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CHAPITRE III.

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Opinion de Colbert sur la liberté du commerce en 1650.- Elle se modifie à ́partir de 1664. — Appréciation de divers contemporains sur l'exclusion des marchandises étrangères. — Les tarifs élevés devaient, au sentiment de Colbert, être essentiellement provisoires. Il les appelle les béquilles de l'industrie. Le système mercantile mis d'abord en pratique par les Espagnols. Résumé du système économique de Colbert.

On a vu se dérouler, dans le chapitre qui précède, les diverses mesures qui composent le système économique de Colbert. On peut maintenant apprécier l'esprit de ce système, notamment en ce qui touche la protection accordée aux manufactures par le moyen des tarifs.

Les idées de Colbert subirent d'ailleurs, à cet égard, plusieurs variations essentielles qu'il importe de préciser.

En 1650, le cardinal Mazarin, dont il était alors l'intendant, l'avait chargé d'étudier les moyens de remédier à l'interruption de nos relations commerciales avec l'Angleterre, alors en pleine révolution. A cette occasion, Colbert composa et remit au cardinal-ministre un mémoire où on lit ce qui suit :

<< Bien que l'abondance dont il a plu à Dieu de douer « la plupart des provinces de ce royaume semble le mettre << en état de se pouvoir suffire à lui-même ; néanmoins, la « Providence a posé la France en telle situation, que sa propre « fertilité lui serait inutile et souvent à charge et incommode, « sans le bénéfice du commerce qui porte d'une province à l'au« tre, et chez les étrangers, ce dont les uns et les autres peu« vent avoir besoin pour en attirer à soi toute l'utilité1...... »

La révision du tarif de 1664 fut une dérogation au principe que Colbert lui-même avait posé en 1650; car, tout en

'Revue nouvelle, du 15 novembre 1845: Cromwell et Mazarin, par M. Grimblot, d'après les documents existant aux archives des Affaires Etrangères. Cette appréciation est si vraie, si naturelle, on peut le dire, qu'on la retrouve

réduisant les droits sur certaines marchandises, ce tarif les augmenta sur plusieurs autres. Deux ans après, le changement d'opinion était complet, ainsi qu'on va le voir par les extraits suivants de deux lettres que Colbert adressa, en 1666, à l'intendant de la marine à Rochefort,

« Il est nécessaire d'observer soigneusement sur les achats « à faire desdites marchandises qu'il faut toujours acheter « préférablement en France aux pays étrangers, quand même « les marchandises seraient un peu moins bonnes ou un peu plus « chères, parce que l'argent ne sortant point du royaume, « c'est un double avantage à l'Etat en ce qu'il n'appauvrit « point; et les sujets de Sa Majesté gagnent leur vie en exci «tant leur industrie. »

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« Travaillez incessamment à établir en France toutes les sortes de ferrures qui sont nécessaires pour le bâtiment formulée, d'une manière plus explicite encore, dans deux documents importants du seizième siècle,

Voici d'abord ce qu'on lit dans le préambule d'un édit de Henri II, du 4 février 1557.

