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christianisme et dans l'empire où le christianisme était alors persécuté. De l'empereur Dioclétien jusqu'à l'empereur Anastase, les manichéens furent bannis, exilés, ruinés, condamnés à périr par divers supplices. Leur doctrine ne s'en répandit pas moins de toutes parts, malgré la persécution et peut-être à cause d'elle; car une idée ne vit que par la vérité et ne périt que par l'erreur; un des malheurs de la violence, c'est de n'atteindre jamais son but, et de donner souvent de la force à ce qu'elle veut détruire. Après Anastase, les manichéens respirèrent sous plusieurs règnes; ils devinrent assez nombreux pour se diviser en sectes, et pour résister à des persécutions nouvelles, aussi sanglantes que les premières. On assure que l'impératrice Théodora fit mourir près de cent mille manichéens vers le milieu du neuvième siècle. Les survivants s'enfuirent au nombre de plus de quatre mille, s'unirent aux Sarrasins et ravagèrent avec eux les terres de l'empire. Les supplices leur donnaient de nouvelles recrues, et en auraient peut-être fait un peuple, s'ils n'avaient pas été écrasés dans une bataille où périt leur chef Chrisochir. Nous les retrouverons en France sous le nom d'Albigeois à la fin du douzième siècle. La longue durée du manichéisme nous a conduits bien loin du règne de Constantin; avant de parler de l'hérésie de Pélage, qui date du cinquième siècle, il faut constater le court et terrible épisode de l'apostasie de Julien.

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CHAPITRE VII.

Le christianisme, sous Julien, de persécuteur redevient persécuté.

Vingt-cinq ans après la mort de Constantin, il se passa un événement qui aurait pu avoir de grandes suites, mais qui ne fut en réalité qu'un très-court anachronisme. L'empereur Julien, élevé dans la religion chrétienne, la quitta pour se donner sans réserve au polythéisme et à la philosophie telle qu'elle était enseignée dans l'école d'Alexandrie et dans l'école d'Athènes. Pourquoi mêla-t-il à la philosophie néoplatonicienne les légendes de la mythologie? On a peine à le comprendre d'un homme qui avait été chrétien, qui était philosophe, quoique d'une école où la tradition et le mysticisme obscurcissaient souvent la raison, qui d'ailleurs possédait à fond l'histoire et toute la science de son temps, et qui donna, dans ses écrits et dans sa conduite comme empereur la preuve d'une haute et ferme intelligence. Ce singulier retour à des croyances surannées et grossières s'explique en partie par l'amour du merveilleux et du surnaturel, très-répandu à cette époque, même dans les écoles de philosophie, et par l'opinion qu'avait Julien, et qu'il ne pouvait guère ne pas avoir, que l'État ne pouvait se passer de religion. Nous avons vu que la religion romaine était un éclectisme sans limite; Julien, élevé dans les spéculations profondes de l'école

d'Alexandrie, regardait les religions comme les formules sacrées d'un vaste système philosophique. Il en expliquait le sens avec facilité, et n'était arrêté ni par leurs contradictions, ni même par des absurdités qui n'existaient pour lui qu'à la surface. Cette situation d'esprit aurait dû le conduire à la tolérance universelle ; et qui peut douter qu'à l'exemple de plus d'un pontife, il eût mis Jéhova et Jésus-Christ dans son panthéon, s'il n'avait su mieux que personne que le propre du judaïsme et du christianisme était d'exclure formellement l'éclectisme? Plus il était porté à admettre tous les cultes, et à regarder comme une impiété l'exclusion d'un seul culte, plus il se sentait irrité contre des hommes qui faisaient au contraire consister l'impiété dans l'acceptation des doctrines ou même des formes étrangères à leur propre culte. Il ne croyait pas se contredire en proclamant la liberté des cultes, et en excluant de cette liberté les chrétiens, qui en étaient les ennemis. Nonseulement les chrétiens étaient les ennemis théologiques de l'indifférence en matière de formes religieuses, qui était un des grands caractères de la religion romaine; non-seulement ils pratiquaient dans leur église l'intolérance religieuse, mais ils avaient exercé, et contre Julien lui-même, l'intolérance civile; et ils avaient montré surabondamment qu'ils étaient prêts à imposer leur doctrine par la force et à persécuter les doctrines contraires. Tout le monde en était au point de substituer la force à la preuve, ce qui est étouffer la raison et dégrader l'homme.

La liberté semble si naturelle, qu'on a peine à se persuader qu'il ait fallu aux hommes un si long apprentissage pour en connaître les droits et la douceur. Cependant, si Julien, en sa qualité de philosophe, avait proclamé la liberté des cultes, comme c'était son devoir, il est probable qu'il n'aurait été ni compris ni obéi.

