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UN MOT

AU SUJET DES articles publiés dans le POLONAIS,

SUR

L'AVENIR DE La russie et de l'europe.

ATHENEUM

Lorsque la république romaine était le plus en proie aux divisions intérieures, le sénat, sans cesser de pourvoir à la sûreté du dedans, s'occupait d'étendre au dehors une domination qui devait embrasser le monde. Sa politique ferme, calme, sévère, immuable, traditionnelle, suffisait au présent et à l'avenir. Il n'en a point été ainsi parmi nous, dans ces derniers temps. Lorsque le tocsin de 89 a sonné, il a fait taire le bruit de tous les événemens qui se passaient à la circonférence de la sphère d'activité européenne. Nous avons laissé le reste du monde aller à sa guise. Alors des colonies ont été abandonnées à elles-mêmes. Alors les derniers partages de la Pologne se sont accomplis, en quelque sorte, à notre insu. Nous avons été également assourdis par la révolution de 1830. La Pologne s'est levée comme un seul homme, et a été terrassée comme un seul homme abandonné de tous les siens. Néanmoins cette grande catastrophe de la Pologne livrée à toutes les calamités qui peuvent peser sur un peuple, cette fois, ne s'est point opérée à notre insu; et même, il faut le dire, les sympathies n'ont pas manqué à ce peuple qui périssait sous nos yeux. Maintenant, à quoi servirait de retracer ici les causes funestes et variées qui paralysèrent et rendirent inutiles tant de généreuses, tant de poignantes sympathies?

TOME IV.

MAI 1835.

17

Ces causes n'existent plus, et malheureusement les effets subsistent toujours. Mais voyons si le présent, devenu plus calme, ne nous permet pas de dégager avec plus de liberté la loi de l'avenir. Les voies progressives d'émancipation se sont largement ouvertes, sans être encombrées de ces méfiances ombrageuses des gouvernemens et des peuples à l'égard les uns des autres. Nous pouvons donc avec plus de sécurité jeter les regards autour de nous et au loin.

Une parole sinistre avait été prononcée par la Convention en 1793. Elle avait dit Lyon n'est plus. Et Lyon s'est relevée de ses ruines; elle s'est relevée pour subir de nouveaux malheurs. La Pologne, à son tour, ressuscitera de son glorieux tombeau.

Au moment donc où l'Angleterre veut accomplir régulièrement son émancipation religieuse et civile; au moment où la France, dans l'apaisement de ses passions politiques, veut se placer sous le gouvernement des idées, an lieu de se laisser dominer par la fatalité des faits; au moment où un homme qui s'est effacé si long-temps pour étadier à loisir les astuces traditionnelles de la politique de sa maison, afin de se tenir prêt à les dominer un jour; au moment où cet homme, devenu empereur, annonce déjà l'intention de substituer à la bonté paternelle de l'individu la bonté libre et éclairéé du souverain; au moment enfin où la révolution sociale s'opère partout avec l'assentiment de la liberté religieuse et civile, il est évident que l'ancien gardien des frontières de la chretienté. que le peuple polonais ne peut échapper à la loi générale de l'affranchis

sement.

La Pologne nous défendit contre la barbarie; la nationalité polonaise est redevenue un besoin de l'Europe voulaut accomplir enfin, sans inquiétude extérieure, sa transformation définitive.

Tous les états ont une situation absolue et relative, commandée, les uns diraient par la fatalité, les autres par cetté

loi providentielle qui veut que tous les êtres, ou individuels ou collectifs, obéissent aux conditions même de leur existence. Or, pour la Russie, cette condition est d'ètre agressive en Asie, défensive en Europe. Ainsi ses conquêtes, du côté de l'Europe, ne peuvent être que des invasions momentanées comme des orages, et doivent se réduire à lui assurer des portes de forteresses sur les limites naturelles de ses vastes territoires; sa marche de conquêtes véritables, de domination directe, c'est en Asie.

Mais, chose étrange! si le gouvernement russe poursuit avec une grande et imperturbable ténacité cette politique d'agrandissement, la nation russe y résiste par instinct. C'est que le gouvernement obéit au caractère tartare, nomade et inquiet, qui le pousse à l'envahissement pour l'envahissement lui-même, sans besoin de fonder, de constituer, d'assimiler des élémens divers; et que la nation russe, au contraire, obéit à un sentiment très vif de nationalité, qui résiste à toute fusion, à toute transformation. L'armée russe représente parfaitement cette même discordance.

