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POLITIQUE.

ATHENEUM

DE LA BOURGEOISIE ITALIENNE

DU MOYEN AGE

COMPARÉE A CELLE DE NOTRE TEMPS.

que

Pour quiconque peut embrasser d'un coup d'œil les faits historiques appartenant à plusieurs peuples, il est facile de reconnaître l'histoire de la nation italienne est sans comparaison la plus féconde en enseignemens. C'est là, c'est dans ce vieux foyer de la liberté et de la civilisation que la forme politique s'est montrée sous toutes ses faces; c'est là qu'elle a déployé toute sa puissance, parcouru toutes ses phases, et subi tous les boulversemens dont la société peut être atteinte; c'est sur le sol de l'Italie que le mythe d'Oromase et Arimane semble s'être renouvelé. On dirait que les deux principes ennemis ont choisi de préférence cette terre pour théâtre de leur lutte redoutable, comme un champclos assez vaste et assez digne de leurs exploits. Ainsi tour à tour le peuple italien s'élève au faîte de la gloire et de la puissance, et boit jusqu'à la lie le calice du malheur et de l'humiliation. C'est lui qui enseigne dans les vieux statuts de Naples et de la Sicile les lois fondamentales des monarchies tempérées, et dans l'histoire du Piémont la forme mixte des monarchies féodales et militaires; c'est lui encore qui, dans la biographie de plusieurs hommes privés, déploie AOÛT 1835.

TOME V.

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l'art terrible de se donner un trône et de le raffermir par des moyens puissans. Il signale un à un tous les déguisemens, les artifices et les ténébreux détours de la tyrannie, de celle qui endort et de celle qui écrase, de celle qui épouvante et de celle qui éblouit. Il montre l'aristocratie pure à Venise et à Raguse, l'aristocratie tempérée à Rome, l'aristocratie envahissante à Lucques et à Gênes. Dans l'histoire des papes, il dévoile toutes les transformations et les empiétemens de la théocratie; dans les fastes de la Toscane, de la Romagne et de la Lombardie, il met en évidence le développement et les vicissitudes du principe démocratique, les ligues formidables des peuples et les vastes conjurations menées à bout; pour son malheur, il n'enseigne que trop les luttes et les passions des partis, les discordes intestines, et les phases sanglantes de la guerre civile. C'est l'Italie qui nous apprend en même temps comment on administre un petit état, et comment on gouverne un immense empire, tel que celui des Césars. C'est Rome qui enseigne au monde l'art de combattre et de conquérir; c'est elle qui fait connaitre les avantages et les dangers des colonies, l'équilibre admirable entre la force de centralisation et la diffusion générale de la vie politique, entre les institutions unitaires et les libertés municipales. Ce sont les républiques de Pise, de Gênes et de Venise qui nous apprennent l'art de dominer sur les mers, qui nous indiquent les sources du commerce et de la richesse des nations. C'est l'Italie enfin qui nous ouvre les yeux sur toutes les causes déplorables qui usent la force et la puissance des peuples, qui les divisent et les corrompent, qui souvent convertissent en poison homicide les trésors mêmes prodigués par la nature, les inspirations faciles de l'art et la souplesse du génie.

Or, je prétends que, si les hommes politiques du jour revenaient plus souvent à la lecture d'une histoire aussi vaste et aussi extraordinaire que celle de l'Italie, s'ils prenaient plaisir à s'informer davantage de ce que le peuple italien a

fait durant l'espace de presque trente siècles, ils auraient l'occasion peut-être de modifier et de rectifier un grand nombre de leurs opinions; au moins ils perdraient l'habitude de donner en toutes choses des jugemens par trop prompts et absolus. On n'oserait pas dire, par exemple, ainsi qu'on le fait chaque jour, que la domination exclusive de la bourgeoisie est dans le monde politique un phénomène tout nouveau, dont l'Amérique et la France offrent le premier spectacle, et dont la cause efficace réside dans la marche toujours accélérée des élémens démocratiques. On trouverait en effet dans l'histoire de l'Italie que ses républiques du moyen âge, après avoir battu et dispersé les quelques sommités féodales qui croissaient dans leur sein, avaient presque toutes élevé sur le pavois une bourgeoisie très nombreuse et très vaillante. On verrait celle-ci rester de la sorte maîtresse du terrain, et se trouver seule investie des différens pouvoirs de l'État pendant une assez longue période. En Toscane, chez les républiques régies par le principe populaire pur, les quelques familles nobles qui y demeuraient, tantôt étaient exclues de toute participation directe au pouvoir, tantôt renonçaient volontairement à leurs titres, et faisaient inscrire leur nom dans le registre public du peuple. La bourgeoisie toscane, comme celle de plusieurs autres villes italiennes du moyen âge, ressemble d'autant plus à la bourgeoisie française de notre temps, que celle-là aussi se tenait également à l'écart des nobles et des prolétaires. Ainsi l'on peut affirmer sans crainte d'erreur, que les conditions requises dans les républiques populaires de l'Italie pour participer à la souveraineté commune, étaient les mêmes à peu près que celles qu'on exige aujourd'hui pour pouvoir figurer sur les contrôles de la garde nationale. Le règne libre et entier de la classe moyenne sur tous les corps de l'état n'est donc aucunement une chose nouvelle dans les révolutions politiques des peuples. Mais d'autres remarques bien plus intéressantes, à mon avis, que

