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Nous assistons ainsi à l'augmentation alarmante du nombre des situations parasites qui émargent au budget public, à l'assaut de ces situations par une jeunesse fiévreuse et éperdue; et tandis que la gloire d'appartenir à quelque degré à l'administration miroite à tous les yeux, les activités intelligentes et généreuses se détournent du travail producteur, qui fait la richesse nationale.

L'opinion s'est-elle fortement constituée en vue du développement de l'individu? or c'est l'éducatrice la plus puissante. Elle enveloppe l'homme dans l'atmosphère de ses idées, elle lui donne sa conception de la vie, elle détermine progressivement, mais sûrement, l'orientation de ses efforts et la spécialisation de ses énergies. N'est-elle pas encore trop pénétrée des vieilles habitudes de penser et d'agir? Au lieu de développer l'homme, le mécanisme social ne pèse-t-il pas sur lui de tout son poids niveleur? Peu respectueuse de la personnalité, de la nouveauté, l'opinion française ne désire pas l'homme à la vie intérieure fortement constituée, aux idées neuves et fécondes pour l'action; elle veut l'homme social, aux « manières » reçues, aux façons de penser et de sentir «< acceptées». Et si quelques individualités puissantes réussissent à briser les mailles étroites de ce filet oppresseur, cette force uniformiste et conservatrice tend à détruire dans la race les ressorts d'Individualisme et de Progrès. La Révolution a émancipé l'homme, mais on a oublié la grande chose, c'est de le fortifier. Alors, peu confiant en lui, mais peu confiant aussi dans les institutions sociales qui l'entourent, il aspire de plus en plus à la formation d'une large puissance organisatrice qui lui assurerait son salut. Et tandis que les sociétés neuves et progressives s'organisent sur la base du développement intense de l'individu, nous allons petit à petit nous abimer dans la veulerie et la médiocrité du fonctionnarisme et du collectivisme. Sous couleur de justice et d'amour, on veut peupler la France de mendiants et d'esclaves.

རིར་

Allons-nous avec franchise dire à nos enfants l'existence du courant qui entraine hommes et choses vers cet idéal nouveau, la nécessité pour eux de se mettre dans la direction de ce

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courant, et d'utiliser sa force, au lieu de chercher à l'arrêter; allons-nous leur apprendre le courage de regarder en face les difficultés de la vie nouvelle, le goût de l'effort et de la responsabilité, l'attitude royale de la confiance en soi-même? Auronsnous la force de leur dire que les grands hommes et les saints, ces héros de l'individualisme, leur tracent la route où Dieu veut qu'ils marchent, qu'en chacun d'eux il y a le germe d'un héros ou d'un saint, et que leur devoir est de le faire éclore?

Or, si la famille renonce de plus en plus à l'œuvre d'éducation, si la société est trop atteinte d'un mal profond, pour que d'elle arrive à l'âme de la jeunesse la santé et la vigueur, c'est donc à l'école de s'organiser sur cet esprit nouveau, d'envelopper l'enfant dans une atmosphère d'individualisme, et de jeter ainsi au sein de la société des germes féconds de vie qui la renouvelleront.

Lancer une fois en passant ces phrases sonores dans les oreilles de l'enfant, ne suffit pas à en faire un homme « nouveau »; les graver, fût-ce en lettres d'or, sur le frontispice d'une école ne suffit pas à en faire une École « nouvelle ». Cette idée individualiste doit être à la base et au sommet de toute l'organisation scolaire, pénétrer toutes les manifestations de sa vie, agir sur l'enfant, à la façon d'une atmosphère vivifiante qui le pénètre inconsciemment, constitue la substance de son moi, devienne une idée-force, autour de laquelle se grouperont les autres idées, et qui, se réalisant toujours davantage, le fera toujours plus homme.

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Regardez de ce point de vue l'école elle-même, son esprit va changer. Le lieu a sa physionomie et son àme pour ainsi parler. Il est le symbole d'une idée, qui insensiblement agit sur l'homme. Comment ne voit-on pas assez l'importance de ce facteur? Élevez la plante dans une serre chaude, ou à l'air libre, sera-t-elle la même?

Née à l'abri du cloitre, c'est l'esprit monastique qui de nos

jours encore anime l'école. Lieu « ascétique » avec son enceinte de murailles, sans horizon sur la réalité, avec son corps massif, ses salles nues, son architecture sévère, son atmosphère triste et chagrine, elle est une prison morale où l'on dit adieu à la vie réelle, au contact avec les choses et avec les hommes, pour s'isoler, pour se recueillir et pour se spiritualiser; où l'on meurt petit à petit à la terre pour se tourner vers le monde du rêve et de la pensée.

Une maison aimable et hospitalière, au cœur de la campagne, encadrée de verdure et baignée de lumière, les portes toutes ouvertes sur la nature, et enveloppée d'une atmosphère de vérité et de vie, de joie et de gaieté; un lieu riant qui attire puissamment au dehors les sens et l'intelligence, les invite à comprendre et à conquérir ce monde, théâtre illimité d'action. pour la volonté créatrice : tel est le sol richement nourricier où il convient de placer l'enfant.

