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dite,» etc. C'est un Dieu qui a parlé, et sans délai ses paroles ont leur accomplissement. En même temps que le Lazare est porté par les anges dans le sein d'Abraham Factum est ut... mendicus portaretur ab angelis in sinum Abrahæ, le mauvais riche, au contraire, est traîné par les démons dans les abîmes éternels, et enseveli dans le fond des enfers; dives... sepultus est in inferno. Quel tombeau, mes frères! et dans ce tombeau quels supplices horribles le mauvais riche ne souffre-t-il pas ? il souffre, mes frères, tous ces tourments que nous appelons la peine du dam et la peine du sens, sans espérance, ni de fin, ni du soulagement le plus léger. La suite de notre histoire effrayante va vous en convaincre, en voici les paroles que je vous prie de bien peser dans votre particulier, car je ne puis ici vous en expliquer tout le sens, chacune d'elles suffisant à des discours entiers.

Lorsque le mauvais riche fut dans les tourments, dit saint Luc, il leva les yeux : « Elevans autem oculos suos cum esset in tormentis. » Tandis qu'il avait joui de la santé, des délices de la table, des plaisirs de la vie, il avait tenu les yeux baissés sur la terre. Effet ordinaire des richesses, elles lui avaient fait oublier le ciel, la nécessité d'y tendre et les moyens d'y arriver. Selon la menace - terrible du Prophète elles l'avaient aveuglé; eiles l'avaient courbé vers des objets terrestres: Obscurentur oculi eorum ne videant, et dorsum eorum semper incurva. (Psal. LXVIII, 24.) Il faut qu'il soit dépouillé de ses biens, réduit à une solitude affreuse, jeté dans un lieu de tourments pour se rappeler une pensée si salutaire pendant la vie. Alors donc il lève les yeux vers le ciel, eh! qu'y voit-il qui ne l'afflige? par un miracle de la toute puissance, destiné à son tourment, il y voit Lazare qu'il a négligé sur la terre, il y voit Abraham pressant tendrement le Lazare sur son sein: Vidit Abraham et Lazarum in sinu ejus; il y voit comblés de richesses tous les pauvres qui souffraient ici-bas leur misère avec patience; il y voit environnés de gloire tous les riches qui étaient sur la terre des hommes de miséricorde; il y voit la société des esprits bienheureux, jouissant du bonbeur infini de contempler Dieu face à face, de l'aimer, de le posséder, de le louer dans les transports d'une joie toujours nouvelle; il voit Dieu lui-même, mais de loin: Vidit a longe il le voit, mais séparé de lui par une distance immense; il le voit, mais comme un ennemi irréconciliable, comme un juge inflexible, comme un vengeur inexorable, un persécuteur implacable; il le voit, mais en le voyant, il se voit luimême exposé à tous les traits de sa haine, de sa justice, de sa vengeance, de sa persé cution; il le voit, mais en le voyant, il est lui-même transporté de tous les sentiments de fureur et de désespoir qui naissent de ces pensées, et de la perte du souverain bien, de ce bien qu'il ne voit que pour en être tourmenté, que pour souffrir la plus cruelle de toutes les peines, la peine causée par la pri

vation d'un bien infini, ators connu et désiré comme bien infini.

Pressé d'un côté par la violence de ses désirs et par l'inclination naturelle du cœur humain vers Dieu, comme vers son centre nécessaire; pressé de l'autre par l'activité du feu qui le brûle, Père Abraham, s'écrie le mauvais riche, ayez pitié de moi « Pater Abraham, miserere mei»: envoyez-moi Lazare, afin qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, parce que je souffre d'extrêmes tourments dans cette flamme: « Mitte Lazarum, ut intingat extremum digiti sui in aquam, ut refrigeret linguam meam, quia crucior in hac flamma. » La première peine de ce malheureux est la peine du dam, c'est-à-dire, du dommage le plus grand qui puisse se concevoir point de dommage plus grand que la perte de Dieu et du bien qui renferme tous les biens): sa seconde peine est celle du sens, c'est-à-dire, celle qui passe des facultés de l'âme aux sens mêmes d'un corps qu'il n'a pas. Il n'a encore que son âme dans l'enfer, et cependant, par un de ces effets de la toute-puissance que nous avons quelquefois sous nos yeux, il souffre les mêmes tourments que chaque membre de son corps sentirait, si ces deux substances étaient réunies. Il souffre dans sa vue, dans son odorat, dans son ouïe, dans sa langue principalement; c'est, dit saint Grégoire, qu'il avait péché principalement par la langue, en savourant les mets délicats et les vins exquis, en se livrant aux délices des uns et des autres, et en se répandant à la fin de ses repas en paroles inutiles, libertines et bouffonnes. Il souffre dans tous ses autres membres; il souffre dans tout son corps et dans toute son âme, les douleurs les plus aiguës et les plus vives; des douleurs en comparaison desquelles les roues, les chevalets, les brasiers ardents, tous les supplices imaginables ne sont qu'une ombre, ne sont rien : Non parva, sed nulla sunt, dit saint Augustin. Et dans cet état de souffrances si excessives, tout ce qu'il ose demander à Abraham, par le ministère de Lazare, c'est une goutte d'eau pour rafraîchir sa langue. De là, mes frères, comprenez l'excès de son affliction.

