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ATHENEUM

NOUVEAU PROJET DE CONQUÊTE UNIVERSELLE

PAR LA RUSSIE.

Il y a quelque chose de fort extraordinaire dans la perversité avec laquelle les hommes s'attachent à des projets de conquête universelle. Les expériences les plus graves ne leur ont encore profité de rien. Quoique le projet de ce genre entretenu par la politique de Charles-Quint, n'ait produit d'autres fruits que le malheur de ses voisins, et le dépérissement du vaste empire espagnol, sous son fils Philippe II et ses successeurs; quoique celui de Louis XIV, . qui n'a eu que peu de développement, ait fini par avoir les suites les plus fàcheuses et les plus déshonorantes pour ce grand roi et pour la France, cependant le commencement du XIXe siècle a vu Napoléon répéter les mêmes fautes et renouveler les mêmes malheurs, nonobstant une capacité immensément supérieure à celle de ces deux monarques. Ni ces exemples terribles, ni la décadence rapide des empires de Charlemagne, de César et d'Alexandre, n'ont encore convaincu les conquérans que les conquêtes, plus ou moins grandes, sont des crimes; que la conquête universelle, surtout, est une chose impossible.

La nation qui, de notre temps, vise à ce but fatal, à celui d'un empire établi par la conquête sur des ruines, c'est la Russie. Elle semble défier les vengeances de l'Europe prête à se lever contre de grandes injustices; mais elle sera plus facilement détournée du but qu'elle se propose que TOME V. SEPTEMBRE 1835.

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ses devanciers ne l'ont été. Elle vient d'être démasquée, et le danger d'une lutte sanglante est désormais écarté ; l'éveil donné au monde civilisé va mettre fin à des prétentions trop favorisées par les étranges fautes des gouvernemens chrétiens. Grâce à l'imprimerie, à ses développemens, les sourdes menées de la Russie sont complètement dévoilées ; ce pays sera forcé de rentrer dans de meilleures voies, et le monde entier profitera de l'échec que sa politique machiavélique est destinée à subir.

Le changement d'opinion qui s'opère en Europe, à l'égard de la Russie, va tuer ses espérances, ses projets d'agrandissement. Un des nombreux signes de ce changement, c'est un ouvrage intitulé : l'Angleterre, la France, la Russie et la Turquie, dont trois éditions ont été épuisées à Londres en six mois, et dont une traduction (1) précédée d'une préface chaleureuse et habile vient de paraître à Paris. Les lecteurs du Polonais nous sauront gré de leur faire connaître cet ouvrage, dans lequel un appel est en quelque sorte fait à l'Europe entière contre la Russie. Avant, toutefois, d'en entreprendre l'analyse, que quelques observations préliminaires nous soient permises.

Des circonstances plus péremptoires que la publication d'une brochure politique signalent un changement d'opinion à l'égard de la Russie. Par exemple, l'Autriche s'éveille et s'inquiète, l'Autriche qui depuis soixante ans semblait inattentive

(1) L'Angleterre, la France, la Russie et la Turquie, ouvrage traduit de l'anglais, précédé d'une Introduction, et augmenté d'an Post-Scriptum tiré d'un écrit postérieur du même auteur. Paris, 1835. chez Truchy, boulevard des Italiens, et Le Doyen, Palais-Royal. Cet ouvrage, dont nous avons donné l'introduction dans notre dernier numéro, a été attribué par les journaux à la plume d'un diplomate anglais fort distingué ; mais nous savons de bonne source que c'est à tort. L'auteur de ce remarquable écrit est M. Urquhart, qui, par ses fréquens voyages en Turquie, et ses relations dans ce pays, est à même de bien apprécier la politique russe dans la question d'Orient.

ou indifférente aux faits et gestes de cette puissance. Nulle part on n'oserait discuter à haute voix (1) l'ancien projet d'un partage de la Turquie. Ce partage que, dans le xvIIe siècle, la Russie osait offrir à l'Autriche et à d'autres gouvernemens, comme, plus tard, à Napoléon, pour les engager à soutenir ou à permettre l'attaque de Constantinople, ce partage, elle ne pense plus qu'il soit nécessaire de l'offrir; elle croit être assez forte maintenant pour saisir seule la proie qu'elle a guettée pendant tant d'années. Quand elle voulat s'approprier la Pologne, elle se donna des complices qu'elle admit au partage. En effet, la Turquie était là qui aurait pu s'opposer à l'exécution de ses desseins, si l'Autriche et la Prusse elles-mêmes ne se fussent montrées criminellement avides. Contre la Turquie, elle se dispense d'associés, parce que les succès l'ont aveuglée, et que la soif des conquêtes la rend jalouse des rivaux, même complaisans.

Sans doute, il y a impossibilité absolue qu'un gouvernement quelconque étende, au XIXe siècle, sa domination de manière à menacer l'indépendance générale; mais des faits accomplis prouvent que, dans ce moment, la Russie médite un projet de ce genre.

