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La partie la moins compliquée des contrats ruraux n'est pas celle qui se rapporte à l'usage des eaux. A l'origine, les canaux servaient pour un seul propriétaire ou pour un très petit nombre, les domaines étant beaucoup plus étendus. L'usage de l'eau s'est divisé avec la propriété; tantôt avec le terrain vendu on a cédé une dérivation dont l'acquéreur devenait maître absolu; tantôt, et le plus souvent, on en a cédé une jouissance partielle, limitée à tels jours ou même à telles heures. L'enchevêtrement de la propriété terrienne et de celle des eaux est d'une complication inouïe, mais où rien n'est livré au caprice. Suivant une coutume qu'a sanctionnée le code en 1866, on peut, moyennant compensation, faire passer des canaux sur la propriété d'autrui, même contre son gré. Il y a plus le propriétaire des terrains, s'il veut rejoindre par un pont ses propriétés divisées par le canal, est obligé de payer un droit au propriétaire des eaux. Enfin ceux qui reçoivent des eaux ayant déjà parcouru les prés du voisin ont des droits de surveillance sur l'usage qu'il en a fait. On voit que la préoccupation générale a été avant tout de favoriser le développement de l'irrigation. Et le fait est qu'elle s'étend sans cesse.

C'est à l'État qu'appartiennent les canaux les plus importants; les autres appartiennent soit à des sociétés, soit à des particuliers, qui les ont fait construire, ou qui en ont reçu la jouissance; c'est ainsi qu'une partie des eaux du Naviglio Grande, qui sort du Tessin au-dessous du lac Majeur, appartient encore à la famille Belgiojoso qui l'a reçue de Ludovic le More au commencement du xvr° siècle. La propriété des canaux est une source de grands bénéfices, mais elle impose beaucoup de frais; les pièces d'eau des parcs d'agrément ne sont pas entretenues avec plus de soin ni de régularité.

La marcita ou prairie constante, cette caractéristique de la plaine lombarde, n'est pas seule à profiter d'une si savante irrigation. En ce pays de longues sécheresses estivales, l'eau amenée féconde également toutes les autres cultures. D'après une étude parue dans l'Annuario della Istituzione agraria en 1897 (1), une 1) Milano, tip. Bernardoni.

ferme typique de 80 hectares comprendrait seulement 12 hectares de marcita. Les terres en rotation comprendraient 63 hectares, répartis comme suit: 10 en maïs, 10 en froment et spianata (herbe qui suit la moisson), 30 en prés alternés, 7 en lin suivi de maïs et de mil, 3 en rizières de première année, 3 en rizières de seconde année. Il faut compter 5 hectares pour les chemins, les fossés ou canaux, les constructions, les potagers, les arbres. Nous renvoyons à cette étude ceux de nos lecteurs qu'intéresseraient davantage les côtés purement techniques de la culture en plaine lombarde; ils y trouveront un tableau complet de détails financiers et agronomiques. Contentons-nous de dire que sur presque tous les points, même en dehors de la marcita, qui est sans égale, l'art agricole atteint ici une perfection rarement obtenue et plus rarement encore dépassée ailleurs.

La plaine lombarde, exclusivement agricole dans le passé, fait maintenant une place de plus en plus grande aux diverses industries. Nous insisterons moins sur ce fait parce qu'il n'a rien de spécialement propre au pays que nous étudions. On ne peut cependant omettre de signaler ici, comme dans les régions de montagnes et de collines, l'extension des petites usines ou fabriques en dehors des grandes villes. C'est dans ces dernières, toutefois, que le mouvement s'accentue davantage, et notamment à Côme, mais surtout à Milan, dont les faubourgs reçoivent des ouvriers de toute la Lombardie, des Romagnes et même de I'Italie entière. Milan s'adonne à la métallurgie, construisant des wagons, des locomotives, des ascenseurs pour tous les pays d'Europe; Monza fabrique des chapeaux; Cantù, Meda, Lissone sont célèbres pour leurs meubles. Ailleurs, ce sont des tissages de coton, des fabriques de bicyclettes, de machines à coudre, de produits chimiques, mais surtout, et de toutes parts, des fabriques de soie.

La soie, voilà, après les produits agricoles, quelle est, depuis longtemps, la principale richesse de la Lombardie. Luigi Guicciardini, au milieu du xvr siècle, en évaluait la vente annuelle à trois millions de lires (2.304.000 francs de la monnaie d'alors). L'arrivée des Espagnols fut signalée, naturellement, par une

décadence de cette industrie comme de toutes les autres; avec leurs impôts excessifs, leurs monopoles, leurs réglementations, la vénalité de leurs fonctionnaires, ils firent, de 1616 à 1624 et dans la seule ville de Milan, tomber le nombre des diverses fabriques de 70 à 15, avec une diminution de 24.000 ouvriers. Les régimes autrichien et français ramenèrent peu à peu la prospérité; mais elle n'a jamais été si grande qu'aujourd'hui. L'Annuario statistico italiano de 1900 n'estime guère inférieure à cent millions de francs la valeur des tissus de soie fabriqués chaque année en Italie; on y produisait, en 1876, 1.290.000 kg.de soie grège; on en produit, en 1900, 4.465.000 (1). Or, si la Vénétie et le Piémont contribuent à cette production, la plus grosse part en revient à la Lombardie, notamment aux provinces de Côme, de Milan et de Bergame. En 1896, 1897, 1898 et 1899, l'Italie tout entière ayant produit une moyenne annuelle de 39.776.750 kg. de cocons, la Lombardie seule en a donné 15.836.000 kg.