Hier le Lazare souhaitait inutilement de pouvoir manger les miettes qui tombaient de la table de ce riche, et ce riche aujourd'hui désire, à son tour, une goutte d'eau pour se rafraîchir la langue, sans la pouvoir obtenir Guttam aquæ petivit qui micas panis negavit.« On sait donc aujourd'hui, » conclut saint Chrysostome, « quel est le vrai pauvre; car, qu'y a-t-il en effet de plus pauvre que celui qui n'a pas même une goutte d'eau en sa disposition, et qui, en la demandant avec instance, ne peut l'obtenir? Quid hac paupertate pauperius esse potest? Il avait peut-être dit plusieurs fois en lui-même, à quoi bon la piété et la vertu, puisque toutes choses me viennent en abondance, et que je jouis d'un bonheur parfait, tandis que ce pauvre, qui vit dans la piété et dans la justice,

est accablé de toutes sortes de maux? c'est encore le langage secret de bien des personnes; mais pour détruire ce raisonnement impie, Dieu nous représente, dans la personne du riche enseveli et tourmenté dans les flammes, la juste rétribution qui est réservée à l'impiété, et, dans la personne du pauvre, la récompense due à ceux qui auront souffert ici-bas pour l'amour de Dieu. La vue du riche jouissant de tous ses plaisirs avait servi à augmenter les souffrances du Lazare couché à la porte, et maintenant la vue du Lazare jouissant d'un doux repos dans le sein d'Abraham sert à augmenter les tourments du riche qui souffre dans l'enfer Hunc e regione Lazari constituit quo videret quibus bonis se privasset. »

Le même Père, admirant ensuite la manière dont Abraham répondit au mauvais riche, ajoute Il ne lui dit pas, ô homme cruel et inhumain! après en avoir usé si durement envers le Lazare, tu parles présentement de compassion; tu n'as pas honte! tu as un front qui ne rougit pas! Non pudet, non erubescis! mais il l'appelle son fils, comme celui-ci l'avait appelé son père : Mon fils, lui dit-il, souvenez-vous que vous avez reçu vos biens dans votre vie, et que Lazare n'y a eu que des maux : « Fili, recordare quia recepisti bona in vita tua, et Lazarus simili'er mala. » Il est vrai, mon fils, quoique orgueilleux, quoique sensuel, quoique inhumain, quoique faisant beaucoup de mal, vous avez quelquefois fait quelque bien, mais aussi, Souvenez-vous: a Recordare,» souvenez-vous de ces jours où la fortune vous favorisait, où vos projets vous réussissaient, où vous étiez dans l'opulence et les plaisirs, et n'oubliez pas que vous reçûtes, alors une récompense abondante du peu de bien que vous avez fait : Recordure quia recepisti bona in vita tua. Il est vrai aussi, Lazare, quoique humble, quoique juste, quoique souffrant, n'a pas toujours fait le bien: Qui peut dire qu'il a le cœur pur, et qu'il est exempt du péché? « Quis potest dicere, mundum est cor meum, purus sum a peccato? » (Prov. xx, 9.) Mais souvenezvous, recordare, souvenez-vous de ces jours d'affliction où il était couché à votre porte, et n'oubliez pas combien ses maux étaient grands; recordare quia..... Lazarus similiter, mala. Souvenez-vous, recordare; souvenezVous que vous avez aimé les biens de la terre, que vous les avez cherchés, que vous les avez reçus, que vous avez eu votre récompense, qu'il ne vous en est point dû ici, qu'à la vérité vous pouviez acquérir ce ciel, qu'il n'eût fallu pour cela que soulager ce Lazare si digne de pitié, que m'imiter lorsque je courais au-devant des pauvres, sans attendre qu'ils vinssent à moi; mais n'oubliez pas que vous ne l'avez point fait, et que si vous êtes privés du bonheur de ce pauvre, c'est par votre faute Recordare quia recepisti bona in vita tua. SouvenezVous, recordare, souvenez-vous que Lazare a aimé la croix, qu'il est passé par les eaux des tribulations, qu'il a été purilié par le feu

