Page images
PDF
EPUB

LA

TRANSFORMATION ÉCONOMIQUE

DE LA GASCOGNE

UN MOUVEMENT DANS LE SENS DE LA SPÉCIALISATION DES CULTURES

Dans nos précédents articles, nous avons essayé de montrer les causes de diverse nature qui ont donné naissance au type social connu sous le nom de type gascon, tel qu'on se le représente avec sa physionomie originale et caractéristique.

Parmi ces causes, nous avons mentionné la culture intégrale et traditionnelle, l'industrie en petit atelier, le petit commerce. Or ce sont là des genres de travaux dont l'existence devient de plus en plus difficile dans la société contemporaine, pour des raisons vaguement aperçues de la plupart des esprits informés, mais que la Science sociale a le privilège de faire voir dans toute leur profondeur, et avec une netteté particulièrement saisissante, grâce à la méthode d'observation rigou

reuse.

La Gascogne ne saurait échapper à ces transformations fatales qui se produisent dans toutes les parties du monde. Il est done du plus haut intérêt de rechercher quelles peuvent en être les conséquences pour le pays qui nous occupe.

Le petit commerce, dans les petites villes, ne peut que très difficilement soutenir la concurrence des grands magasins et de certains commerces de produits spéciaux. L'industrie en

petit atelier, fabriquant des produits communs, est écrasée par les grandes usines où des gens d'initiative disposent de moyens d'action considérables. Ce n'est pas là cependant un fait spécial à la Gascogne, et il convient de ne pas y insister.

Une question plus intéressante est la transformation des cultures.

--

La Science sociale, et c'est là une de ses découvertes les plus fécondes (1), - a démontré d'une façon définitive que, si les agriculteurs voulaient désormais faire leurs affaires, ils devaient s'attacher à cultiver une spécialité et à en tirer le meilleur parti possible. Cette spécialisation des cultures, quand elle s'applique à une région, en modifie la physionomie et l'état social. Elle peut même lui donner des traits caractéristiques.

- Or, il se produit actuellement en Gascogne une évolution curieuse dans ce sens.

[blocks in formation]

Il y a quelques années, lorsque nous parcourions le pays landais, il nous est arrivé d'entendre des propriétaires se plaindre de ce que leurs métayers délaissaient de plus en plus les cultures du mil et du seigle, préférant aller travailler dans les bois de pins, ou bien faire des transports avec la charrette et les mules. Ils y trouvaient naturellement plus de bénéfices (2). Mais ces propriétaires voulaient les obliger à cultiver quand même, et ils entreprenaient à cet effet une surveillance très active.

Or, à la même époque, dans certaines parties de la Lande, des familles de métayers, d'accord avec les propriétaires, avaient abandonné et la culture et le troupeau de brebis (3),

(1) Voir les articles de M. Dauprat sur la Révolution agricole (en 1900).

(2) La journée d'un homme se payait alors 2 fr. et la journée de transport avec les mules 6 fr.

(3) Une des causes qui auront le plus contribué à l'abandon des troupeaux de brebis, aura été la fréquence des incendies dévorant souvent des milliers d'hectares de pins. De telles calamités sont dues, la plupart du temps, à l'imprudence et à la malveillance des pâtres.

T. XXXV.

16

se consacrant à la récolte de la résine, à l'abatage des arbres et aux transports. Depuis, ces cas de spécialisation se sont multipliés, indiquant bien clairement une évolution vers une culture unique l'exploitation du pin.

Il est à remarquer qu'à l'origine, les bois de pins n'étaient pas compris dans l'exploitation agricole qui faisait l'objet du contrat de métayage. Le propriétaire gardait l'entière disposition de ses surfaces boisées, laissant aux métayers (c'est un usage très ancien qui a donné lieu à de nombreux conflits) le droit de prendre du bois pour se chauffer, fabriquer leurs outils et effectuer des réparations à leur habitation.

Dans certaines régions de la Lande, les métayers se chargent de l'extraction de la résine sur une certaine étendue de bois de pins, moyennant la moitié du produit de la vente (1). Ailleurs ce travail est confié à des ouvriers exerçant la profession de résinier, toujours moyennant le partage égal du bénéfice. Dans certaines communes dn Marensin, on a adopté l'usage d'une rémunération à prix faits (20 francs pour chaque barrique de 320 litres). La vente de la résine constitue à l'heure actuelle une source de revenus très importante. La barrique vaut de 75 à 80 francs, rendue à l'usine d'essence de térébenthine. Il y quelques années, les cours étaient moins élevés. La vente du bois de pin est aussi très rémunératrice. Ce bois se vend aujourd'hui de 5 à 6 francs la tonne.

