu'ils stipulèrent sous les conditions d'une entière liberté pour les derniers rejetons de leur race.

Le récit de cette lutte finale achève l'histoire des Caciques et des Aborigènes d'Haïti. Henri, le dernier de ces Caciques, était un sauvage converti et portait un nom chrétien. Il l'était réellement devenu comme la plupart de ses compagnons d'armes. Il fut le plus grand homme de sa race. On aime à penser qu'il eût été digne de commander à un grand peuple, et d'être, par exemple, le souverain des indigènes haitiens, lorsqu'ils se comptaient par centaines de mille et qu'ils formaicnt une nation; mais cependant, Dieu sait s'il eût été plus illustre sous les auspices d'une autre fortune, et s'il eût été plus glorieux pour lui d'être autre chose que le chef magnanime d'une petite tribu de braves, se délivrant de la servitude et contraignant leurs maîtres à les laisser finir paisiblement, dans la liberté et l'honneur, le reste des jours comptés à leur race?

Lorsque la reine Isabelle s'occupait des moyens de convertir les Indiens au christianisme, elle avait surtout prescrit que les fils et les descendants des caciques

fussent placés dans les couvents, pour y être instruits dans les lettres et élevés dans les lumières et la pratique de la foi. Le jeune Henri, descendant d'un cacique du Baoruco, qui avait péri dans le massacre du Xaragua, sauvé lui-même miraculeusement de ce désastre, fut recueilli dans le couvent des Dominicains à Santo-Domingo. Il y fut baptisé et y apprit bien tout ce qu'on lui enseignait. Il y étudia le latin, et s'y distingua surtout par sa ferveur de dévotion.

Une pareille éducation le préparait au commandement suprême d'un peuple, le rendait apte à réformer ses mœurs et sa civilisation; elle ne le façonnait pas assurément pour l'esclavage. Cependant, dans un moment de disette d'esclaves, et dans la manie et le désordre d'asservir, on alla jusque dans les couvents arracher de jeunes indiens qui, comme Henri, avaient été jusque-là dérobés au joug des maîtres. Henri fut compris dans un lot d'esclaves donné à un colon qui, peu après, mourut en laissant tous ses biens à un fils du nom de Valençuela. Henri avait réussi à se faire chérir de son premier maître, en sorte que, dans les premiers moments de son esclavage, il ne sentit pas toute l'horreur du changement de sa condition. Mais il en fut bien différemment avec son nouveau maître. Celui-ci le prit en haine et le traita plus durement qu'aucun de ses autres esclaves. Les travaux les plus rudes et les plus avilissants étaient son lot. Il n'y avait pas d'humiliations dont on ne l'abreuvât, pas de mauvais traitements qu'on ne lui infligeât. Valençuela, pour combler la mesure de ses vexations, tenta ouvertement d'outrager sa femme, une belle, jeune et douce indienne. Alors Henri, poussé à bout, entreprit des démarches qui aggravèrent sa position. Il porta plainte contre son maître au lieutenant du roi, à Saint-Jean. Cet officier l'écouta à peine et ne lui fit aucune réponse; il s'inquiéta fort peu d'intervenir entre un maître et

son esclave. Henri s'adressa alors à l'Audience royale, qui se borna à le recommander par une lettre au lieutenant du roi. Ce magistrat le reçut cette seconde fois avec brutalité, et de manière à faire comprendre au plaignant qu'il était inutile de recourir à lui. L'effet de semblables démarches fut d'aigrir davantage Valençuela contre son esclave. Celui-ci n'en fut que plus persécuté, à tel point qu'il résolut de s'enfuir. Il n'y avait plus pour lui que ce parti à prendre, pour ne pas périr dans les corvées ou sous la verge. Il entraîna dans sa fuite plusieurs esclaves indiens de son maître; d'autres se joignirent à lui sur sa route. Ils avaient tous eu soin de se pourvoir d'armes et de munitions qu'ils avaient dérobées. Ils se jetèrent dans les âpres montagnes du Baoruco.