des souffrances, et n oubliez pas que s'il est dans le sein d'Abraham, c'est qu'il a imité les œuvres de ce patriarche : Recordare quia... Lazarus similiter mala. Souvenez-vous, recordare, souvenez vous de ce qu'on vous disait, qu'on ne peut posséder deux paradis, qu'il faut beaucoup souffrir sur la terre pour être heureux dans le ciel, et que les délices d'une première vie sont incompatibles avec les délices d'une seconde. Lazare

souffert, et vous vous êtes réjoui; c'est pourquoi maintenant il est dans la consolation et vous dans les tourments: Nunc autem hic consolatur, tu vero cruciaris. Je m'étendrais volontiers sur ces paroles pour vous montrer quel malheur ce serait pour vous de mener une vie commode, et quel est le bonheur de celui dont la vie est accompagnée de peines; mais le temps presse, et j'ai à peine celui de vous expliquer le texte sacré.

De plus, ajoute Abraham au mauvais riche, il y a pour jamais un grand abime entre nous et vous, de sorte que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le peuvent, comme on ne peut passer de ce lieu où vous êtes: « Et in his omnibus inter nos et vos chaos magnum firmatum est, ut qui volunt hinc transire ad vos non possint, neque inde huc transmeare.» Jamais les bienheureux ne pourront passer vers le lieu des tourments, parce qu'ils sont confirmés dans la grâce; jamais les riches réprouvés, car c'est toujours d'eux que je parle avec saint Luc, jamais ils ne pourront passer vers le ciel, parce qu'ils sont fixés dans l'état du péché; ils soutiriront toujours, et ils souffriront toujours de même sans pouvoir espérer jamais aucune diminution, aucun adoucissement dans leurs peines; ne demandassent-ils qu'une goulte d'eau, que du bout du doigt, que pour rafrafchir leur langue, elle leur sera constamment refusée; toujours ils auront pour maison, pour lit, pour vêtement, pour corps et pour membres, une maison de feu, un lit de feu, un vêtement de feu, un corps de feu, des membres de feu, et jetteront le feu de toute part; toujours et pendant toute l'éternité, ils entendront cette réponse foudroyante: Maintenant vous êtes déchirés de remords, percés de crainte, pressés de la soif, dévorés du feu: Nunc autem cruciaris! et cette réponse, dans quel accablement ne jettera-t-elle pas ces malheureux?

Hélas! dit le mauvais riche qui l'entend à Abraham qui la lui fait: S'il en est ainsi ; si ma réprobation est consommée; s'il faut que, séparé de Dieu, je brûle éternellement en ce feu, ah! Je vous en conjure, enroyez Lazare dans la maison de mon père: « Rogo ergo te, pater, ut mittas eum in domum patris mei : » accordez-moi que ce Lazare instruise mes cinq frères de mes malheurs, afin qu'ils ne viennent pas dans ce lieu de tourments : « Ne et ipsi veniant in locum tormentorum. » La première demande du mauvais riche avait été d'une chose impossible, et cette seconde est une chose inutile. Ils ont Moïse et les prophètes, lui répond

Abraham, qu'ils les écoutent: a Habent Moysen et prophetas, audiant illos. » Il insiste, cependant, et ajoute: Non, dit-il, père Abraham! ils ne les écouteront pas plus que je ne les ai écoutés; ils s'en railleront comine je m'en suis raillé; ils pécheront à mon exemple, et je serai tourmenté pour les péchés dont mon exemple sera cause; mais si quelqu'un des morts va les trouver, ils feront pénitence, et mes peines ne s'augmenteront pas Non, pater Abraham, sed si quis ex mortuis ierit ad eos, pænitentiam agent. Alors Abraham lui répond enfin : S'ils n'écoutent pas la parole de Dieu, ils écouteront beaucoup moins celle des hommes même ressuscités S'ils n'écoutent ni Moïse, ni les prophètes inspirés d'en haut, ils ne croiront pas non plus quand quelqu'un des morts leur parlerait : « Si Moysen et prophetas non audiant, neque si quis ex mortuis resurrexerit, credent.» (Luc. XVI, 31.)

