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œuvre de génie, Faust. Dans ce poème vraiment dantesque, quelque chose cependant fait mal; ce n'est pas la griffe du diable qui s'y fait sentir, ce n'est pas le souffle de la mort dont le vent empoisonné caresse les fleurs de la vie; c'est la lâcheté de Faust, et, dans cette lâcheté, il y a comme l'apothéose du mal. Quelque chose manque à tous les héros de Goethe, l'héroïsme; les personnages qui se groupent autour du héros de ses romans, du héros de ses drames, sont irréprochables. Le seul Goetz, parmi les grands hommes qu'il a évoqués, est véritablement un homme; Egmont, avec des qualités aimables, n'est qu'un brillant libertin. Devant les femmes de Goëthe, devant Claire, devant Marguerite, il faut se prosterner; depuis Raphaël, depuis Shakespear, jamais tant de gràce ne s'était rencontrée sous la plume d'un poète, sous le pinceau d'un artiste.

Les jeunes gens se sont précipités sur Faust, comme ils s'étaient précipités sur Werther, sur lord Byron, sur Charles Moor. Ils ont admiré cette amertume de l'existence mêlée à la culpabilité de l'existence; ils ont salué de leurs acclamations le génie dépravé qui se révolte contre les lois éternelles de l'ordre de la nature, contre les lois de l'ordre social. Fermentant dans les écoles, l'esprit de révolution s’insurgea contre les choses établies, sans avoir le droit de les juger, puisque ses jeunes et imberbes organes manquaient de raison, de savoir et d'expérience. Tout cela s'exalta de la manière la plus confuse, la plus désordonnée; le fiat lux n'éclaircit pas les ténèbres qui couvraient les imaginations. L'esprit de la France et l'esprit de l'Allemagne se pénétrèrent par leurs désorganisations mutuelles. De là les drames, les romans, les poèmes qui nous inondent; de là la luxure et le bourreau; de là la bâtardise et le mauvais lieu qui font assaut de philosophie et de profondeur; de là le rire qui grince dans une tête de mort; de là le cauchemar qui galope dans les imaginations; de là la terreur, accompagnement obligé du grotesque, qui grimace jusqu'à la démence.

Avant de descendre dans le tombeau, le puissant Goëthe a lancé les foudres de son excommunication de philosophe contre ce débordement.

Quand un corps vigoureux a été attaqué d'une maladie pestilentielle, avant d'être livré à la décomposition, une rougeur printannière couvre pour la dernière fois ses joues, un rayon mourant semble animer son regard, sur ses lèvres un sourire veut éclore; c'est l'approche de la pourriture, c'est l'approche de la mort.

Alors au sein de la terre, qui ressaisit tous les élémens de la vitalité, ce qui avait été l'indice de la destruction de la vie ancienne devient le fondement d'une existence nouvelle. J'ai dit la décomposition, je dirais la recomposition; je ne suis pas un prophète de malheur.

En effet, dans cette énorme confusion de toutes les idées, de toutes les opinions, de toutes les croyances, dans cette chaudière infernale où tout est précipité, où semble se préparer l'œuvre sans nom, quelque chose indique un autre avenir, quelque chose est le précurseur d'un temps meilleur. Goëthe, saisissant cet avenir sous le point de vue purement philosophique et littéraire, y avait reconnu une tendance prononcée vers une littérature européenne dont les Allemands devaient se faire les principaux organes. Mais il ne s'agit pas seulement d'une doctrine européenne préparée par la science européenne, il s'agit encore d'une nation européenne. Elle se formera infailliblement du sein du christianisme rajeuni, redevenu la religion du monde quand il aura de nouveau éclairé les intelligences. Dans les hauts rangs de la société, la nation européenne avait été préparée par la chevalerie du moyen-âge; elle dégénéra par l'esprit de cour. Dans les rangs inférieurs de la société, dépouillés de ce que l'esprit bourgeois a de trop étroit, ralliés de nouveau au flambeau d'une civilisation intellectuelle, cette nation s'édifiera sur un plan plus large; la révolution a donné le branle; dépouillée de ses scories, délivrée de ses

excroissances, elle accomplira tôt ou tard une mission sociale.

Nous avons vu madame de Staël communiquer l'impulsion à l'école romantique. Elle fut aussi le porte-flambeau de l'école doctrinaire, que deux hommes d'une grande célébrité, MM. Cousin et Guizot, trempèrent dans le savoir de l'Allemagne.

La direction toute politique de M. Guizot devait nécessairement l'entraîner vers la théorie constitutionnelle de la Grande-Bretagne. Il avait un sens historique trop pénétrant pour s'arrêter aux formes, à cet échafaudage de logique constitutionnelle que le génie du grand Montesquieu avait emprunté à Locke, dont le grave pédantisme avait voulu imposer à la révolution anglaise le rationalisme philosophique et à la religion anglicane la doctrine socinienne. M. Guizot s'éleva au-dessus de cette théorie, de ce mécanisme de rouages, de ces formules scolastiques qui ont passé pour de la politique, même dans les écrits de M, Benjamin Constant, esprit d'une rare sagacité, imbu au plus haut point de la superstition constitutionnelle. M. Guizot vit clair dans les affaires anglaises; l'histoire vivante, telle était la réalité, le reste appartenait à la fiction des systèmes.