Il fut quelquefois libéral en théorie; il balbutia quelques mots de liberté, comme l'avait fait avant lui Constan

tin1: mais on voit en lui, dès le premierjour, un homme qui se venge d'une longue oppression, et que la passion entraîne à des représailles, en dépit de son jugement. Il se contenta d'abord de plaindre les chrétiens, et de les écarter des emplois 2. Il écrivit contre eux, et ils lui répondirent avec assez de liberté. L'aigreur, de part et d'autre, s'introduisit dans la dispute. Le sophiste se souvint qu'il était empereur, et répondit aux pamphlets par des ordonnances. Il y en a deux qu'on reprochera toujours à sa mémoire, parce qu'elles inaugurèrent la persécution perfide, après les persécutions sanglantes de Dioclétien. La première est celle qui spolie les églises, sous prétexte que l'Evangile recommande la pauvreté, et que c'est rendre service aux chrétiens et leur faciliter le chemin du ciel que de les appauvrir ; la seconde ordonne de fermer leurs écoles, ou de les réduire à enseigner Luc et Matthieu : « Car

1. On pourrait les contraindre sans injustice; mais nous permettons à tous de s'infecter de ce mal. » (Lettre XLII.)— « Telle a été ma clémence envers les Galiléens (les chrétiens), que j'ai défendu de les violenter, de les traîner au temple et de les contraindre à quoi que ce fût malgré leur volonté.» (Lettre XLIII.)· -«Point d'injustice envers les chrétiens : ils sont plus dignes de pitié que de haine, car il n'y a pas de plus grand malheur que d'abandonner le culte des dieux immortels pour adorer les morts et les reliques des morts. » (Lettre LII.)— Cf. Jules Simon, Histoire de l'École d'Alexandrie, t. II, p. 294.

2. « Je ne veux pas que l'on tue ou que l'on poursuive les Galiléens contre le droit et la justice: cependant il leur faut toujours préférer les hommes pieux, les honnêtes gens. » (Lettre VII, à Artabius.)

3. « Les Galiléens qui appartiennent à l'Église arienne, gorgés de richesses, se sont jetés sur les Valentiniens, et se sont portés dans Édesse à des excès qui ne fussent pas arrivés dans une ville bien policée. Cela nous a engagés à leur venir en aide pour l'accomplissement d'un précepte admirable de leur loi, et nous avons fait distribuer à nos soldats l'argent de l'église d'Édesse et placé ses autres richesses dans notre trésor. Nous les avons ainsi rendus pauvres et dignes du royaume des cieux qu'ils attendent. >> (Lettre XLIII, à Écébolus.)

On pourrait rapprocher de cette lettre les paroles prononcées par Thuriot le 24 brumaire 1793. « Assez et trop longtemps la République a soldé l'armée du fanatisme et de l'erreur. Si l'homme philosophe était vindicatif, il pourrait dire au prêtre : « Nous t'assurons les richesses « que tu nous as promises après la mort dans le paradis. » (On rit et on

ce sont là, dit-il, leurs théologiens, comme Homère et Hésiode sont les nôtres1. » C'est déjà la politique de Philippe le Bel. Il ne m'en coûte pas de rappeler ces odieuses manœuvres d'un grand prince qui, en sa qualité de philosophe, était tenu plus que tout autre à respecter les droits de la liberté de conscience. Je combats l'intolérance en elle-même, partout où elle se trouve, sans l'attacher à aucune doctrine. Au reste la tentative de Julien ne fut qu'un épisode éphémère. Lorsqu'il mourut à trentedeux ans, dans une bataille contre les Perses, l'Église chrétienne se trouva toute prête pour reprendre sa position. Les juges et les victimes changèrent de place une fois de plus; et l'intolérance civile se trouva de nouveau, et pour des siècles, unie à la seule doctrine qui professât l'intolérance religieuse.

applaudit.) Mais l'humanité est la vertu du philosophe. Le prêtre est un homme. >>

1. « Tous ceux qui veulent se livrer à l'enseignement doivent être de bonnes mœurs, et ne pas admettre des doctrines nouvelles et condamnées par le bon sens du peuple.... Homère, Hésiode, Démosthène, Hérodote, Thucydide, Isocrate, Lysias, prennent les dieux pour maîtres et pour inspirateurs. Il est absurde qu'on prétende expliquer leurs livres, lorsqu'on est ennemi de leurs dieux. Allez dans vos églises pour y étudier Matthieu et Luc. » (Lettre XLII.)

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