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pas très généreux, mais qui est naturel et souvent excusable. Dans le malheur, sous le joug, nous voudrions faire partager nos infortunes à ceux qui auraient pu nous sauver et qui ne l'ont pas voulu. Ce sentiment est capable de con. duire à mal les nations comme les individus.

S'il germait, s'il se fortifiait dans le cœur de tant de peuples souffrans, s'il leur inspirait le besoin impérieux de venger leur humiliation sur les indifférens du reste de l'Europe, et qu'un jour ils vinssent se vouer franchement et de bonne foi à leur oppresseur, pour avoir sculement la consolation de faire partager leur oppression à d'autres peuples qui jusque-là n'avaient connu que le bonheur; en vérité, il n'en faudrait pas davantage pour rendre bien probables de grands maux, de grands bouleversemens, dont la malheureuse humanité ne se relèverait peut-être que par une tardive et sanglante réaction, amenée par la force des événemens, et qui punirait un jour les coupables, ou leurs descendans, des souffrances qu'on n'aurait pas su lui épargner.

Qu'une même pensée, susceptible de grandeur, s'empare seulement de toutes ces innombrables populations de même origine, qui s'étendent depuis la mer Blanche et la Baltique jusqu'à la mer Noire et à la Caspienne d'une part, et de l'autre jusqu'à l'Adriatique; que cette pensée soit saisie et exploitée par un homme fier, habile, hardi, ayant en main le sceptre du grand empire du Nord; qu'il sache faire préférer une seule fois aux races slaves les joies de la conquête au bonheur plus réel, plus moral, mais plus difficile à obtenir, de la liberté et de l'indépendance nationales, et nos tristes et étranges visions seront bien près de prendre un corps, de se transformer en réalité effrayante.

Les années ne sont que des jours, des instans dans la vie des nations; nos craintes, nos prévisions, si on leur accorde quelque croyance, peuvent ne regarder qu'un avenir éloigné que nous ne verrons pas. Rappelons-nous toutefois

que dans notre époque, comme dans toutes celles des grandes catastrophes de l'humanité, les événemens marchent plus vite que d'ordinaire, et que le temps perd alors sa mesure. Nous pourrions donc encore de nos jours voir se vérifier le mot si remarquable de l'homme extraordinaire, dont le génie ne vit jamais plus juste dans l'avenir, que lorsque, arraché à la vie active, un pied déjà dans la tombe, il observait avec son regard d'aigle le monde, les hommes, les gouvernemens, leur tendance, sans que sa vue perçante fût alors troublée par aucun motif d'intérêt personnel. C'est lui qui, avant sa mort, a prédit que l'Europe devait nécessairement être bientôt ou cosaque ou constitutionnelle, subir le règne de la Russie, ou rétablir le règne de la justice.

LES PAYSANS EN POLOGNE.

Au nombre des malheursqui accablent la Pologne, depuis plus d'un demi-siècle, il faut compter l'accusation élevée contre elle par plusieurs écrivains, d'avoir mérité sa destinée : c'est ainsi qu'on voulut enlever à la Pologne l'intime conviction que sa grande infortune n'était point son ouvrage. Ce reproche est principalement fondé sur l'oppression et l'esclavage dans lesquels la noblesse tenait ses paysans, au milieu d'une licence effrénée et d'une flagrante et continuelle violation des lois. On veut conclure de là, que l'humanité devait applaudir à la chute de la Pologne indépendante, et on veut ainsi justifier la violence dont les puissances voisines l'ont rendue victime.

Les derniers efforts des Polonais pour défendre leur nationalité, attestés par leur présente émigration, qui compte dans son sein des hommes sortis de toutes les classes de la société, n'ont pas encore fait taire la voix de la calomnie. Mais maintenant ce ne sont plus des écrivains salariés par

les oppresseurs de la Pologne, ce sont ses amis mêmes qui semblent se plaindre de ce que les sentimens de sympathie qu'ils avaient voués à ce pays ont été blessés, leurs espérances déçues.

Ils accusent les hommes placés, pendant l'insurrection nationale à la tête des affaires, d'avoir manqué à leur de voir et de ne pas avoir su tirer parti de la grande force nationale dont ils pouvaient disposer, en faisant à la patrie. le sacrifice des intérêts privés, en donnant au paysan la propriété.

D'abord, on pourrait se demander si le peuple polonais qui a donné dernièrement tant de preuves de son dévoûment à la cause nationale, avait besoin d'un encourage ment de cette nature? Le fait suivant qui eut lieu au début de la dernière guerre contre les Russes, peut servir de réponse.