Cette trempe d'esprit devait conduire M. Guizot à la juste appréciation de l'école allemande. Il s'en était approprié quelques résultats, comme un homme sérieux qui ne fait pas consister son originalité à donner du. neuf, à proposer de l'extraordinaire, mais à méditer le vrai. Les leçons d'histoire de cet auteur forment un monument d'une sagacité remarquable. Certaines indications peuvent être contestées; s'il avait poursuivi cette carrière, il aurait agrandi la sphère de ses études. C'est le seul œuvre de la littérature française moderne dans lequel plusieurs portions de la science allemande aient été complètement digérées sans avoir été ni faussées, ni simplement empruntées.

Chacun connaît la prodigieuse vivacité d'esprit de M. Cousin, la facilité avec laquelle il soulève toutes les questions dans le domaine de la philosophie et de l'histoire. Ses tentatives ont subi des jugemens divers en France comme en Allemagne. Souvent ses idées visent à la profondeur, l'éloquence de son débit est grande; cependant son éclecticisme n'a pas fait fortune. Il en est resté la première popularité acquise en France aux idées de Hégel sur la philosophie de l'histoire. M. Cousin a commencé une œuvre que M. Michelet a achevée; il a tourné Hégel contre luimême, il a remplacé le patriotisme tudesque par le patriotisme gaulois.

Dans l'exposition de la doctrine, c'est le même point de vue fondamental: tout ce qui a existé a existé nécessairement, ce qui existe nécessairement a une bonté intrinsèque. Tout est acheminement dans l'histoire du monde. Le génie de l'humanité s'avance d'Orient en Occident, passe de la Grèce à Rome. Il aboutit à la civilisation européenne moderne dont Hégel et ses disciples placent le siége idéal dans la capitale de la Prusse, dont MM. Cousin et Michelet placent le siége dans la capitale de la France. L'histoire du genre humain est celle du développement de l'homme; on le dégage d'abord des liens de la nature matérielle, on cherche à lui inspirer la conscience de sa nature divine; c'est le triomphe de l'esprit libre sur l'esprit esclave, de la moralité spirituelle sur l'immoralité matérielle, de la réflexion méditative sur le sentiment spontané. A ce thème, dont le cadre est ingénieux, quoique arbitrairement construit, il a des variantes infinies. Peut-être la raison humaine vantet-elle un peu trop son indépendance; peut-être a-t-elle d'ellemême trop bonne opinion. Cela vaut mieux toutefois que la dégradation matérielle qu'on lui avait fait subir précédemment.

y

Les Allemands se plaignent avec vivacité et disent que la théorie de Hégel a été très imparfaitement exposée par ses

admirateurs en France. Le professeur Gans était venu à Paris dans les dernières années de la restauration, et y avait mis en circulation la doctrine du maître. Jurisconsulte métaphysicien, M. Gans a produit une histoire du droit d'hérédité sur le type de la philosophie du droit de Hégel. Les idées en grand nombre que renferme l'ouvrage du disciple sont élaborées avec quelque difficulté, et la critique historique est un peu immolée à l'esprit de système. Il a fait en France une très grande fortune. Tout ce que l'on y a exalté comme philosophie du droit, comme philosophie de l'histoire, a été, je ne dirai pas directement emprunté, mais évidemment suscité par la lecture de cet

ouvrage.

M. Gans a influé sur la théorie de M. Lerminier, écrivain facile et ingénieux qui se distingue par le piquant de l'esprit et la richesse du style. C'est déjà un très grand bien que l'on ait commencé à soupçonner en France le droit historique, le droit vivant. On l'a distingué ainsi du droit abstrait, qui sert d'étoffe matérielle aux législateurs pour construire leurs théories sociales. Ce droit vivant, c'est la révélation du génie des peuples, c'est l'organe de la divinité, telle qu'elle se manifeste par la secrète et instinctive raison des choses aux différentes époques de l'histoire. Les opinions de MM. Cousin, Michelet et Lerminier, n'auraientelles d'autre mérite que celui de susciter la curiosité sur ces matières, d'allumer le désir du savoir dans les têtes intelligentes, ce mérite serait immense.

On a voulu faire honneur au Napolitain Vico, à l'abbate Duni, et à quelques autres Italiens, de la science et de l'érudition allemandes; ces reproches se cachent dans les écrits de M. Michelet: on dirait qu'il a voulu mettre en question l'originalité de Wolf et de Niebuhr, sur lesquels il semble faire planer le reproche de plagiat. Dans mon opinion, sans nier la valeur des auteurs italiens, Wolf et Niebuhr n'ont rien à redouter de ces parallèles. Entre la divination de

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