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temps que le chef-d'œuvre du genre, le plus généreux cadeau offert par la voirie royale aux promeneurs de ce temps-là.

Les ponts aujourd'hui abondent dans les grandes villes traversées par des fleuves. A Paris, l'on en perd le compte ét le nom. Le pont Alexandre III voisine avec celui des Invalides, sans que ce luxe, qu'on eût jadis taxé de folie, paraisse choquer notre génération. Les chemins de fer, à eux seuls, ont peut-être centuplé le chiffre des ponts qui existent à la surface du globe. Non seulement les voies ferrées traversent des milliers de rivières, mais encore elles coupent d'autres routes qu'il faut raccommoder ensuite, soit par-dessus, soit par-dessous. Parfois, deux lignes se croisent en se superposant. Ailleurs, la nécessité de ne pas descendre trop bas oblige les ingénieurs à suspendre les trains, soit au-dessus d'un vallon, soit même au-dessus d'une large plaine, et le pont, qualifié alors de viaduc, enrichit d'un nouveau motif de décoration le paysage moderne.

Incroyablement multipliés par les chemins de fer, les ponts, dans le sens naturel du mot, tendent à devenir des «< chemins » de fer eux-mêmes. La métallurgie les a victorieusement annexés à son domaine, ne laissant plus à l'architecte et au maçon que le soin de jeter dans l'eau les soubassements nécessaires. De vastes entreprises américaines se créent pour la construction des ponts comme il s'en crée pour la fabrication des souliers et des chapeaux (1). Quel article voulez-vous? Quelle taille? Quelle largeur? Et l'entrepreneur yankee, dont l'assortiment est incomparable, vous exhibe aussitôt, sinon votre pont tout fait, ce qui est matériellement impossible, mais un plan tout prêt, où rentrent des pièces prévues, et répondant à un type courant sur le marché, de sorte que ses ingénieurs et ouvriers sont en mesure de le construire dans un délai merveilleusement court. Cette organisation merveilleuse est le résultat · de l'essor prodigieux des inventions modernes combiné avec la fabrication en très grand et la possibilité de s'ouvrir des débouchés infinis.

(1) Voir le rapport de M. Jean Périer, consul suppléant de France à Londres, reproduit dans le Mouvement social de janvier 1902.

Les techniciens ont imaginé, pour construire les vastes ponts de fer, des combinaisons ingénieuses. L'une des plus remarquables est celle des ponts composés de fragments non liés, dont chacun ressemble à un grand T majuscule se tenant en équilibre sur une pile et s'appuyant aux T voisins sans se souder aucunement à eux, ce qui facilite le libre jeu de la dilatation. Il y a les ponts en deux morceaux appuyés l'un sur l'autre et articulés par des rotules, comme le pont Alexandre III. Il y a enfin les ponts suspendus, moins gracieux à l'œil peut-être, mais qui permettent d'enjamber d'une seule portée les plus grands espaces. En ce moment même, les ingénieurs de New-York se préparent à jeter sur l'Hudson un pont suspendu d'une ouverture de 945 mètres. Les théoriciens ont calculé qu'un pont d'acier pourrait allér jusqu'à une portée de 3.730 mètres sans s'écraser sous son poids.

Nous assistons donc au triomphe des ponts, et, en même temps, au triomphe de ceux qui les' construisent. Mais ce triomphe a été précédé de luttes séculaires contre les obstacles si facilement vaincus aujourd'hui. Jetons donc un coup d'œil sur l'histoire des ponts dans les temps anciens et voyons quelles ont été les conséquences de leur construction, tant pour ceux qui ont doté la société de cet instrument de communication que pour ceux qui s'en sont servis.

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Le pont est essentiellement une violence du Travail contre le Lieu.

Pascal a bien dit, il est vrai, que les rivières sont des chemins qui marchent. Sans doute, mais la chose est vraie seulement pour ceux qui suivent leur cours ou le remontent, et possèdent le véhicule approprié à ce chemin aquatique : le bateau.

Au contraire, pour ceux qui veulent, non suivre une rivière, mais la traverser, cette rivière prend le caractère d'un obstacle

puissant et terrible. Ce caractère devait être particulièrement impressionnant dans les premiers âges de l'humanité, alors que les fleuves (ceux des pays ultérieurement civilisés tout au moins) étaient plus larges qu'aujourd'hui, et que les bandes en migration disposaient de faibles ressources industrielles pour attaquer de front cette mobile barrière d'eau. Et l'effroi qu'inspiraient les fleuves ne provenait pas seulement de leur largeur. Il provenait aussi de leurs caprices, de ces crues subites et formidables qui brisent et emportent tout, de ces inondations qui élargissent en un clin d'œil le domaine des eaux, et rendent inutiles les travaux entrepris pour en procurer la traversée, quand ils ne sont pas d'une solidité à toute épreuve.

