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recherchait avec affectation, nonobstant l'abus qu'on en avait fait si récemment1. »

Comme on le voit, quelle qu'ait été l'amertume des accusations dirigées contre Fénelon, son livre au fond était mauvais. L'esprit de parti envenima la situation, mais le livre seul la créa.

Il ne restait à toutes ces difficultés d'autre solution qu'un recours à Rome, mais personne n'y songeait. Bossuet avait fait connaître à plusieurs personnes très-distinguées, fort peu de temps après l'apparition du livre des Maximes, qu'il communiquerait à Fénelon ses Remarques après les avoir concertées avec l'archevêque de Paris et l'évêque de Chartres, mais « cela demandait du temps. » Le tribunal, qui s'était érigé sans mandat pour juger de la doctrine et rédiger les articles d'Issy, allait donc fonctionner de nouveau. Fénelon lui-même trouva la chose parfaitement régulière, et se contenta de demander que l'évêque de Meaux, qu'il considérait comme « le premier mobile du concert secret formé contre lui,» n'y assistât pas. Le faible M. de Noailles y consentit d'abord, mais il fut bientôt obligé de céder à l'ascendant de Bossuet, qui le fit consentir à tenir, dans le palais de l'archevêché, des conférences particulières où fùt arrêté un jugement sur le livre des Maximes et sur la rétractation formelle qu'il fallait exiger de son auteur.

Trois mois déjà s'étaient écoulés, et Bossuet n'avait pas encore communiqué à Fénelon les Remarques depuis si longtemps annoncées. Fénelon, comptant sur les bonnes dispositions de M. de Noailles, ne redoutait d'abord que faiblement une censure, et pensait qu'une explication de sa part suffirait à tout arranger; mais, quand il sut la mauvaise tournure que prenait la discussion, quand il se vit à la veille d'obtenir de ses confrères une solution contraire à sa réputation, il prit le parti de former un recours au SaintSiége. Il remit son livre au jugement du pape, par une lettre du 27 avril 1697, dans laquelle il soumet du fond du cœur son ouvrage et ses explications au jugement de la sainte Eglise romaine, mère et maîtresse de toutes les autres églises.

1 DE BAUSSET, Hist. de Fénelon et de Bossuet.

Mais, conformément aux principes de l'église gallicane, Fénelon ne prit cette décision qu'avec l'assentiment de Louis XIV. Toute voie d'accommodement étant fermée, et l'affaire se poussant toujours, M. de Cambray écrivit au roi « que, n'ayant pu savoir précisément ce qu'il y avait à reprendre dans son livre, que bien des théologiens approuvaient, quoiqu'ils n'osassent s'en expliquer, il ne pouvait faire de rétractation ni oblique, ni positive, la première ne lui convenant en aucune manière et ne se sentant coupable d'aucune erreur, ce que supposerait la seconde, il osait supplier Sa Majesté de lui permettre d'aller lui-même à Rome pour défendre son livre : promettant de n'y voir personne que le Pape, et ceux que Sa Sainteté jugerait à propos de nommer pour l'examiner; de ne se mêler d'aucune autre affaire; d'y vivre encore plus retiré qu'il ne faisait à Versailles, et d'en revenir dès le moment où le Pape aurait prononcé, soumis à son jugement, justifié ou détrompé, et toujours catholique; que, dans tous les cas, il se trouverait alors en état de détromper lui-même les théologiens cachés qui recevaient la doctrine de son livre, en supposant que le Pape prononçât qu'il s'était trompé 1. »

Le roi répondit à Fénelon qu'il trouvait bon qu'il portât son affaire à Rome, puisqu'il ne pouvait pas la terminer en France, mais qu'il ne l'autorisait point à s'y rendre de sa personne. Peu après il lui fit dire par le duc de Beauvilliers, son ami, de s'en aller dans son diocèse et de n'en point revenir sans son ordre, lui laissant cependant la liberté de se donner pour son départ tout le loisir dont il aurait besoin. Le prélat ne crut pas devoir différer, et quitta Versailles dès le lendemain.

1 Mémoire de M. Pirot sur l'origine de l'affaire du quiétisme (manuscrit). La lettre de Fénelon ne s'est pas trouvée parmi nos manuscrits; nous ne la connaissons que par le précis qu'en donne M. Pirot dans son Mémoire, il ajoute qu'elle était pressante et bien écrite. (Edit.)

