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qu'on ait le droit de faire au système que cet abaissement de la classe Ouvrière, qu'il séduit, qu'il égare et qu'il livre, bon gré, mal gré, à la cupidité des capitalistes. Certes, de pareils résultats ne pourraient pas retarder d'une minute l'abolition du système prohibitif.

Il se peut donc, nous en tombons d'accord, que, par un certain concours de circonstances, ce système devienne l'occasion ou la cause d'une hausse des profits; mais on doit en même temps reconnaître avec nous,

1° Que cette hausse, se réalisât-elle, ne pourrait être ni générale ni durable;

2° Qu'agréable aux capitalistes, elle ne serait ni équitable en soi, ni utile à l'économie nationale;

3o Qu'en tout cas, il serait révoltant de demander le maintien du système prohibitif pour assurer aux capitalistes des profits élevés au détriment, soit des consommateurs, soit des travailleurs.

Les propriétaires fonciers sont-ils dans le même cas que les capitalistes dont nous venous de parler? Non, messieurs, les propriétaires de. terres profitent toujours du système prohibitif appliqué aux produits agricoles. La raison en est simple. Sous le régime de la prohibition, ils n'ont pas à craindre de concurrence illimitée, quel que soit d'ailleurs le taux des fermages.

Ayez autour de vous dix manufactures de coton; si elles donnent encore 30 pour 100 de bénéfice, il s'en établira dix autres, et si les profits ne sont pas ainsi ramenés au taux commun, il s'en établira encore de nouvelles; rien ne s'y oppose.

S'il s'agit, au contraire, de produits agricoles, de céréales, c'est surtout pour les céréales que ceci est important, peut-on multiplier à plaisir les manufactures de blé ? On peut seulement en établir quelques-unes de plus; l'un des plus déplorables effets du système prohibitif appliqué aux céréales, c'est de pousser à la culture des mauvaises terres. On labourera des terres de troisième et de quatrième qualité. La rente territoriale des bonnes terres s'élèvera, vous le savez, sans autre effort de la part des propriétaires que d'encaisser le tribut que tout consommateur sera contraint de lui payer.

Or, je vous le demande, cet état de choses peut-il cesser tant que durera le système prohibitif?

Ainsi, tandis que la concurrence intérieure ramène peu à peu au taux commun le gain du capitaliste, en sorte que le jour arrive où, pour ce qui concerne ses revenus, il ne profite plus du système prohibitif, le propriétaire foncier, qui ne craint la concurrence que dans des limites fort étroites, peut compter sur une rente exagérée, tant que le système prohibitif subsiste. Lors donc que les propriétaires anglais défendaient avec un zèle ardent le système prohibitif, parce que, disaientils, il ne fallait pas ruiner ces dignes capitalistes, ces pauvres ouvriers, le fond de leur pensée était de mettre le monopole des céréales à l'abri derrière les lois prohibitives des autres denrées. Ils comprenaient que si la liberté commerciale se fût rétablie pour tout le reste, il eût été choquant, impossible de maintenir le système prohibitif pour les céréales.

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Voyons ce qui arrivera, dans l'hypothèse, du capitaliste pour son capital, du travailleur pour son salaire.

Le capital circulant dans le phénomène de la production achève sa carrière dans un temps déterminé plus ou moins long, mais qui dépasse

rarement un an, deux ans, trois ans au plus. Il est des industries où ce capital rentre en quelques jours.

Le capital fixe, au contraire, s'use, se détériore, et on ne peut en conserver la valeur que par un amortissement sagement combiné.

Le premier, facile à transformer, facile à déplacer, trouvera toujours, dans un espace de temps donné, un emploi avantageux; le second peut n'en trouver aucun, et perdre ainsi toute valeur.

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Là est la différence essentielle. Le capital circulant ne doit être pris en considération que lorsque le législateur se propose de procéder de la manière la plus violente. Oh! certes, si demain il paraissait une loi exécutoire le jour d'après, et renversant tout d'un coup le système prohibitif, une grande partie du capital circulant serait perdue; mais si, au contraire, le législateur disait: - à telle époque on pourra importer tels ou tels produits, ou bien : - dans deux ans, le droit sur tels produits étrangers sera réduit du quart, dans quatre ans de moitié, au bout de six ans il sera supprimé, il n'y aurait, pour ainsi dire, pas de perte pour le capital circulant. Ce capital, successivement réalisé, au lieu de s'appliquer de nouveau à la même industrie, chercherait un autre emploi. Il pourrait y avoir quelques embarras momentanés et locaux ; il n'y aurait ni pertes considérables ni profondes perturbations; il y aurait plus de clameurs que de souffrances, plus de bruit que de mal.