Ce rôle des fleuves comme « gêneurs » s'aperçoit très bien en temps de guerre, lorsque la destruction des ponts ou, ce qui revient au même, l'impossibilité d'en user dans des conditions trop périlleuses, réduisent les armées à manœuvrer sur un terrain redevenu momentanément semblable à la nature primitive. Des fleuves émane alors, silencieusement, cette magique et formidable puissance qu'on leur attribuait autrefois. Le dieu des eaux sort de la neutralité. Il prend parti pour l'un des adversaires. Il change des victoires en défaites et vice versa. Il oblige les conquérants à des détours gigantesques. Parfois, il prend les vaincus sous sa protection. D'autres fois, il les trahit et les accable dans leur détresse. C'est que la guerre a suspendu les conditions de la civilisation moderne. Elle a détruit ou raréfié les ponts, c'est-à-dire reporté les conditions géographiques d'une région à ce qu'elles étaient il y a peut-être vingt, trente ou quarante siècles.

Si les bandes en migration ont dù souffrir de l'absence de ponts, ce ne sont pas elles, très probablement, qui ont pris l'initiative d'en construire. Un pont est une œuvre trop durable pour des gens qui ne font que passer. En ce cas, on cherche un gué, dût-on, pour en trouver un, faire un crochet et allonger considérablement la route. L'utilité pratique des ponts se fait sentir lorsque des populations sédentaires, éta

blies sur les deux rives d'un cours d'eau, éprouvent le besoin de communiquer et de commercer régulièrement entre elles.

Mais qui entreprendra d'aussi gros ouvrages? Nous ne parlons pas des petits cours d'eau, sur lesquels il suffit de jeter quelques poutres et quelques planches. Le problème est alors d'une solution facile. Les sauvages eux-mêmes, dans l'Amérique du Sud, connaissent l'art de fabriquer de véritables «< ponts suspendus » en utilisant les lianes entrelacées aux arbres des deux rives. Les Grecs, qui ne connaissaient pas la voûte, mais qui trouvaient parfois intérêt à construire des ponts plus solides que de simples passerelles en bois, plaçaient, de chaque côté de leurs petits cours d'eau, des pierres plates empilées les unes sur les autres, de façon à les faire se surplomber graduellement, jusqu'à un certain point où ils jetaient par-dessus le tout une dalle, aussi longue que possible, qui maintenait l'ensemble. Mais c'est avec les fleuves vraiment larges que la difficulté augmente tout à coup, non point proportionnellement à la distance, mais progressivement pour ainsi dire, en rendant tout à fait inapplicables les procédés usités pour la jonction de deux rives peu éloignées. Alors s'impose au constructeur la recherche de méthodes nouvelles et l'élaboration d'un outillage nouveau. L'entreprise devient compliquée, coûteuse. Elle exige un certain degré de culture intellectuelle, l'organisation d'un personnel expérimenté, suppose de la patience, de l'esprit de suite et cette disposition d'esprit qui porte à assumer immédiatement de lourdes charges pour un profit d'abord minime, qui ne deviendra vraiment considérable qu'avec le temps. Si quelqu'un travaille « pour la postérité », c'est bien le constructeur d'un grand pont, assez solidement construit pour résister à des crues extraordinaires. Dans ces conditions, et eu égard aux ressources des sociétés antiques, si inférieures aux nôtres, qui donc devait avoir le courage de s'atteler à d'aussi ingrates besognes?

L'observation des faits permet, pour plusieurs sociétés, de répondre à cette question. Soit chez les anciens Romains, soit

au moyen âge, la construction des premiers ponts importants se révèle comme l'œuvre de confréries religieuses.

La chose, a priori, n'étonnera pas ceux qui se rappellent les études publiées dans cette revue sur le creusement des puits dans les oasis, et la constitution des points d'eau dans les steppes pauvres. Les oasis, ce sont les ponts du désert. Leur organisation réclamait le déploiement d'une puissance extraordinaire, reconnue et acceptée de tous. Cette puissance fut celle des confréries, des « collèges sacerdotaux » dont l'histoire de l'Égypte ancienne raconte la gloire, et qui jouent, de nos jours encore, un rôle si prépondérant dans le Sahara.

Chez les anciens Romains, il ne s'agissait pas de créer des oasis; mais un autre genre de travaux publics se trouvait audessus des forces de la pure initiative privée et, probablement aussi, de l'initiative municipale, les « rois » d'alors n'étant, en définitive, que des sortes de « maires » à vie. On peut concevoir en théorie, même à cette époque, des pouvoirs publics assez riches et assez forts pour entreprendre la construction de ponts; mais nous voyons en fait que ces pouvoirs, dans les commencements, n'osèrent se charger de cette besogne. Les « faiseurs de ponts » furent des prêtres, d'où ce nom de « pontifes» (pontifices) qui, par une curieuse fortune, imprévue alors de ceux qui l'inventèrent, s'est éternisé dans la langue, en s'anoblissant de plus en plus.

Les prêtres avaient du pouvoir, ils avaient une certaine science, ils jouissaient d'un prestige qui leur permettait d'organiser un personnel obéissant; ils conservaient les archives du passé, les «< annales », et se rappelaient mieux que personne tel désastre produit par telle crue; ils étaient aussi tournés, par profession, vers la considération des choses futures; leurs esprits étaient plus capables que ceux des autres hommes de concevoir les besoins de l'avenir. Mais, une fois construits, les ponts devaient être gardés, car ils étaient de bois (le bois ayant été employé naturellement avant la pierre) et préservés du danger de l'incendie, qui aurait rendu inutiles, en quelques heures, les efforts de plusieurs mois ou de plusieurs années. Il

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