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poste, à quelques cents pas de la ville, le général Lubéca dépêcha un cavalier pour annoncer son arrivée. Le tableau changea d'aspect : on passa du coup de l'angoisse à l'allégresse. Et quand l'armée parut enfin, avec des branches de feuilles entrelacées de grappes de fleurs sauvages dans les fusils, au

son de la musique et des tambours, ce fut du délire! On pleura, on dansa, on chanta. Et les vivats furent si nombreux et si bruyants qu'ils exaltèrent les plus calmes. Les femmes, les enfants, les vieillards se suspendirent au cou de chaque soldat. Cette armée, c'était toute la population mâle de la ville; c'était aussi la défense assurée; c'était enfin le salut ! La joie était donc complète, unanime. Un seul regret s'y mêlait; c'était la mort du jeune Décimus, tombé dans le dernier combat, c'est-à-dire aux portes de la ville, tandis qu'il en regardait les premières maisons. Tout au contraire des autres morts semés sur la route après chaque bataille, ce cadavre rentrant sur un brancard de fusils, porté par des soldats joyeux de revoir leurs familles et répondant aux vivats de la foule, donnait une physionomie spartiate à cette rentrée triomphale de l'armée de Jacmel.

Hélas! cette joie si franche, si naturelle, ne devait même pas durer la journée : un spectacle terrible, une lugubre tragédie, dont le souvenir indélébile reste comme la tare de cette scène des passions des hommes, était près de s'accomplir.

Le funèbre service terminé à onze heures du matin, les soldats se répandirent en ville par groupes plus ou moins nombreux. Enthousiasmés de leurs hauts faits, grisés de la fumée des batailles et des libations de leur joyeux retour, ils ne tardèrent pas à inquiéter les familles par des propos menaçants. Ils pour

chassèrent tous ceux que la vindicte publique désignait comme suspects. Et ces scènes alarmantes durèrent ainsi jusqu'à quatre heures. A ce moment, sans qu'on se rendît compte de rien, sans qu'on sût ce qui s'était passé ni ce qui avait été décidé, enfin comme une trombe, une effroyable tempête, il se répandit en ville, avec la rapidité de l'éclair, la nouvelle qu'on allait exécuter les prisonniers politiques. En un clin d'œil, toutes les portes se fermèrent; les rues si bruyantes et si animées un moment auparavant, devinrent désertes. Les quelques soldats retardataires qui les traversèrent rapidement pour rentrer dans leurs quartiers, n'avaient plus dans la physionomie cette jovialité tintamarresque de tout à l'heure. Un voile de tristesse couvrit la ville comme un suaire. Et les nombreux tambours, battant l'assemblée générale, firent trembler la chaussée et provoquèrent à l'intérieur des maisons fermées des cris de douleur et de détresse. A part le regret naturel qui s'attachait à des victimes si intéressantes, la ville avait conscience qu'un grand crime allait être consommé.

Les condamnés étaient au nombre de quatorze. Le plus important et le plus âgé était le général Cardi, citoyen honorable et membre distingué de la société, qui n'avait peut-être que le tort d'être intègre et indépendant. Il y avait ensuite ses deux fils et onze jeunes hommes intelligents, ardents et très répandus.

Les victimes n'étaient donc pas des étrangers; chacun avait au moins un motif pour les regretter. Jusqu'au moment des funèbres préparatifs, ils ne se doutaient de rien. Ils avaient passé la journée également joyeux du retour des amis et espéraient, par ce fait, une amélioration à leur sort. Quand arriva l'ordre fatal, la première liste comportait douze noms seulement les deux fils du général n'étaient pas compris. Mais en y voyant figurer le nom de leur père, ils demandèrent

à mourir à ses côtés,— ce qu'on leur acccorda, hélas! L'infortuné père, trois fois victime, demanda alors à avoir un fils à chaque bras. Ils furent ainsi liés.

Quand ces hommes apparurent, en habit noir et chapeau haute forme, la corde au bras, à la porte de la prison, un frémissement d'horreur courut dans les rangs de l'armée et de la foule rassemblées : depuis les exé, cutions de 1848, on n'avait pas encore vu ici des hommes de cette valeur envoyés ainsi à la mort. Calmes et dignes, ils s'avançaient d'un pas assuré, entre deux files de soldats, jusqu'au lieu de l'exécution. Quand ils y furent placés, le général Cardi seul se découvrit et rendit son chapeau à un ami; puis s'adressant au peloton, il demanda qu'on l'épargnât jusqu'à la mort de ses deux fils: il voulait sans doute pouvoir les soutenir de son regard. Mais, à la première décharge, il tomba mort. L'un de ses fils, moins blessé, et quelques autres se relevèrent et reçurent la mort à genoux. Jusqu'au dernier moment, pas une faiblesse ; ils moururent tous comme meurent des martyrs.