Henri avait une parfaite connaissance de ces localités. On le sait déjà, c'est là qu'il avait vu le jour et qu'il avait passé les premières années de sa jeunesse. Ses ancêtres y avaient vécu et régné. Il reprenait en quelque sorte possession de ses domaines. Il s'était hâté de traverser la plaine et d'atteindre ces montagnes. Lorsqu'il se sentit en sûreté derrière les premiers rochers qui pouvaient lui servir de remparts contre ses ennemis, il s'arrêta pour recenser sa petite troupe et l'organiser. Organiser! tel fut son premier soin, son premier acte: bon augure dans l'homme qui aspire à commander ou dans le chef qui débute! Cette qualité essentielle marqua toute sa carrière et lui valut sans doute tous ses succès. Il forma de suite de cette poignée de conjurés le noyau d'une troupe régulière et commença à l'exercer à la manœuvre et au maniement des armes, comme il avait vu les Espagnols faire sous ses yeux. Mais avant tout, il leur fit jurer de ne plus jamais servir les Espagnols, de mourir plutôt jusqu'au dernier que de se laisser réasservir. Et ils ajoutèrent tous à ce serment, qu'ils ne prêtaient pas en vain, le

vœu, si le Dieu des chrétiens, qui était devenu le leur, secondait leur résolution, de briser les chaînes de leurs frères.

Pendant ces entrefaites, Valençuela, qui s'était bientôt aperçu de l'évasion de Henri, requit de suite quelques hommes armés ; et les ayant renforcés d'un certain nombre de ses esclavcs indiens et africains, il se mit lui-même à la poursuite des fugitifs. Lorsqu'il les atteignit, ils étaient encore dans l'endroit de leur première halte, où ils venaient de former leurs rangs et de proférer leur serment de liberté ou de mort.

Aussitôt qu'Henri aperçut son maître conduisant ses gens contre sa troupe armée en bon ordre et en mesure de le repousser, il lui adressa la parole d'assez loin, lui disant qu'il l'engageait à ne pas l'attaquer et à reprendre le chemin de chez lui; qu'il était bien décidé à ne pas se laisser prendre dans ses montagnes, et que d'ailleurs, quoi qu'il arrivât, ils avaient tous juré de ne plus servir les Espagnols. Valençuela s'irrita de cette apostrophe qui lui parut impertinente et ordonna à ses gens de se saisir d'Henri. Ces imprudents, ne sachant pas encore à quels ennemis ils avaient affaire, s'avancèrent sans hésitation pour exécuter les ordres de Valençuela. Henri, alors, se jeta sur les Espagnols et les tailla en pièces. Plusieurs d'entre eux furent tués, et presque tous les autres furent plus ou moins blessés Valençuela, lui-même, avait reçu une blessure à la tête. Ils se retiraient en désordre, et les Indiens, en les poursuivant un peu, les eussent passés au fil de l'épée. Mais Henri avait réussi, non sans quelque peine, à contenir leur ardeur. Il les avait ralliés autour de lui, pour donner aux fuyards le temps de se sauver. S'adressant à son maître, il lui dit : « Allez, remerciez Dieu de ce que je vous ai laissé la vie, et ne revenez plus ici ! »

HANNIBAL PRICE

Né à Jacmel en

Législatif en 1876.

1841, mort à Brooklyn en 1893. Député au Corps Ministre d'Haïti à Washington (1890-1893 ). EUVRES Etude sur les finances et l'économie des nations, 2 vol. ( le 2e volume encore inédit ). — Rapport sur les travaux de la première conférence pan-américaine – De la réhabilitation de la race noire et de la République d'Haïti ( publiée par ses héritiers. Portau-Prince, 1899. Imprimerie Verrollot. )

TOUSSAINT LOUVERTURE

FRAGMENT

LE

E trait dominant du caractère de Toussaint-Louverture était incontestablement l'ambition, une ambition insatiable, servie par une volonté de fer, qui lui permettait de céder, de dissimuler devant l'obstacle, mais insuffisante à maîtriser cette ambition elle-même, à lui marquer des bornes.

Les actes de violence auxquels il s'est laissé entraîner par cet excessif amour de la puissance, ont permis de mettre en discussion la sincérité de son dévouement à sa race, aussi bien que celle des ses sentiments religieux.

Ces deux traits du caractère de ce grand homme ne sont pourtant pas plus contestables que son ambition effrénée. Toute l'histoire du christianisme témoigne des actes épouvantables de cruauté auxquels le fanatisme a pu entraîner même des propagateurs de la charitable doctrine évangélique. On ne saurait pourtant considérer le fanatisme comme une négation du sentiment religieux, puisqu'il n'est que l'exaltation maladive produite par la profondeur de ce sentiment.

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