Sans vouloir entrer en des détails de statistique peu en harmonie avec le caractère général de ces simples notes, signalons néanmoins, d'après l'Annuaire cité, quelques autres chiffres à l'aide desquels on se fera une idée de la prospérité lombarde. Comme moyenne pour les années 1896, 1897, 1898, la Lombardie a produit 3.038.427 hectolitres de blé, 5.512,500 hectolitres de maïs, 2.583.533 hectolitres de riz, 1.150.000 hectolitres de vin, 4.060 hectolitres d'huile. Sur 101.770 kilomètres de route que comptait l'Italie au 31 décembre 1897, la Lombardie venait la première de toutes les provinces avec 13.746 kilomètres, contre 12.560 au Piémont et 12.286 à la Vénétie, les deux parties du royaume qui en avaient le plus après elles. Veut-on considérer la question par un autre aspect? La proportion des gens qui ne savent pas lire est la suivante dans les grandes villes d'Italie, d'après un recensement de 1897 : à Turin, 2 % ; à Milan, 3; à Gênes, 8; à Bologne, 9; à Florence, 11; à Rome, 17 (2).

(1) D'après une étude de M. O. May, La production soyeuse de l'Italie (Bulletin des soies et soieries de Lyon, 28 avril 1900), le chiffre serait de 4.265.000. C'est une insignifiante différence, et qui prouve l'exactitude morale des deux statistiques.

(2) La proportion des illettrés est énorme dans les campagnes. Elle s'élevait, en

T. XXXV.

Quelque incomplète et provisoire que soit cette étude du pays lombard, elle suffira, nous l'espérons, à expliquer la sympathie qu'il fait naître infailliblement chez tous ceux qui le visitent. et les constants retours de fortune qui suivent dans l'histoire ses périodes d'affaissement. Sa richesse trop souvent en a fait une proie de l'étranger, mais chaque fois que la liberté lui a été rendue ou que seulement il a rencontré des maitres supportables, la prospérité y est revenue. C'est que, bien plus encore que dans les dons reçus de la nature, bien plus que dans son sol et dans son climat, la Lombardie puise sa force réelle dans l'énergie et l'intelligence de ses habitants. Quelle qu'en puisse être habituellement la poésie, la terre du Milanais est par elle-même infertile et dure à cultiver; elle ne devient féconde que sous le labeur des hommes. Mais ce labeur ne lui a pas manqué, et peu de pays, au monde, s'il en est, furent travaillés avec plus de courage, avec plus de persévérance que ces montagnes abruptes, ces collines desséchées et pierreuses, ces marécages impraticables. Décidément, il y faut regarder de près avant de proclamer l'Italie entière un pays de dolce far niente.

(A suivre.)

Félix KLEIN,

1871, jusqu'à 73 % de la population totale. Descendue à 67 % en 1881, elle n'a pas été recensée depuis, mais va toujours en diminuant.

LES PHEACIENS D'HOMÈRE

A ISCHIA

II

LA TERRE DES PHÉACIENS S'IDENTIFIE AVEC ISCHIA PAR SES DÉTAILS TOPOGRAPHIQUES (Suite) (1)

Après avoir, au commencement de notre seconde partie, indiqué les modifications de diverses sortes que la Géologie a fait subir à l'ile d'Ischia depuis les temps homériques, nous nous sommes mis en devoir de rechercher dans cette ile le principal des sites phéaciens, la ville de Schérie.

Notre attention s'est, dès le principe, arrêtée sur la roche du Chateau 2 pour deux raisons d'abord cette roche offrait aux marines primitives une station de choix, un établissement tout à fait exceptionnel; de plus, son nom d'Isela s'identifie de façon très vraisemblable avec celui de Schérie.

Bientôt, tandis que Nausicaa, la vierge aux bras blancs, nous relisait la description qu'elle fit jadis à Ulysse de la ville paternelle, tout à coup, sous l'effort du dieu serviteur de la Géologie, le Negrone nous est apparu de trois mille ans plus jeune, tel que l'a vu le fils de Laërte, tel que l'avaient découvert, avant l'Histoire, les premiers explorateurs phéniciens.

C'est bien déjà la roche noire et orgueilleuse, la farouche citadelle élevée par la nature, que nous retrouverons au ving

(1) Voir les deux livraisons précédentes.

(2) Pour les indications géographiques, se reporter à la carte d'Ischia dans l'article précédent, et aussi à celle du golfe de Naples (livraison de novembre).

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