Ainsi, mes frères, finit une histoire que je voudrais avoir gravée pour toujours dans le fond de vos cœurs; dans les cœurs des pauvres pour les fortifier par la vue des récompenses promises à tous les imitateurs de Lazare; dans les cœurs des riches, pour les tenir dans un tremblement continuel à la vue des châtiments préparés à tous les mauvais riches, à tous ces hommes, ou qui prennent le bien d'autrui, ou qui retiennent trop avidement le leur, ou qui en font un usage criminel, à tous ces hommes que je viens de vous présenter à la mort, au jugement, et dans le lieu des tourments, à tous ces hommes si connus pour tels, et en si grand nombre parmi vous.

Hélas I diraient ces derniers à la suite de ces réflexions; s'ils y avaient été attentifs, et si les richesses ne les rendaient insensibles aux vérités les plus sensibles; hélas ! quel serait mon sort, si je mourais maintenant? Ah! je vois et j'en suis saisi d'horreur, je vois ma place marquée dans le fond des enfers; j'y serais enseveli avec le mauvais riche; comme lui je lèverais enfin, mais trop tard, les yeux vers le ciel; comme lui je crierais: Je suis cruellement tourmenté de cette flamme: Crucior in hac flamma; comme à lui on me dirait: Vous souffrez maintenant, et ce maintenant ne passera jamais; il embrassera l'étendue des siècles: Nunc cruciaris. Il est vrai, ajouteriez-vous, il est très-difficile que j'évite ce malheur, cependant je le puis encore.

Ah! la résolution en est prise, et puisque c'est là le moyen qui me reste avec la grâce divine, je posséderai donc mes biens comme ne les possédant pas ; je ne m'en appliquerai que mon nécessaire; je consacrerai aux besoins des pauvres tout ce qu'avant ce jour je consacrais à mes plaisirs ; je me déchargerai sans délai du poids dangereux de ces biens frivoles qui retardent ma course vers l'éternité bienheureuse, je vous la souhaite au nom du Père, etc.

OEUVRES COMPL. DE THIÉBAUT. I.

INSTRUCTION LXXVIII.

SUR LE SEPTIÈME COMMANDEMENT.

3o Etat malheureux des riches comparé à celui des pauvres.

Non concupisces domum proximi tui.., nec omnia quæ illius sunt. (Exod. xx, 17.)

Vous ne désirerez point la maison de votre prochain, ni rien de tout ce qui lui appartient.

Saint Paul, écrivant à son disciple Timothée, et l'exhortant à réprimer ce désir que nous défend le dixième commandement: O homme de Dieu, lui disait-il, ne regardez comme vrais biens que la justice, la piété, la foi, la charité et la douceur; faites des efforts pour arriver à la vie éternelle, et fuyez tout attachement désordonné aux richesses de ce monde, un tel attachement serait la racine de tous les maux: Radix omnium malorum est cupiditas. (I Tim. vi, 10.)

L'Apôtre appelle ici l'avarice une racine, c'est qu'elle se cache dans l'un, sous le prétexte d'enfants qu'il faut établir; dans l'autre, sous le prétexte de rang qu'il faut soutenir; dans d'autres, sous les prétextes, tantôt d'économie, tantôt de prévoyance, et tantôt de modestie convenable à des chrétiens spécialement. Quel est l'avare qui se croit tel? quel est le mauvais riche qui se soit appliqué ce que je lui disais dans les instructions précédentes? L'Apôtre appelle l'avarice la racine de tous les maux: «Radix omnium malorum; » c'est qu'il n'est point de maux qu'elle ne souhaite. Poussé de cet esprit, dit le catéchisme du concile, un né"gociant souhaite la disette des vivres pour les vendre plus cher; un riche souhaite l'indigence de son voisin pour avoir son héritage à meilleur marché; un homme de robe souhaite que les procès se multiplient pour s'enrichir; un ouvrier souhaite la rareté des choses qui servent à la vie et à l'ornement, afin de faire un gain plus grand combien d'autres désirs aussi nuisibles, dont l'avarice est le principe! Non-seulement il n'est point de maux qu'elle ne souhaite, mais, ce qui est plus terrible, il n'en est point qu'elle ne soit capable de produire, c'est un point démontré.