Mais l'école, malgré ses pelouses vertes et ses prés parfumés, ne restera-t-elle pas toujours l'école, c'est-à-dire un lieu peu favorable au développement de l'individualité? Si l'enfant est toujours pris par la vie commune, s'il partage invariablement avec ses camarades ses distractions et ses études, ses repos et son sommeil, 'si le règlement pèse toujours sur lui de sa main lourde et sévère, si aucune portion de son temps ne lui appartient, si aucune portion de l'école n'est vraiment sienne, c'est l'être social et extérieur que vous formerez. Eduquerez-vous l'être intérieur et la personnalité?

A l'école nouvelle deux parts seront faites dans la journée : l'une, la plus grande, est consacrée au travail. C'est le domaine du devoir auquel on est tenu de satisfaire. L'autre appartient à l'enfant il jouit de la libre disposition de ses mouvements. Il se repose ou il travaille, il lit dans la bibliothèque, ou sommeille sous un frais ombrage; il erre dans les bois, dans les prairies ou sur les chemins, à la poursuite d'un nid, d'un caillou, d'une plante ou d'un papillon. Il construit un souterrain, ou il arrose ses fleurs, il rabote une pièce de bois, ou nettoie les allées de son jardin.

L'école elle-même se divisera en deux parties distinctes: dans l'une se passe la vie en commun; l'enfant travaille, joue, rit avec ses camarades; il souffre et jouit de ses mille contacts avec des natures diverses. Sa sensibilité s'émousse; ses idées perdent de leur raideur et de leur excessive personnalité; son caractère arrondit la pointe trop aiguë de ses angles. L'autre appartient à l'enfant seul; c'est son « home», son lieu de choix, fait et décoré pour lui, où il laisse quelque chose de son âme pour jamais. Il s'y retire le jour pour préparer sa tâche journalière; il s'y retire le soir pour reposer ses nerfs ébranlés, des agitations et des chocs de la vie commune. Là il se possède, il est lui

même.

Nous n'exagérons pas cette influence du milieu en matière d'éducation. Le corps et l'âme de l'enfant ne sont-ils pas soumis aux lois de développement de la vie? N'est-ce pas la nature du terrain et les conditions climatériques qui font de la plante ce qu'elle devient? Et l'école elle aussi n'offre-t-elle pas, comme conditions de développement à l'enfant, la qualité de son sol et la valeur de son climat? On ne le voit guère. La société du XVII et du XVIIIe siècles, d'où nous sortons presque entièrement, a tellement vécu d'une vie artificielle dans les salons, qu'elle s'est habituée à envisager l'homme tout fait, tel qu'il lui arrivait pour ajouter à son charme, et pour alimenter sa vie. On a progressivement oublié que l'homme est une plante qui plonge ses racines dans la terre, que les qualités du sol se retrouvent dans la substance de la plante, et que, dans une large mesure, il suffit de choisir ce sol et de modifier ses qualités nutritives, pour que cette substance se modifie. Si l'on veut former l'homme pour la vie réelle et pour l'action, qu'on le plonge dans un milieu d'une réalité concrète intense, qui pèse de tout son poids sur son âme, la rive solidement aux choses et aux hommes, alourdisse ses ailes et le rende moins apte à la rêverie et à la méditation. Que l'école soit organisée sur une idée fortement individualiste, et que de toutes ses parties un parfum se dégage à chaque instant et passe sur la personnalité endormie, l'invitant à s'éveiller, à prendre conscience d'elle-même et à s'épanouir.

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Si le problème consiste à former l'homme pour lui-même, on posera en principe le respect le plus absolu de sa nature. Il est un germe de vie, une puissance avec ses lois de développement et son idéal à réaliser. L'attitude qui sied à l'éducateur n'est-elle pas celle du jardinier amoureux de sa plante, qui surveille la libre spontanéité de son développement, prévient les difficultés, les écarte d'une main habile et sollicite l'éveil de ses activités endormies?

L'éducation est entre les mains de l'homme fait. Or la tendance première de l'homme fait, c'est, ayant un système d'idées et d'habitudes, de se croire possesseur de la vérité et d'imposer autour de lui ses manières de voir et d'agir; c'est de tenir peu compte de la nature et des aspirations de l'enfant, et de lui imposer son idéal. La nature résiste-t-elle ? Elle est mauvaise, et a besoin de correction et de discipline. Elle ne porte pas d'ellemême des fruits de bonté et de vérité; une main étrangère doit en greffer sur elle les germes. L'enfant idéal est un être passif, acceptant docilement la volonté du maître et ne suscitant aucune difficulté. L'éducateur idéal est le maître qui réussit le mieux à briser chez l'enfant tous les ressorts de résistance, et par suite d'initiative et de volonté, ainsi qu'à développer en lui l'habitude de l'obéissance résignée et soumise.

L'enfant tient peu de place dans les préoccupations de la société avant le XIX° siècle. Lorsqu'on étudie l'homme, c'est de l'homme fait qu'il s'agit, c'est le mécanisme logique de ses passions dont on analyse les rouages et le jeu. On ne s'intéresse pas encore à l'homme qui se fait, pas plus qu'on ne s'intéresse à l'homme qui a vieilli. Et quand, à la fin du xvir siècle, l'observation se porte sur les choses de l'âme, et pose le problème de la genèse des sentiments et des idées, on enregistre cette loi que la nature humaine, comme tout être vivant, a ses principes constitutifs, suivant lesquels elle se développe. Prendre pour

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