La chose est impossible, répétons-le, mais l'espoir du succès trompe cependant le souverain russe, cet autocrate qui se croit tout permis; ce chef d'un peuple qu'attirent de plus en plus la douceur et les richesses des climats du Midi; ce despote, qui trouve dans toute l'Europe une aristocratie féodale ou financière prête à sacrifier sa propre indépendance, pourvu que soit écrasée celle des hommes dont elle déteste le libéralisme. L'Europe, qui s'est aperçue des dangers qui la menacent, parviendra facilement à les écarter, si elle ne néglige pas les moyens de salut aussi simples

(1) Des révélations infiniment curieuses et graves à l'égard des offres que la Russie s'est habituée à faire pour assoupir les jalousies des divers pays, nous mettront à même d'apprécier la hardiesse de la diplomatie russe.

que puissans dont elle peut disposer. La Russie, mieux instruite du respect qu'elle doit à l'indépendance de ses voisins, mieux instruite surtout de la puissance de leurs forces, renoncera au rôle de nation conquérante, et entrera dans une nouvelle et meilleure carrière. Les dangers dont nous avons parlé, les moyens de les conjurer, sont longuement et habilement développés dans l'ouvrage que nous avons nommé, et dont nous allons commencer l'analyse.

Les principaux objets à l'examen desquels l'auteur se livre dans cet ouvrage, sont : 1° les forces actuelles de l'empire ottoman, et les élémens de sa vitalité; 2o les fraudes auxquelles a recours la politique russe pour arriver à l'occupation de la Turquie; 5° les mesures que l'Angleterre et la France doivent adopter pour soutenir la Porte, et faire avorter les projets du cabinet de Saint-Pétersbourg, projets qui, s'ils réussissaient, seraient essentiellement préjudiciables à ces deux puissances.

La question de l'indépendance turque est bien loin d'être une chose nouvelle dans la politique de l'Europe. Deux grands hommes d'État placés dans des positions et dans des temps bien différens, mais très propres à leur inspirer un jugement sain sur cette question, ont également décidé que ce serait une faute grave que de ne pas maintenir l'indépendance de la Turquie; ces deux personnes sont lord Chatham et Napoléon. Le grand orateur, le ministre anglais disait nettement : « Avec un homme qui ne voit pas les intérêts de › l'Angleterre dans la conservation de l'empire ottoman, › je n'ai pas à discuter. Mais c'était considérer la question sous un point de vue étroit et particulier; Napoléon la voyait plus en grand. Quoiqu'il fût en guerre avec l'Angleterre, son ennemie mortelle; quoiqu'il fût l'allié de la Russie, il ne voulut jamais consentir à ce que cette dernière puissance prit possession des Dardanelles, bien qu'en retour elle lui eût prêté son assistance pour soumettre le reste de l'Europe à sa domination. Nous pourrions citer une longue

série d'actes diplomatiques qui remontent très haut, et qui démontreraient l'intérêt que la France et l'Angleterre n'ont cessé de prendre à l'indépendance de la Turquie. Malheureusement il y a eu trop souvent dans la diplomatie chrétienne des variations mal fondées, des refroidissemens injustes, enfin de la mauvaise foi envers les puissances musulmanes (1)! Les préjugés religieux eurent une grande influence sur la politique de l'Europe, long-temps après les croisades; et si les Musulmans sont soumis à un grand nombre de préjugés de cette nature, les chrétiens paraissent avoir eu envie de les surpasser sur ce point.

Bien que la politique générale de la France et celle de l'Angleterre aient toujours été en harmonie avec l'opinion de lord Chatham et de Napoléon, il est arrivé souvent, nous venons de le dire, que des circonstances exceptionnelles ont failli détruire tout le bien que produisait cette politique générale.

A la fin du XVIIIe siècle, Fox et les Vhigs favorisèrent les progrès des Russes. Des intérêts commerciaux mal entendus les retinrent dans cette déplorable voie, contre l'opinion de Pitt (2); puis vinrent les guerres

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(1) Les infidélités de la politique chrétienne envers les Musulmans remontent assez haut. Busbequius en a conservé dans ses ambassades en Turquie, au xvIe siècle, un exemple qu'on pourrait multiplier ad libitum, dans les annales diplomatiques. « Les Turcs, disait-il, étaient fâchés de la paix de France et d'Espagne. Ils ⚫ avaient cru qu'ils seraient nommés dans le traité, pour jouir avec les autres des fruits de cette paix. Soliman écrivit au roi de France seulement, qu'il approuvait cette paix, mais qu'il le priait de se » souvenir que les vieux amis ne devenaient pas aisément ennemis, ⚫ que les vieux ennemis ne se faisaient pas facilement amis. » Traduction. Edit. de 1646, Paris, p. 220.

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(2) En 1791, M. Pitt disait au Parlement que « l'influence de la Turquie était très avantageuse à l'Europe, et que sa position était » propre à inquiéter toutes les puissances intéressées à maintenir » cette influence. Si la guerre, ajoutait M. Pitt, finit favorablement pour la Russie, ce n'est pas seulement la Turquie qui aura à souf»frir de ce résultat. » Parliamentary History, 1791, vol. 29, p. 54.

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