Cependant, profondeur de cette racine. maudite qui subsiste après tant de secousses violentes cependant son extirpation n'est pas encore parfaite, et à tous les moyens que j'ai employés précédemment, il faut que j'en ajoute un dernier, le voici : Vous avez été nourris dans ces préjugés, que les riches sont heureux, et que la pauvreté ne fait que des misérables. Vous craignez donc l'indigence, et vous la fuyez comme un grand malheur. Voilà peut-être l'unique. motif pour lequel vous désirez les richesses. C'en est donc fait de ce désir, et vous voilà totalement détachés des biens de ce monde, si je vous démontre et vous persuade que l'état de pauvreté qu'on accepte est préférable à un état d'opulence qu'on aime : C'est, mes frères, le but que je me propose dans cette exhortation; en voici l'ordre :

Combien dans l'ordre naturel, les riches

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sont malheureux en comparaison des pauvres, ce sera le sujet d'un premier point. Combien les pauvres, dans l'ordre surnaturel, sont heureux en comparaison des riches, ce sera le sujet d'un second point.

PREMIER POINT.

Comme hommes, mes frères, écoutez ce que vous dit la raison, et vous avouerez, ce qui d'abord paraît un paradoxe, que l'état de pauvreté, considéré même dans l'ordre naturel et par rapport à la vie présente, est préférable à l'état d'opulence; qu'il y a dans celui-là des trésors précieux qui ne se trouvent pas dans celui-ci ; qu'en tout cas, on y est moins malheureux que dans l'état d'opulence. C'est ma première proposition. Je sais la prière que le Sage faisait à Dieu; je sais que lui adressant la parole, il lui disait: Ne me donnez, Seigneur, ni la pauvreté, ni les richesses; donnez-moi seulement ce qui me sera nécessaire pour vivre; je sais aussi la raison qu'il en donnait; c'est disait-il, de peur qu'étant rassasié, je ne sois tenté de vous renoncer, et de dire : Qui est le Seigneur? ou qu'étant contraint par la pauvreté, je ne dérobe, et que je ne viole, par un parjure, le nom de mon Dieu (Prov. xxx, 8); je sais tout cela, et sans prétendre y contredire, avouant même que, si les richesses ont leurs dangers, la pauvreté a aussi ses périls; je dis cependant que tout homme, dans l'état de pauvreté, a de grandes actions de grâces à rendre au Seigneur pour cet état dans lequel il l'a fait naître, ou auquel certains coups de la Providence l'ont réduit. Soyez attentifs à la preuve que je vais vous en donner.

Comme hommes, mettez à votre gauche l'état d'opulence, c'est-à-dire cet état où l'on a de quoi vivre indépendamment du travail de ses mains; car voilà ce qu'il faut entendre par l'état des richesses, et ce que vous, riches, n'entendiez pas assez jusqu'ici, vous persuadant toujours qu'un riche était un homme à grands revenus; mettez à votre droite l'état de pauvreté, c'est-à-dire cet état où l'on est forcé de manger son pain à la sueur de son front; car voilà ce qu'il faut entendre par l'état de pauvreté, et non la mendicité seulement : comparez les avantages et les peines de l'autre : dépouillés de tout préjugé, laissez la raison seule prononcer ce jugement de comparaison: oui, mes frères, elle prononcera en faveur de l'état de pauvreté contre l'état des richesses, et après l'avoir entendue prononcer, non-seulement vous n'envierez plus l'état des riches, vous pauvres, non-seulement vous serez contents de celui où la Providence vous a mis, mais ce qui faisait le sujet de votre chagrin deviendra le sujet de votre joie. Tachons d'exciter en vous ce sentiment, et pour cela examinons le riche et le pauvre chacun dans son état.

Combien de noirs soucis obsèdent continuellement le riche attaché à son état d'opuJence? combien de craintes affreuses le troublent? combien de revers fâcheux l'affligent?