Les guerres contre les Turcs, contre les Tchercasses contre les Persans, sont des guerres de privations, de périls sans gloire, qu'accompagnent d'ordinaire la peste et la famine: elles ne sollicitent ni la bravoure des officiers, ni le courage passif des soldats. Mais sitôt qu'il est question de porter les armes en Allemagne et en France, dans les lieux que la civilisation a faits de ses puissantes mains, au sein de riches territoires, de belles routes, en présence de nobles ennemis, alors l'armée russe devient comme toutes les armées, avec cette différence toutefois que l'avantgarde seulement demande la gloire, que l'arrière-garde, ramas de peuples inconnus, demande le saccagement et le pillage.

Osons contempler ce colosse fantastique du nord. Il nous apparaît toujours derrière ses glaces et ses aurores boréales; il souffle sur plusieurs mers emprisonnées dans

des déserts, il compte pour tributaires des civilisations de tous les âges, il enrégimente mille religions à la suite d'une autocratie sans unité : c'est bien cette fameuse statue d'un songe prophétique, cette statue aux pieds d'argile. Napoléon n'a pu renverser le colosse, parce qu'il lui a porté 500,000 hommes à faire inutilement dévorer par ses cli.mats inhospitaliers. Mais quelques soldats turcs ont failli le faire écrouler dans les gorges du Balkan. Mais quelques héros polonais ont été sur le point de l'écraser sous le poids de leurs fers.

Ici quelques détails.

En étudiant la position, l'on voit que la Russie est maîtresse de porter le gros de ses forces à l'ouest ou au sud; la masse est placée sur la grande ligne de canaux qui unit le Wołga à la Newa, et la mer Baltique à la mer Caspienne ainsi qu'à la mer Noire. Du reste, avec l'ambition la plus impatiente, le cabinet de St.-Pétersbourg n'a pas besoin d'entretenir de nombreuses armées sur ses frontières du Sud. L'Araxe forme une barrière naturelle contre la Perse; la Crimée est une position inexpugnable contre les Turcs. Son protectorat est reconnu à Constantinople et à Téhéran; il n'a qu'à assister paisiblement à la dissolution de deux empires en décadence.

Ainsi les projets de la Russie ne menacent pas immédiatement la France, ni même les puissances du continent européen.

Elle n'a de contact immédiat qu'avec la Perse, la Turquie et l'Angleterre.

La Perse et la Turquie sont en quelque sorte livrées à la Russie par l'Europe.

Et cependant il s'agit de la cause de la civilisation.

Un disciple de St.-Simon, poète plutôt qu'homme politique, regarde la Russie comme l'instrument naturel de la civilisation en Asie. C'est une immense erreur.

L'élément tartare n'est point civilisateur.

Puis viendrait la question slave, qui se compliquerait des intérêts de l'Autriche et de la Prusse.

Puis viendrait encore la question anglaise relativement à l'Inde et au commerce de la mer Noire et de l'Archipel.

De tout cela il résulte un ordre de choses complétement désharmonique.

Antagonisme des tendances russes, dans le sein de la chose russe elle-même.

Développement graduel et invincible de l'instinct de l'indépendance dans les populations slaves qui travaillent obscurément, il est vrai, mais certainement à la reconstruction de leurs nationalités brisées.

Voyez tous ces gouvernemens absolus, qui ont voulu allier le sentiment si intime de ces nationalités si diverses avec leurs propres principes.

L'Autriche est obligée à des administrations différentes pour ses états héréditaires, pour la Hongrie, pour le royaume Lombardo-Vénitien.

L'empereur Alexandre a cru un instant, mais un instant seulement, avoir donné des institutions à la Pologne. Il n'a pas tardé de s'apercevoir qu'un sceptre asiatique ne peut que peser sur un peuple européen, qu'il ne saurait le protéger réellement.

En un mot, ce qui doit rendre l'Europe attentive aux projets de la Russie, c'est précisément sa destinée actuelle qui lui prescrit de transporter hors de son territoire les questions d'équilibre et d'avenir.

La mission de l'Europe, c'est de civiliser l'Afrique et l'Asie.

Voilà le champ qu'il faut se hâter de disputer à la Russie: voilà le but d'une coalition légitime contre cette ambition séculaire, démesurée, sans véritable grandeur.

S'il est vrai, comme je le pense, que l'Europe entre pour quelques années dans une ère de repos, il lui est prescrit de travailler à sa nouvelle constitution générale.

Ce travail seul, avec la truelle d'une main et le glaive de l'autre, obligerait la Russie à se renfermer dans sa

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