celles que nous venons de faire, résultent encore du parallèle établi entre la bourgeoisie démocratique d'Italie et la bourgeoisie moderne de France. Et d'abord examinons le caractère spécial de l'une et de l'autre, en commençant par la bourgeoisie française. Celle-ci, à vrai dire, est, sous le rapport moral, tombée en grand discrédit. On l'accuse de timidité et d'égoïsme, on la croit entachée d'avarice et de vénalité, on la trouve assez peu élevée dans ses sentimens, assez peu sensible aux inspirations généreuses, aux conceptions larges et magnanimes. Mais si l'on est à peu près d'accord à porter ce jugement sévère contre elle, on diffère beaucoup sur la manière d'expliquer les causes et de signaler l'origine de ces grands défauts. Ecoutez les républicains, ils vous diront que la bourgeoisie se montre telle que l'on vient de la décrire, parce qu'elle est une espèce nouvelle d'aristocratie qui affiche toutes les prétentions de l'ancienne, et ne vise qu'à se substituer aux corps privilégiés d'autrefois. Ils nous diront que la bourgeoisie n'est pas le peuple véritable, ou du moins qu'elle n'en est pas la partie la plus nombreuse, la plus désintéressée, et la plus pure; que le peuple existe dans la masse des prolétaires, que c'est là que brûle l'ardent amour de la patrie, là que les malheurs et les souffrances tiennent en haleine les instincts généreux de la nature, que les héros de juillet ont leur pépinière; qu'on ne verra jamais un peuple à âme forte et courageuse, à idées grandes, à idées poétiques, tant que l'on empêchera l'émancipation du prolétaire, de ce noble et malheureux enfant de Spartacus.

D'un autre côté, si vous interpellez là-dessus les partisans du torysme, ils vous répondront avec un parfait accord et une imperturbable assurance, que la bourgeoisie ne saurait être différente de ce qu'elle est à présent ils vous diront que les défauts qu'on déplore en elle découlent nécessairement des principes démocratiques, dès que ceux-ci parviennent à dominer tout l'ordre social;

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que là où il n'y a plus de fortunes assurées, et où la propriété se fractionne chaque jour davantage, là où les richesses deviennent toutes mobiles et transitoires, où les revenus diminuent dans la même proportion que les besoins augmentent, là enfin où les dépenses et la vanité des particuliers ne trouvent pas des limites salutaires dans la séparation des classes, la pensée constante et générale doit être de se mettre à l'abri des besoins matériels, et ensuite de se séparer de la foule par le luxe, les emplois lucratifs, l'agiotage, les spéculations audacieuses. Il s'ensuit que l'esprit chevaleresque doit faire place à l'esprit marchand et boutiquier, l'ambition bien dirigée à la convoitise, l'éclat des châteaux à l'éclat de la Bourse. Il s'ensuit que les professions les plus élevées, les sciences, les arts libéraux deviennent bientôt un simple objet de trafic, et que la seule mesure de leur mérite est dans l'argent qu'ils rapportent. Ils vous répondront enfin, que la démocratie ayant interrompu les nobles traditions du patriciat, et détruit par là cette éducation spéciale, transmise d'une génération à une autre, a détruit en même temps la dignité et la grandeur qui étaient familières aux classes élevées, leur enthousiasme pour les œuvres et les pensées éclatantes et sublimes, le goût exquis du beau, la grâce et la délicatesse dans les manières, qui étaient en quelque sorte leur apanage héréditaire. Voilà les raisonnemens assez divergens que les apologistes de la révolution et les amis du passé débitent pour expliquer la nature et les causes du caractère actuel de la bourgeoisie.

Si maintenant nous remontons quelques siècles plus haut, si nous jetons un coup d'œil sur l'histoire des républiques populaires de l'Italie, nous trouverons que la classe moyenne, la véritable bourgeoisie y déployait un caractère moral tout-à-fait différent. Nous verrons cette bourgeoisie déceler à chaque instant une élévation d'àme nom commune, nous la verrons hardie, désintéressée, grandiose

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