Il est inquiet en automne si ses semences germeront; en hiver, si la gelée ne nuíra pas au germe de ses semences; au printemps, si les grains seront chers, et s'il vendra les siens à grands prix; en été, si les tnoissons seront abondantes, et si elles ne souffriront pas de la grêle, de la pluie, de quelque autre accident. Seul pour gérer ses affaires, il craint que les étrangers ne le volent; aidé de domestiques i les regarde ou comme des serviteurs infidèles à qui il serait dangereux de se confier, ou comme des serviteurs négligents à qui il faut donner l'exemple du travail, ou comme des serviteurs inutiles pour qui le moindre salaire est toujours, trop. De jour, dit saint Chrysostome (Hom. Ad popul. Antioch.), de jour il craint les calomniateurs, de nuit il craint les voleurs. Ou il n'a point d'héritiers nécessaires; et alors quel chagrin pour lui de penser que ses biens passeront à des étrangers, à des ingrats, à des dissipateurs! ou il a des enfants, et alors quelle est son inquiétude pour leur conserver ses biens et pour les augmenter! Quelle est sa douleur et quelquefois son emportement, son désespoir, lorsqu'il les a perdus ! Oh! que son expérience lui apprend bien alors ce que dit saint Bernard, que les biens de ce monde ne s'acquièrent que par beaucoup de travaux, qu'ils ne se conservent que par beaucoup de soins, et qu'ils ne se perdent qu'avec beaucoup de douleurs! Cum labore acquiruntur, cum timore possidentur, cum dolore amittuntur. (BERN., De quinque negot.)

Voici donc les différences principales qu on peut mettre entre le riche et le pauvre. Le riche est comme ces grands arbres dont la cime s'élève jusqu'aux nues, et que les vents plient et replient sans cesse; il est dans une agitation continuelle et violente; le pauvre est comme ces arbrisseaux qui sont à l'abri des vents, parce que dans leur hauteur ils sont tout près de terre; il jouit d'un calme constant et imperturbable. Le riche possède tout comme n'ayant rien; le pauvre est avec rien comme possédant tout : Tanquam nihil habentes, et omnia possidentes. (ÎI Cor. vi, 10.) Le riche avare n'ose pas plus toucher à ce qu'il a, qu'à ce qu'il n'a pas; le pauvre plein de confiance en Dieu, dispose tranquillement du peu qu'il a aujourd'hui, sans inquiétude pour le jour suivant. Le riche est vraiment pauvre, puisque ses désirs sont toujours plus étendus que sa fortune; le pauvre est vraiment riche, parce que sa fortune est toujours aussi étendue que ses désirs.

Que dirai-je encore à la honte des richesses et à la louange de la pauvreté? Je dirai que le luxe des richesses a autrefois énervé, corrompu, renversé les Etats, les monarchies et les empires, ceux-là même que la pauvreté avait formés, affermis, étendus jusqu'aux extrémités dé la terre, et qu'aujourd'hui il énerve, corrompt, renverse de même les familles qui composent les royaumes, et à la fin les royaumes eux-mêmes, qui sont de grandes familles. Je dirai, et pourquoi ne dirais-je pas ici aux riches ce qu'il leur est

utile de savoir, et ce qu'ils n'apprennent nulle part ailleurs? Pourquoi, tenant ici la place de cet être qui regarde de loin les superbes, n'abaisserais-je pas ici ce vain orgueil qui s'élève mal à propos jusques dans les temples du Seigneur? Je dirai donc que leur classe est la plus inutile, comme la plus onéreuse à la société. La plus inutile, puisque ces riches dont je parle passent leurs jours et leurs années, ou à ne rien faire, ou à faire moins que rien; de quelle utilité réelle sont de telles personnes? La plus onéreuse, puisque loin de tirer aucun avantage véritable de ces mêmes riches, il faut, au contraire, que la société fournisse à leur jeu, à leur luxe, à leurs plaisirs. Avec saint Chrysostome, je dirai, de la classe des pauvres et de ceux que j'ai rangés dans cette classe, qu'elle est la plus utile et la plus nécessaire; que la supprimer ce serait supprimer les moyens les plus essentiels à notre conservation, ce serait nous ôter la vie à tous : Si namque paupertatem abstuleris, omnem vitæ sustuleris conservationem vitamque nostram sustuleris. (S.CHRYS., Hom. super orat. Annæ.) En effet, que deviendrait la société sans les arts? et que deviendraient les arts sans les pauvres? Qui voudrait les exercer? Le riche dissipe et le pauvre recueille. C'est donc une autre différence que nous ne pouvons nous empêcher de mettre entre l'un et l'autre, à parler de ce qui arrive le plus ordinairement. Or cette différence et toutes les précédentes, combien n'élèvent-elles pas l'élat de pauvreté au-dessus de l'état d'opulence? Ces motifs de préférence ne sont pas les seuls cependant, et je vais plus loin

encore.