Après les victoires remportées au mois de février en 1831, près de Stoczek, Dobre et Miłosna, la diète polonaise, pour récompenser l'intrépidité de l'armée, décréta le 20 du même mois, qu'une partie des biens nationaux de la valeur de dix millions de florins serait donnée, en toute propriété, aux soldats qui se trouveraient sous le drapeau national. « Donnez-nous seulement du pain, de l'eau-de-vie, des car« touches, ce qu'il nous faut pour servir notre patrie; elle « ne nous oubliera pas après que nous l'aurons délivrée de << ses ennemis ; » voilà la réponse des soldats à la députation de la diète, qui était venue sur le champ de bataille pour faire publier le décret de donation.

Certes, ce qui est juste et conforme à l'intérêt national bien compris, devra être établi un jour, non comme moyen d'une régénération nationale, mais comme base de la prospérité future et de la force du pays. Ce principe n'est nullement nouveau; en Pologne, avant son partage, il y avait des citoyens éclairés qui s'étaient occupés de le répandre. Pour donner idée des obstacles qu'ils avaient à vaincre, il suffira de jeter un coup d'oeil sur l'état des

paysans polonais, depuis les plus anciens temps jusqu'à nos jours.

La législation polonaise dès les temps les plus éloignés s'explique nettement en ce qui touche la propriété, et ne dit nulle part qu'un homme puisse appartenir à un autre homme. Ainsi le paysan polonais ne fut jamais esclave; et tous les raisonnemens à cet égard des écrivains n'ont aucune base. En consultant la législation plus rapprochée de nous, on voit que les paysans étaient avec leurs seigneurs sur le même pied que les fermiers avec leurs propriétaires; là, on trouve une loi qui autorise tous les paysans à quitter le seigneur qui aurait commis une offense à la pudeur sur la personne d'une paysanne, sans que le seigneur puisse exiger la moindre redevance. Il est à regretter que les législateurs de la république polonaise n'aient pas plus clairement défini les rapports entre les différentes classes de ses habitans. C'est pourquoi le paysan polonais n'ayant aucun droit de citoyen, son sort dépendait généralement de la noblesse, en possession exclusive des terres, et qui joignait le pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif. Telle fut la situation des paysans jusqu'à l'avénement au trône de Stanislas-Auguste, dernier roi de Pologne. Plu-sieurs siècles écoulés dans cet état de choses, durent avoirune influence fâcheuse sur le développement intellectuel des paysans, qui ne sentaient même pas le besoin d'améliorer leur situation, et de se rendre indépendans du seigneur à l'aide de leur travail. Le paysan voyant dans son seigneur un protecteur, un père, ses ennemis étaient les siens; sa propriété était son orgueil et son unique ambition.

Le règne de Stanislas-Auguste apporta quelques améliorations dans la position des paysans, ce roi ayant accordé, en 1767, le droit de propriété à ceux qui ́étaient établis dans les domaines de la couronne, à charge de payer une rente annuelle.

Stanislas-Auguste trouva des imitateurs dans plusieurs citoyens puissans, qui firent, comme lui, le sacrifice de

leur immense fortune. On trouve au premier rang le prince Stanislas Poniatowski, neveu du roi; M. Chreptowiez, chancelier du grand duché de Lithuanie; l'abbé Brzostowski.

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Nous ne pouvons citer ici tous les noms des autres citoyens de Pologne et de Lithuanie, qui se distinguèrent par ce genre de dévoûment et de sacrifices. Malheureusemeut les résultats ne répondirent pas toujours à leurs bienfaisantes intentions.

Le même règne fit époque dans la régénération des sciences et des lettres, et fixa l'attention des Polonais sur la forme du gouvernement et les institutions du pays. Des états voisins croissant en force, non moins par leur étendue territoriale, que par leurs institutions et leur industrie, attirèrent les regards des patriotes polonais, qui, humiliés de ce qu'ils voyaient chez eux, comprirent que la vraie liberté et les droits de l'homme ont pour les plus grands ennemis l'anarchie et les priviléges des castes; ils sentirent qu'il fallait détruire ces abus, pour assurer à la Pologne un rang convenable parmi les puissances civilisées de l'Europe. Aussi les écrivains les plus distingués de l'époque s'occupèrent de cette question; ils montrèrent qu'un des premiers besoins de la Pologne était l'abolition du liberum veto, l'hérédité du trône, et l'amélioration du sort des paysans.

André Zamoyski, grand-chancelier de la couronne de Pologne, fut un des premiers qui voulut que la législation du pays s'occupât du sort des paysans. Parmi les lois proposées par lui à la diète de 1782, nous citerons celle qui devait garantir les paysans contre l'arbitraire des propriétaires; mais les préjugés, et probablement l'influence des cours voisines s'opposèrent à l'adoption de ce projet si salutaire.

Cette nouvelle tendance des esprits ent de prompts résultats, et les délégués envoyés à la mémorable diète de 1789, parvinrent, après quatre ans de travaux continuels, à voter, l'an 1791, la fameuse loi fondamentale, connue

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