« L'on a toujours veu et cogneu par commune expérience, que le principal « moyen de faire les peuples et sujets des royaumes, pays et provinces, aisez, « riches et opulens, a esté et est la liberté du commerce et trafic qu'ils font avec « les voisins et les estrangers, auxquels ils vendent, trocquent et eschangent «<les denrées, marchandises et commoditez qu'ils leur portent des lieux et pays « dont ils sont, pour y en apporter d'autres qui y défaillent (manquent) avec « or, argent et autres choses utiles, nécessaires et profitables; dont s'en suit, « par ce moyen, que le prince, le pays et subjets tout ensemble, sont récipro« quement accommodez de ce qui leur est nécessaire: autrement il faudrait que <<< les biens et les fruicts croissant ès dits royaumes, pays et provinces, avec les « singularités et manufactures qui s'y font, fussent là mesme usez et consommez « par les subjets et habitans d'iceux: auxquels, par ce moyen, la plupart de leurs « dits fruicts, commoditez et manufactures demeureraient comme inutiles; et, en « ce faisant, le seigneur de la terre, frustré de son attente et espérance de pouvoir << profiter de son bien, et les laboureurs et artisans de leur labeur et industrie.>> D'un autre côté, le plus grand, sans contredit, de tous les ministres qui se sont succédé en France, l'illustre Sully a dit, dans ses Économies royales : « Autant qu'il y a de divers climats, régions et contrées, autant semble-t-il « que Dieu les aye voulu diversement faire abonder en certaines propriétés, << commodités, denrées, matières, arts et métiers spéciaux et particuliers qui ne « sont point communs ou pour le moins de telle beauté aux autres lieux, afin <que, pour le trafic et commerce des choses (dont les uns ont abondance et << les autres disette), la fréquentation, conversation et société humaine soient « entretenues entre les nations, tant éloignées fussent-elles les unes des autres.» (L'Union du Midi, par M. Léon Faucher, introduction, p. 142 et 183.)

<<< des vaisseaux, afin que nous n'ayons plus recours pour « cela aux étrangers, étant certain que le fer de quelques« unes de nos provinces est aussi bon que celui de Biscaye, « et vous voyez bien qu'il est ridicule que nous allions chercher « chez les étrangers ce que nous avons en abondance 1. »

La même pensée se reproduit dans d'autres pièces également émanées de Colbert, vers la même époque. Ainsi, dans un long mémoire qu'il écrivit pour le marquis de Seignelay, son fils, mémoire sans date, mais qui doit remonter à l'année 1672, il lui recommandait entre autres choses:

« D'examiner avec application toutes les marchandises «<et manufactures qui n'étaient pas établies dans le Royaume, « et, en cas qu'il y en eût, de chercher tous les moyens pos«sibles pour les y établir 2. »

Enfin, Colbert a formulé, on peut le dire, son système entier dans ces quelques mots extraits d'un mémoire que Louis XIV lui avait sans doute demandé, et dont on ne connaît pas non plus la date

« Réduire les droits à la sortie sur les denrées et les produits « manufacturés du royaume; diminuer aux entrées les droits « sur tout ce qui sert aux fabriques; repousser, par l'élévation « des droits, les produits des manufactures étrangères3. »

C'est d'après ces principes qu'eut lieu la révision du tarifen 1667, révision à la suite de laquelle divers pays voisins usèrent de justes représailles. La défense faite par la Hollande d'importer dans ses Etats des vins et des eaux-de-vie de France jeta notamment l'agriculture dans une perturbation que la mobilité de la législation sur les grains aggrava profondément. Si l'on ajoute à cela les misères résultant d'une guerre sans cesse renaissante, on comprendra comment le royaume tomba par degrés dans cet état de détresse dont Vauban fit, vers l'année 1700, le lamentable tableau *.

Bibliothèque impériale, Mss. — Fonds des 500 de Colbert, no 126.

2 Histoire de Colbert, etc., Pièces justificatives, p. 483.

3 Histoire de l'Économie politique, par M. de Villeneuve-Bargemont, t. I, p. 421.

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<< Par toutes les recherches que j'ai pu faire depuis plusieurs années que je « m'y applique, j'ai fort bien remarqué que, dans ces derniers temps, près de

Mais si le système économique de Colbert trouvait des partisans, soit dans les régions officielles du pouvoir, soit parmi les fabricants qui en profitaient, il s'en faut que tous les contemporains y aient également applaudi. Loin de là, cette prétention du gouvernement de réserver aux manufactures françaises la fabrication de tous les objets nécessaires à la consommation de la France provoqua, dès qu'elle se produisit, les réclamations les plus vives. Les extraits suivants de deux pamphlets publiés, le premier en 1668, sous l'influence de la révision du tarif, le deuxième vingt ans après, donneront une idée de l'opposition qu'elle souleva.