Exempt de tous les maux du riche, le pauvre jouit comme lui et autant que lui des biens nécessaires à sa conservation; il ouit de l'air qu'il respire souvent plus pur que le riche, du soleil qui ne luit pas moins pour lui que pour le riche, de l'eau des fontaines qui ne coulent pas moins pour Jui que pour le riche, du pain dont la race du juste, quoique pauvre, ne manque pas plus que celle du riche; car combien d'exemples pourriez-vous me citer de pauvres morts de faim précisément? Je prévois une difficulté que vous pourriez me faire, et il est de mon devoir de la lever. Vous pourrez me dire que dans un état d'opulence on mène une vie commode et agréable, et que dans un état de pauvreté on est sevré de toute douceur, qu'on n'y connaît point les délices de la vie. Voilà ce que peut-être vous m'avez déjà dit intérieurement, et voici, pour continuer à vous parler humainement, ce que j'ai à vous répondre, ou plutôt, voici ce que vous répond la raison à vous qui venez de me tenir le langage du préjugé.

Elle vous dit d'abord, cette raison, que la vie douce et délicieuse consiste, non dans la délicatesse et l'abondance des mets, mais dans l'appétit avec lequel on mange; non dans l'excellence et la diversité des vins, mais dans la soif avec laquelle on boit; non

dans la mollesse d'un lit richement paré, mais dans la profonde tranquillité avec laquelle on repose. Non-seulement votre expérience justifie cette observation à vos yeux, mais elle est fondée sur l'Ecriture sainte même. Touchant la nourriture, le Sage dit dans les Proverbes : L'âme rassasiée foulera aux pieds le rayon de miel, et l'âme pressée de la faim trouvera doux même ce qui est amer Anima saturata calcabit favum, et anima esuriens etiam amarum pro dulci sumet.» (Prov. XXVII, 7.) Touchant la boisson, David dit que l'eau qui coulait du rocher avait pour les Israélites le goût au miel: de petra melle saturavit eos. (Psal. LXXX, 17.) Touchant le sommeil, Salomon dit, dans l'Ecclésiaste, qu'il est doux à l'ouvrier, soit qu'il ait peu, ou beaucoup mangé : Dulcis est sommus operanti, sive parum, sive multum comedat. (Eccle. v, 11.) Ainsi celui qui prend sa réfection avec un appétit plus ouvert, celui qui boit avec une soif plus ardente, celui qui dort d'un sommeil plus profond, c'est celui-là, dont la vie est plus délicieuse.

Or, il est constant que le riche ne se met pas à table avec autant d'appétit que le pauvre; que le riche ne soupire pas après ses vins excellents comme le pauvre après un verre d'eau ; que le riche mollement étendu sur un lit superbe, dort moins tranquillement et moins profondément que le pauvre qui s'est épuisé de peines et de travaux pendant tout le jour; que le riche goûte moins de plaisir, pendant une semaine entière, que le pauvre pendant uue heure d'une récréation innocente, le jour de dimanche. J'ose même assurer que les ennuis que le riche cherche à dissiper, soit par le jeu, soit par des visites inutiles, sont pour lui une affliction plus grande que pour le pauvre ses occupations laborieuses. Donc là vie du pauvre est plus délicieuse que la vie du riche. En voici une nouvelle preuve que je tire de la santé de l'un et de l'autre.

:

Presque toujours les riches sont entre les mains des médecins, et les pauvres presque jamais; les blessures des riches durent longtemps, et les blessures des pauvres sont presqu'aussitôt guéries; les ríches se plaignent continuellement et presque tous l'un de migraine, l'autre de rhumatisme, un autre de la goutte; celui-ci de la faiblesse de sa poitrine, celui-là du froid de son estomac, et ce troisième de l'apoplexie qui le menace. Je serais infini, si je vous rappelais les diverses espèces de maladies que les riches contractent par l'usage, ou plutôt par l'abus qu'il font de leurs richesses, tandis que les pauvres s'en garantissent par l'exercice que leur état les oblige de se donner. O que la pauvreté est donc une riche possession pour les sages: Magna possessio paupertas sapienter ipsam ferentibus!

Mais, me dites-vous, on méprise le pauvre, on le maltraite, on l'opprime je pourrais vous répondre d'abord que ces mauvais procédés sont ceux de gens sans charité, sans humanité, sans principe; de gens par con

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