Soudan, nous savons qu'il est fertile, mais nous savons aussi qu'il est très loin. Or, la cherté des transports à longue distance ne rend l'exportation profitable que lorsqu'elle s'adresse à des produits relativement riches. Il y a bien l'or et l'ivoire; mais c'est peu de chose. Quelques wagons contiendraient aisément l'exportation d'une année. Il faudrait attendre l'organisation de grandes cultures commerciales et spécialisées, celles du coton par exemple, ce qui ne serait pas l'affaire d'un jour. Or, les actionnaires d'une entreprise et ceci est fort naturel - n'aiment pas à voir ajourner à de lointaines échéances l'espoir de rentrer dans leurs débours. Enfin, il est indiscutable que les avantages les plus évidents du chemin de fer transsaharien sont des avantages d'ordre politique d'ordre «< impérial » pourrait-on dire, en employant le mot à la mode. Peu de chemins de fer présenteraient un caractère plus formellement stratégique. La nature même des principaux services qu'il doit rendre indique nettement que sa création se recommande tout particulièrement à la sollicitude de l'État. Faut-il donc compter sur l'État pour la construction du transsaharien? Nous voudrions pouvoir répondre sans hésiter : « oui », comme nous avons, sans hésiter, répondu : « non » tout à l'heure. Malheureusement, une autre réponse s'impose, au moins pour le moment. Non, il ne faut pas compter sur l'État pour la construction du transsaharien, parce que l'État n'a pas d'argent. Et c'est ici que se révèle le lien étroit qui existe entre la bonne administration d'un pays et la prospérité de son expansion, en tant qu'elle comporte des moyens d'action gouvernementaux. En Etat dont les budgets seraient prospères, où l'on n'aurait pas abusé de l'emprunt, où les impôts, sages et modérés, laisseraient encore une honnête marge entre les charges du contribuable et sa capacité contributive, aurait vite fait de prendre à CPur ce beau « travail de Romains ». Mais un peuple écrasé d'impôts, en proie à des déficits chroniques auquel le public fini T. XXXV. 2 même par ne plus faire attention, obligé de faire « flèche de tout bois », d'affecter les ressources extraordinaires aux besoins ordinaires, et de gaspiller à l'avance ses meilleures réserves, en un mot, un peuple en marche « vers la ruine », comme dit notre collaborateur M. Léon Poinsard, se trouve dépourvu quand l'heure vient de s'attaquer à ces œuvres grandioses, où des centaines de millions doivent momentanément s'engloutir en attendant l'heure lointaine où la postérité y retrouvera son compte. Conclusion le transsaharien attend, et il attendra longtemps encore. Son utilité sera de plus en plus reconnue par les explorateurs, par les économistes, par les hommes d'État, par les diplomates prévoyants, par les patriotes soucieux de la défense nationale, par les philanthropes désireux d'améliorer la condition des races opprimées du centre africain, par les missionnaires qui voudraient reprendre à l'islamisme ses conquêtes, par tout le monde enfin ; et cependant le premier rail n'en sera pas posé d'ici longtemps, parce qu'on a surmené le contribuable, parce que des politiciens imprévoyants émettent la prétention de le surmener derechef, parce que, si l'on réussit à extraire de sa bourse les derniers liards qui peuvent s'y trouver encore, ce sera pour l'accomplissement de réformes sensationnelles et tapageuses qui n'auront rien de commun avec le transsaharien. Donc tout se tient, et la sécurité des oasis de là-bas, leur jonction, leur développement, l'union du Soudan et de l'Algérie, la constitution d'un bloc français dans le nord-ouest de l'Afrique, tout cela dépend, en définitive, de l'éducation que recevront en France les contribuables de demain, et du plus ou moins d'aptitude qu'ils auront à contrôler l'emploi des fonds publics. C'est une science que le contribuable anglo-saxon possède, nous le savons, de longue date, et à laquelle, à notre tour, nous nous élèverons peut-être, quand un nombre suffisant de nos compatriotes aura perdu l'habitude de livrer au premier mandataire venu, en échange de quelques boniments sonores, des blancsseings de dépense qui s'envolent on ne sait où et qui ne se rattrapent jamais. Gabriel D'AZAMBUJA. On a vu comment, en Angleterre, la race saxonne, fortement attachée à l'exploitation de modestes domaines, avait réussi à absorber, en se l'assimilant, la majorité de la race normande féodale, les chevaliers, et avait repris la direction du pays. J'ai dit que cette partie du monde anglais faisait sa grande affaire de maintenir un régime des terres qui répondît à sa formation particulariste et qui continuât à la reproduire. Ce qui est remarquable chez elle à partir de cette époque où les faits économiques vont commencer à subir de rapides et profondes transformations, ce sont les moyens pratiques, les biais de toute sorte qu'elle n'a cessé d'inventer pour que la terre, sous quelque système