Quant au capital fixe, nous n'avons pas besoin de répéter ce qui arriverait en changeant de système.

L'essentiel est donc de se faire une idée approximative de l'importance de ce dernier capital et de la perte à laquelle il serait exposé. Cette perte n'est presque jamais totale; et si, dans certains cas, elle peut s'élever très-haut, le plus souvent, en opérant avec ménagement et prudence, on laisse aux producteurs le moyen de retirer des industries qu'ils doivent abandonner même une partie de leur capital fixe.

Les machines qui servent à la production ne sont pas éternelles : le producteur dûment averti ne les renouvelle pas, il se borne à tirer parti de celles qui ne sont pas encore hors de service; pour récupérer ainsi une partie de la valeur engagée, il n'a besoin que de temps.

Quant aux constructions, aux bâtiments, il est rare qu'on ne puisse pas leur donner, sans de trop cruels sacrifices, une destination nouvelle. Pour agir avec connaissance de cause, il faudrait une statistique vraie des capitaux employés dans telle ou telle industrie, en distinguant le capital selon ses diverses formes et applications. Sans doute, ce n'est pas chose facile qu'une investigation de cette nature: l'intérêt particulier déguise trop souvent la vérité. Cependant l'industrie a peu de mystères aujourd'hui qu'on ne puisse pénétrer, et d'ailleurs, il n'est pas nécessaire d'arriver, dans ces-recherches, à une exactitude mathématique.

Résumons-nous. En passant du système restrictif à la liberté commerciale, on peut 1° diminuer le revenu territorial d'un certain nombre de propriétaires; 2o compromettre une partie plus ou moins notable du capital engagé dans les industries protégées.

Quant au capital circulant, il ne court pas de dangers bien redoutables lorsque la transition n'est pas soudaine, lorsqu'on laisse à la consommation le temps d'employer les produits existants, et à la production, le temps, soit d'appliquer aux industries naturelles les capitaux

qu'elle réalise, soit de perfectionner ses procédés au point de pouvoir
braver toute concurrence.

pas

Enfin, je crois avoir démontré que le système restrictif n'élève
d'une manière durable le taux des profits, toutes les fois que la prohi-
bition n'est pas combinée avec un monopole proprement dit.

De ces observations, il résulte que, en considérant la société dans
son ensemble, on n'aperçoit jusqu'ici d'autre dommage effectif pour
l'Etat que la perte d'une portion plus ou moins considérable du capital
fixe. Ce que perdent dans leur revenu les propriétaires fonciers est
épargné par les consommateurs. Le revenu général reste à peu près le
même seulement la distribution en est plus conforme à la raison et à
la justice.

La dépréciation d'une partie du capital fixe, chose fâcheuse, sans
doute, est un mal inévitable. En toutes choses, nous ne pouvons pas
nous engager dans les voies de l'erreur impunément. Mais si cette
perte est certaine, qu'est-elle, comparée aux pertes incessamment re-
nouvelées que le système prohibitif cause à l'Etat? Qu'est-elle, comparée
aux profits annuels du système de liberté? La liberté fait promptement
oublier par ses bienfaits et par la vive impulsion qu'elle donne à la
puissance humaine tout ce qu'elle a coûté d'efforts et de sacrifices. La
liberté commerciale cicatrise, plus vite peut-être que la liberté politique,
les blessures qu'elle a dû porter aux imprudents qui avaient méconnu
ses droits. Les valeurs perdues seront bientôt remplacées par les béné-
fices d'une production plus active et moins coûteuse, et par les épargnes
des consommateurs. Le capital national et la demande de travail ne
tarderont pas à s'accroître..

Les inconvénients du système prohibitif ne sont tolérables que dans
les marchés intérieurs d'une grande étendue.