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L'angoisse qui avait commencé cette journée l'acheva, mais combien plus poignante! Il y a déjà vingtcinq ans de cela, et je suis sûr que tous ceux qui y avaient assisté ont cet évènement bien présent à l'esprit. Et cependant, ces scènes douloureuses se sont bien des fois renouvelées depuis !...

Hélas! Jacmel aussi est une glorieuse victime des ambitions des hommes, en même temps qu'une martyre des libertés publiques. On doit donc également la plaindre et la vénérer.

LOUIS AUDAIN PÈRE

Né à Port-au-Prince le 25 août 1828. Directeur de l'Ecole de médecine (1869-1871), député (1871), sénateur (1872 et 1876 ).

ŒUVRES: Collaboration à l'Opinion Nationale, au Civilisateur, au Bien Public. Fragments d'histoire contemporaine, 1 vol. (1903, Imprimerie de Me F. Smith, Port-au-Prince, ). Conférence inédite sur John Brown (annoncée pour paraître prochainement )

LE Dr REVOLU

LE Docteur en médecine François Hyppolite ( dit

Révolu) de Jérémie, un noir pur, comme l'était Désilus, il faut nous arrêter quelques instants sur cet homme d'élite - avait été lui-même son créateur intellectuel, plus exactement «< cultural ».

-

Il n'apprit à lire, comme notre Louverture — qu'à l'âge de 50 ans, à la lumière de la lune, en faisant sa faction, sous l'administration de Boyer.

Il nous racontait que, surpris une fois à épeler son B-a, ba, il reçut de son capitaine une volée de coups de plat de sabre, qui lui apprit la vigilance pour l'avenir, sans avoir diminué son goût pour l'alphabet. Cet homme nous jetait à la Chambre, plus tard au Sénat, en de prodigieux étonnements Je me le figure, en cet instant, prenant la parole, une fois entre beaucoup d'autres, dans une question ardue de droit. constitutionnel, où feu Camille Nau, instruit, intelligent, vif, de parole aisée, mais de la dernière roublardise, s'escrimait contre Edmond Paul. Edmond, froid, plein de flegme, cherchant ses phrases, assénait des coups de logique, comme on frappe des bottes

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d'escrime, bottes que Camille Nau parait mal. . . . Révolu dit : « Collègue Nau, — je ne suis pas fort sur le point de droit qui se débat en ce moment, mais j'ai en moi assez de bon sens pour pouvoir, je crois, sans l'aide d'aucun argument de livre, vous démontrer que, du commencement jusqu'à la fin, vous n'avez fait que vous fourvoyer, en risquant d'égarer la Chambre dans un encombrement de phrases éloquentes. Que l'Assemblée ne se laisse point surprendre par votre faconde et médite ce que je vais lui dire! » Il montra une si grande puissance en sa réplique, dans une série d'arguments bien choisis, privés de toute « technie » d'école, sous une parole nette, sobre, pénétrante, qu'il eut gain de cause dans la question. L'Assemblée vota dans le sens d'Edmond soutenu par mon confrère.

Il me faut dire que l'ancien étudiant « per se », qui n'avait qu'un sergent-major comme seul professeur, réalisa de tels progrès, acquit tant d'instruction, qu'il devint pharmacien et médecin estimé en sa ville de Jérémie. Il employa des épargnes amassées longuement à faire un voyage à Paris, où, à la Faculté et dans les hôpitaux suivis par lui avec assiduitė, je le présentai à mes grands maîtres. Il était âgé de 70 ans. Robuste, il alla, deux années de suite, disséquer à Clamart, à une lieue de Paris. Messieurs les professeurs Paul Dubois, de la clinique d'accouchements, Velpeau, de l'hôpital de la Charité, Andral, du méme établissement, et J. Moissenet, tous mes maîtres, le distinguèrent tout particulièrement.

Voilà la puissance de la volonté et du travail !

(Fragments d'histoire contemporaine.)

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