Quelques années après le semis, on pratique des éclaircies. On obtient ainsi des échalas, des piquets, des fagots de bois de chauffage. Lorsque le pin est arrivé à une certaine épaisseur (8 centimètres de diamètre au-dessous de la cime, à une hauteur d'environ 2 mètres, ce qui arrive généralement vers l'âge de huit ou dix ans), on le résine pendant quelques années, et on le vend comme poteau de mine.

Lorsque les arbres présentent une belle apparence, on les conserve comme pins de place ou à demeure. On a soin toutefois de couper des arbres jeunes, afin qu'il y ait entre les pins

(1) Dans les anciennes communautés à plusieurs ménages, un fils était spécialement chargé de pratiquer les entailles aux pins.

de place une distance de 7 à 8 mètres. Ces pins de place ne commencent à être résinés qu'à l'âge de vingt ans, et le résinage se pratique tantôt sur une face, tantôt sur une autre. A certaines époques, d'ordinaire aux âges de vingt, quarante et soixante ans, sans qu'il y ait de règle générale, on pratique des élagages. A un âge assez avancé (cinquante à soixante ans, dans certaines régions, soixante-quinze ailleurs), les pins sont coupés et vendus pour faire des planches. Quelques arbres de bien belle venue sont destinés à faire des poteaux télégraphiques. La partie de la tige le long de laquelle on a pratiqué les entailles pour le résinage (les quarres) sert à la fabrication du goudron, Avec les cimes, on fait du charbon de bois.

Un propriétaire de 200 hectares de pinadas nous dit qu'il se fait chaque année en moyenne de 5 à 7.000 francs de revenus, soit en résine, soit en poteaux de mines. Il est vrai qu'il court un très gros risque : l'incendie.

Le malheur est que certains propriétaires imprévoyants se laissent séduire par la perspective de fortes sommes d'argent à toucher de suite. Ils font résiner avant l'âge de vingt ans les pins à demeure, ils vendent à des marchands de bois de très grandes étendues, et négligent d'aménager leurs forêts de façon à avoir chaque année à peu près le même revenu. Trop souvent, l'exploitation est abandonnée à un régisseur insouciant qui vend comme poteaux de mine des arbres qu'il y aurait intérêt à conserver. Si les propriétaires comprennent leur intérêt, ils doivent diriger eux-mêmes l'exploitation de leurs bois.

Quoi qu'il en soit, il ne nous semble pas téméraire de donner à ce court exposé la conclusion suivante: Avant peu, la très grande majorité des propriétés de la Lande aura comme unique source de revenus l'exploitation du pin. Çà et là, le long des cours d'eau, se trouvent des prairies naturelles, où l'on pratiquera l'élevage du cheval. Ailleurs, dans des sables particulièrement fertiles, on ensemencera de grandes étendues de seigle le seigle se vend à un prix assez rémunérateur). Sur les mamelons exposés au soleil, on a déjà créé des vignobles que l'on aura intérêt à conserver. Ce sera toutefois, à en juger par l'évolution

actuelle, l'exploitation du pin qui constituera le genre de travail dominant et caractéristique du pays landais.

La plantation des pins a fait de la Lande, autrefois généralement très pauvre, un pays relativement riche. Les paysans qui, il n'y a guère plus de trente ans, vivaient misérablement, sont arrivés sans longue transition, en tous cas sans grands efforts de leur part, à une aisance assez large. Il leur est arrivé ce qui arrive souvent en pareil cas : ils se sont laissé entraîner à prendre des habitudes de dépense. Les femmes ont pris goût à la toilette, et les hommes ont sacrifié de plus en plus au penchant qui leur faisait aimer les longs séjours à l'auberge.

Il y a quelque vingt ans, nous disait-on au village d'Arengosse (entre Morceux et Mont-de-Marsan), beaucoup de familles économisaient. On allait porter l'argent chez le notaire ou chez un propriétaire en qui l'on avait confiance, et qui se chargaient de le placer. Quand on avait réussi à se faire un certain pécule, on achetait une propriété. Aujourd'hui, il n'est plus guère question de cela. On dépense généralement tout ce que l'on gagne. >>

La mise en valeur facile et rapide du pays landais a produit dans la classe dirigeante des effets du même genre. Des familles qui, en vertu de vieux titres ou d'achats à des prix très bas, se trouvaient propriétaires d'immenses étendues de lande utilisables seulement pour les troupeaux, ont vu leurs domaines transformés en forêt de pins promettant des revenus énormes. Au temps de la guerre de Sécession, le prix des résines s'accrut dans des proportions considérables et ce fut, pour bien des gens, l'occasion de réaliser de gros bénéfices. Certains fils de famille, voyant chez eux une telle abondance de richesses, prirent l'habitude de dépenser sans compter. On en cite qui ont perdu au jeu des dizaines de millions.

[blocks in formation]

Si, après la Lande, nous considérons la Gascogne des vallées, nous sommes tout d'abord portés à croire que la très grande

« PreviousContinue »