« Les priviléges qu'on accorde passeront bien plustôt pour << un véritable monopole dans l'esprit de tous les gens rai<< sonnables, que pour un légitime moyen de faire fleurir le «< commerce, qui demande, au contraire, que plusieurs per« sonnes se mêlent d'un même négoce, afin que les particu«< liers puissent trouver à meilleur compte les marchandises << dont ils ont besoin. Mais, loin que ce commerce ait tourné << à l'avantage de l'Etat, il a plustôt altéré celuy que nous <«< avions avec nos voisins, et même causé la ruine de plu«<sieurs sujets du roy que M. Colbert y avait engagés par « pure autorité...

« En ce qui concerne les points de France, si l'on se fût « borné à défendre l'entrée des points étrangers, et que l'on «< eût laissé aux marchands qui se mêloient de ce commerce « la liberté tout entière d'en faire continuer la fabrique aux

<< la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité et mendie effective<< ment; que, des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de << faire l'aumône à celle-là, parce qu'eux-mêmes sont réduits, à très-peu de chose « près, à cette malheureuse condition; que, des quatre autres parties qui res<< tent, les trois sont fort malaisées et embarrassées de dettes et de procès; et « que, dans la dixième, où je mets tous les gens d'épée, de robe, ecclésiastiques << et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée, et les gens en charge << militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus << accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles; et je ne croi<rais pas mentir quand je dirais qu'il n'y en a pas dix mille, petites ou grandes, « qu'on puisse dire bien à leur aise; et qui en ôterait les gens d'affaires, leurs « alliés et adhérents, couverts et découverts, et ceux que le Roi soutient par << ses bienfaits, quelques marchands, etc., je m'assure que le reste serait en < petit nombre. » Dime royale, édition Guillaumin, p. 34.

« villes du royaume où ils en avoient fait l'establissement, << longtemps avant que la pensée en fût venue à M. Colbert, << on n'auroit rien à dire contre une pareille conduite; mais, << d'en avoir voulu faire un monopole par des priviléges par« ticuliers, et, pour en venir à bout, d'avoir fait exercer les << dernières violences, presque dans tous les lieux où ils ont «< voulu establir des bureaux, d'avoir osté aux particuliers la « liberté d'en fabriquer pour leur usage, d'avoir tiré les filles « de la maison de leurs pères, de les avoir forcées, comme « des esclaves, d'aller travailler dans ces bureatix pour du

pain et de l'eau, d'avoir fait emprisonner les gens, de les « avoir condamnés à de grosses amendes, c'est ce qu'on n'a « pu voir sans indignation... Le petit nombre de personnes << qui en sont les maîtres voulant tout d'un coup s'enrichir << mettent les points de France au prix qu'il leur plaît, en les << vendant beaucoup plus qu'on ne vendoit autrefois ceux de « Venise. >>

Après avoir constaté que les tapisseries de Beauvais occasionnaient à l'Etat les plus grands sacrifices, et que les draps de Carcassonne étaient plus chers à Paris que ceux des étrangers, malgré les grands droits que ceux-ci avaient à supporter, l'auteur anonyme ajoute :

« M. Colbert ne prend pas garde qu'en voulant mettre les « Français en estat de se pouvoir passer de tous les autres « peuples, ceux-ci songent aussi à faire la mesme chose de leur « côté, car il est certain qu'ils ont pris une dutre route pour aller « chercher ailleurs la plupart des choses dont ils se venoient « fournir dans nos provinces, puisqu'une des principales causes « de la disette d'argent que nous voyons en France, au milieu «< d'une si grande abondance de bleds et de vins, procède de ce « que les Hollandais ne les viennent plus enlever comme ils fai« soient autrefois, parce que la conduite que nous tenons « avec eux, à l'égard du commerce, leur fait voir clairement « que nous ne voulons rien prendre en échange..... Or, il ne << faut pas nous mettre dans l'esprit qu'ils ne puissent trou« ver quelque expédient pour pouvoir faire leurs longs << voyages sans avoir cours à nos denrées, lorsque nous

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