prétendu de législation qu'elle fût, servit surtout à l'éducation de la race. C'était là d'ailleurs, quoique avec moins de péripéties et en face de moins puissantes évolutions du travail, le fond essentiel de son histoire dès l'origine et cette histoire se poursuit encore aujourd'hui (2). Sans faire de 1 Voir l'article précédent, décembre 1902: Science sociale, t. XXXIV, p. 505. (2) Voir Science sociale, livraison de novembre 1902, t. XXXIV, p. 381 : L'Avenir de l'Empire Britannique, par P. E. Lefébure. théories humanitaires ou philosophiques pour distribuer au mieux le sol entre tous, ou pour définir le droit de propriété, les Anglo-Saxons ont, de siècle en siècle, remué leur intelligence positive pour que chez eux la terre fût répartie en fait de la manière la plus profitable au solide maintien de leurs facultés d'initiative personnelle. Dans cette préoccupation, ils se sont fait aider par les légistes, qu'ils ont attirés à eux grâce à la situation fortement assise qui leur a permis de dominer toutes les forces sociales du pays. Rien, au premier aspect, ne paraît plus compliqué, plus confus, que le régime des terres en Angleterre à dater de l'époque que nous étudions. Mais, en réalité, tout se ramène à ce fait simple : l'homme qui possède une terre à un titre quelconque en retourne la disposition comme un gant pour l'adapter aux besoins du meilleur parti présent à en tirer; mais si, dans sa combinaison, il perd de vue l'intérêt supérieur de la race, il ne tarde pas à sentir dans son entourage même, dans sa descendance, dans son voisinage et dans le pays tout entier, une action de l'opinion qui, par des voies diverses selon les circonstances, aboutit à un redressement. Telles terres, par exemple, seront grevées de substitutions en vue d'un but intéressant; mais ces substitutions seront ensuite tournées de mille manières à cause des inconvénients dont elles menaceraient la formation sociale du pays. De fait, en dépit de toute libre disposition antérieure et à l'encontre même de textes législatifs émis par le Parlement, auquel longtemps ne vint guère la classe moyenne, le trait le plus constant du régime des biens fut la liberté pour les particuliers de le modifier, en combinant entre eux tous les arrangements imaginables par contrats et par testaments, et cette liberté en revint toujours au souci dominant de maintenir le moyen et le petit domaine. «Le système de grande propriété aristocratique qu'on observe aujourd'hui en Angleterre, dit Boutmy, n'est nullement un legs du moyen âge : c'est une création du siècle dernier. Il y a plus de trois cent cinquante ans que la liberté testamentaire — c'està-dire son extension aux biens féodaux était devenue la ( règle, sous une restriction destinée à disparaître en 1660, et avait refoulé le droit d'ainesse dans les successions ab intestat. Il y a près de cinq cents ans que la subtilité des légistes avait fourni le moyen d'affranchir la terre par des procédures collusoires et procuré en fait aux possesseurs des domaines (constitués sous le régime féodal) une faculté de disposition très étendue. L'Angleterre — même féodale — a été, avant tous les autres pays, un pays de propriété libre, de moyenne et de petite tenure. Le régime actuel de latifundia et de majorats n'a commencé à fleurir qu'après la Restauration : il est fondé non sur la loi, mais sur une politique délibérée des classes supérieures. « Tous les légistes anglais, dit le même auteur, juges de common law, juges d'équité, praticiens, se montrent tour à tour les adversaires de ces restrictions au droit de disposer. Chaque siècle voit sortir de leur esprit fertile des fictions interprétatives, des procédures collusoires, qui mettent à néant les prohibitions statutaires. Ils n'ont pas dépensé dans cette œuvre moins d'énergie que les légistes français pour l'agrandissement du pouvoir royal. Ce qui est à retenir de cette longue histoire, c'est qu'à peu d'exceptions près, sous les régimes nominalement les plus restrictifs, la terre anglaise a toujours pu se diviser, changer de mains, grossir le lot de ceux qu'une exploitation intelligente avait mis en état de s'arrondir, ou passer à des marchands enrichis qui aspiraient à prendre pied dans les comtés. » (Le Développement de la Constitution en Angleterre, p. 92-94.) Grâce à cette souplesse d'interprétation et à cette fécondité de combinaisons, l'ascension des non-propriétaires à la possession du sol était facile. Pour monter, ils n'avaient même pas besoin, et ils ne l'ont pas davantage aujourd'hui, de devenir propriétaires : la terre peut être tenue aux titres les plus divers, et ces titres s'équivalent dans l'appréciation anglo-saxonne dès qu'ils permettent de tirer parti du sol par soi-même. Un fermier ne se distingue pas socialement d'un propriétaire, si bien que le nom de « Farmer » est devenu indifférent pour désigner un preneur à bail ou un propriétaire exploitant. « Gentleman far |