La raison en est simple. Plus un Etat est vaste, plus il offre de variétés
dans ses conditions physiques et industrielles, et plus il se rapproche du
marché général du monde. Lorsque l'Empire français s'étendait de
Perpignan à Hambourg, de Cherbourg à Rome, c'était pour nous comme
si les douanes étaient aujourd'hui supprimées en Belgique, en Piémont,
en Toscane, dans les Etats du pape, en Hollande dans une grande
partie de l'Allemagne; c'était pour les producteurs de ces pays, comme
si les douanes étaient aujourd'hui supprimées dans le royaume de France.

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Aussi est-il difficile de trouver un petit Etat livré à toutes les extra-
vagances du système prohibitif; elles lui coûteraient trop cher; il en
serait bientôt épuisé. Voyez les petits Etats de l'Allemagne; ils n'ont
placé sur leurs frontières d'obstacles sérieux à l'importation des produits
étrangers que lorsque ces Etats ont été incorporés dans le grand marché
de l'association allemande. Voyez les cantons suisses; leurs douanes
sont en quelque sorte nominales; tout peut entrer en Suisse en payant
des droits minimes.

Et cependant (c'est un fait qu'on n'a pas assez remarqué), la produc-
tion suisse n'a pas cessé de s'accroître; l'industrie agricole et l'industrie
manufacturière y ont également prospéré; sur le penchant des Alpes,
à côté de la fumée pastorale des chalets, on voit s'élever les noirs et
épais tourbillons de l'usine qui carde, qui file, qui tisse à la vapeur;
l'Anglais, le Français, le Belge, le Saxon rencontrent sur plus d'un
marché l'industrieux Helvétien qui, sans primes, sans drawbacks, par
le seul effet de son travail intelligent et de son esprit d'ordre et d'éco-
nomie, parvient à lutter avec les producteurs que favorise le privilége.

La liberté assure du travail et de l'aisance à tous les hommes honnêtes et laborieux. Ceux-là seuls ont besoin de protection, de prohibitions, de priviléges, qui manquent de courage, de prévoyance, de lumières, ou bien qui, plus répréhensibles encore, veulent s'enrichir à la hate, aux dépens n'importe de qui, et demandent à la loi, soudainement, les gains qu'ils ne devraient faire que peu à peu, à l'aide d'un travail habile et persévérant.

Voici, messieurs, en finissant, ma pensée tout entière sur ce sujet aussi important que difficile.

Les intérêts que le système prohibitif a fait naître sont si nombreux et si puissants, et les ménagements que ces intérêts réclament sont si équitables, qu'il ne serait pas d'un homme sérieux de désirer que le système prohibitif vienne à s'écrouler tout d'un coup, avec fracas, par une victoire éclatante et soudaine de la théorie. Au surplus, ce vœu ne serait qu'un rêve. Une lutte violente ne ferait que raviver de vieilles erreurs; le système mercantile retrouverait des champions dont l'ardeur se proportionnerait à la puissance politique des intérêts menacés, et c'est au nom de la patrie et de l'équité qu'on foulerait aux pieds les principes et qu'on entourerait les abus d'une protection nouvelle.

La science, qui est une vérité, doit, comme l'éternelle justice, savoir attendre; que lui importent quelques années de plus ou de moins? Plus encore qu'un triomphe éclatant, elle doit désirer une victoire qui ne soit pas trop douloureuse aux vaincus, une victoire lente, successive, mesurée.

Le système prohibitif est un de ces circuits compliqués où l'humanité s'est plus d'une fois égarée. Que d'erreurs avant d'atteindre à une justice sociale digne de ce nom, avant de pouvoir fonder l'empire de l'égalité civile dans l'Etat, de l'équité dans la famille! Que de doctrines, orgueilleuses jadis jusqu'à l'intolérance, et qu'on ne retrouve aujourd'hui que dans les annales des travers de l'esprit humain! La torture ellemême a eu ses docteurs! Elle aussi avait osé leur demander de recouvrir sa hideuse nudité des voiles sacrés de la science, et avait trouvé, puissante et redoutable qu'elle était, des esprits inconsidérés ou serviles qui ne rougissaient pas de la justifier.

Le système prohibitif périra, mais par le suicide; il mourra de ses propres excès. Comme ces malades dont le pouls annonce au médecin habile ce que la dilatation des artères leur laisse d'heures à vivre, les Etats soumis au système prohibitif ne peuvent cacher à l'économiste les ravages d'une pléthore industrielle qui menace de les suffoquer.

Produire sans acheter, c'est vouloir produire sans vendre! Que ferezvous lorsque les canaux que vous ouvre la consommation de votre pays seront enfin tous remplis, lorsque, à la porte de vos ateliers et sur vos places publiques, s'agiteront des légions de travailleurs, population que vous avez stimulée, que vous avez fait naître, en poussant les hommes dans des industries factices et en leur offrant l'appât trompeur d'une production protégée? Ils déborderont par leurs masses le cercle de Popilius que vous avez tracé à l'industrie du pays; ils vous demanderont du travail et du pain, du travail qui deviendra tous les jours plus difficile à trouver, du pain qui sera tous les jours plus cher. Et alors, à moins que vous n'osiez décimer cette population, résultat de vos lois imprévoyantes, il faudra leur procurer du travail et du pain, en détruisant les barrières de votre marché, en y laissant arriver l'étranger avec ses produits à bon compte, avec ses blés, ses vins, ses toiles, que sais-je? et en même temps avec ses demandes de vos produits naturels.

Les monopoles agricoles, quoi qu'on fasse, tomberont les premiers; les autres tomberont peu à peu, successivement, par la force des choses. Il est facile de prévoir que l'Angleterre sera la première menacée de suffocation par le système prohibitif ; il lui faudra, bon gré, mal gré, élargir de plus en plus les frontières de ses marchés. Comment les élargir? par la conquête politique ou par la liberté commerciale. La conquête ne tarde pas à rencontrer des limites infranchissables. Lå conquête d'ailleurs, n'étend utilement le marché national que lorsqu'elle incorpore au pays conquérant des peuples riches et consommateurs.

C'est donc à la liberté commerciale, sagement combinée avec les exigences de la nationalité et de la politique, qu'il faudra demander ce large concours d'acheteurs et de vendeurs qui devient nécessaire aux peuples dont l'industrie a été surexcitée par le monopole.

Le jour où l'un des grands États producteurs entrera franchement dans les voies de la liberté, le système prohibitif, par la force même des choses, recevra partout ailleurs une atteinte mortelle; car c'est par le développement des industries naturelles qu'on pourra profiter de tout grand marché ouvert au monde : c'est vers ces industries que se porteront les capitaux, et le travail ne pourra pas ne pas les y suivre...

M. CHARLES DUNOYER

(DE L'INSTITUT 2).

Il est d'autant plus étrange qu'on veuille, contre toute vraisemblance, faire honneur au régime restrictif des progrès de l'industrie contemporaine, que ces progrès trouvent leur explication toute naturelle dans des causes bien connues. Ce qui a favorisé partout les progrès de l'industrie, c'est, après l'heureuse paix dont nous jouissons depuis plus de trente ans, et après la sécurité si précieuse qui en est résultée par tous les travaux, la liberté relative dont jouissent, dans l'intérieur de chaque pays, le travail et les échanges. Si l'industrie a été véritablement encouragée, c'est par la suppression dans chaque État des douanes intérieures, et non par le maintien ou le rétablissement entre les divers Etats des douanes foraines; c'est par la liberté que le commerce a conquise au dedans, et non par les restrictions qu'il continue de rencontrer à la frontière, et qu'on n'a travaillé depuis trente ans qu'à aggraver.

Les services qu'a rendus à l'industrie la concurrence intérieure sont connus et avoués de nos contradicteurs. Ils reconnaissent, dans les termes les plus explicites, que cette concurrence a eu le pouvoir de forcer la production à satisfaire amplement à tous les besoins du pays, qu'elle a provoqué des progrès incessants dans toutes les branches de l'industrie nationale, qu'elle a déterminé des réductions considérables dans les prix d'une multitude de produits, etc. Ils lui attribuent donc ouvertement et de la manière la plus expresse tous ces progrès de l'industrie dont il s'agit d'expliquer les causes. Or, si ces progrès, comme ils l'a

1 Il est inutile de faire observer que M. Rossi avait écrit ceci avant les réformes opérées par sir Robert Peel.

2 Extraits d'un Mémoire sur la liberté du commerce international lu à l'A cadémie des siences morales et politiques le 20 novembre 1847. (Voir Journal des Économistes, t. IX.)

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