T. III.

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SECONDE PARTIE

DEPUIS L'APPEL A ROME (AVRIL 1697) JUSQU'A LA CONCLUSION (1699)

CHAPITRE VIII

Situation générale des deux camps au moment de l'appel à Rome.

Avant de suivre les parties contendantes devant la haute cour qui doit les entendre et les juger en dernier ressort, il convient de rattacher, par quelques observations générales, la partie du drame qui finit à celle qui va se dérouler sous nos regards.

La passion qui a envenimé ce grand débat s'est prolongée dans l'histoire; les amis de Fénelon n'ont vu en leur héros qu'une noble victime de la jalousie, et la plupart des gallicans ont tressé une couronne d'immortelles à Bossuet, comme au sauveur de la religion en péril. Ces extrêmes sont faux ainsi que tous les extrêmes, et il est bon de faire rentrer la question dans ses véritables proportions.

Nous l'avons dit en commençant, le premier tort de Fénelon a été d'épouser la cause de Me Guyon et de se constituer le défenseur d'une femme exaltée, usurpant le rôle de docteur en l'Église, quand son unique devoir était le silence et la docilité. Cette imprudence de Fénelon ne pouvait aboutir qu'au ridicule ou au scandale. Le ridicule, il avait trop d'esprit pour y tomber; le scandale, il l'agrandissait en raison même de sa haute intelligence.

Fénelon n'était pas assez ferme dans la théologie pour aborder sûrement une mysticité attrayante et cachant ses piéges sous les plus séduisants dehors. Aussi se paie-t-il de mots plus que de solides raisons, et se dérobe-t-il à travers mille faux-fuyants. Il avoue que sa doctrine n'est point à la portée des esprits ordinaires; il écarte la foule pour n'entretenir que les spiritualistes de distinction. Quand on entre dans une voie aussi obscure, il est difficile

de ne pas se heurter contre l'erreur, et l'habileté ne sert qu'à épaissir le bandeau qu'on se met sur les yeux. Aussi qu'apercevons-nous? Un homme qui ne manque ni de science ni de piété, ni même d'une certaine bonne foi, et qui néanmoins se conduit à peu près comme si tout cela lui faisait défaut; un homme qui consulte et ne se rend point aux avis les plus désintéressés; qui promet de signer et ne signe pas, de se soumettre docilement et résiste toujours, un homme enfin qui donne le triste spectacle de tergiversations, ou, comme dit énergiquement Bossuet, de tortillements peu dignes d'un chrétien et d'un prêtre aussi distingué. Il voltige autour de la vérité, et l'on dirait qu'il craint de la toucher 1. Quant à Bossuet, on ne peut nier qu'il ne fût animé du zèle de la foi, dans une affaire où il pensait qu'il s'agissait de toute la religion, et où il ne craignait pas d'avancer qu'il y allait de tout pour Église. Ajoutons que M. de Meaux était dans cette controverse l'organe de la tradition et de la vraie doctrine catholique, suivant ce que Rome elle-même décida. D'autre part, Bossuet ne s'est-il pas exagéré l'importance de la question? Peut-on dire que l'Église était mise en péril par la doctrine quiétiste de Fénelon? Nous ne pouvons nous empêcher de voir là beaucoup d'exagération. Quoi! l'Église est mise en péril par une doctrine que ni les docteurs de Sorbonne, ni le supérieur de Saint-Sulpice, ne parvenaient point à saisir, et sur laquelle les théologiens du Saint-Siege se sont partagés! Sans doute, toute erreur est dangereuse, mais n'oublions pas que la foule n'avait rien à voir dans les écrits de Fénelon. Cette doctrine nuageuse et subtile se rencontre dans vingt auteurs qui n'ont jamais été censurés et dont les livres dorment du plus profond sommeil. L'amour-propre est une loupe grossissante, et le rôle qu'il joue en cette occasion ne peut échapper à personne. Quand Bossuet ne trouve rien à blâmer dans Quesnel, on s'étonne de sa clairvoyance à l'égard de Fénelon; toutefois, ce n'est pas une raison de la lui contester ou de la lui reprocher.

Pour expliquer la vivacité extrême que l'évêque de Meaux déploie en cette querelle, on a supposé qu'il cédait à un sentiment

1 Voyez les articles de M. Grivaux, Annales de philosophie, Bonetty.

de jalouse rivalité que lui auraient inspiré le mérite et la réputation naissante de Fénelon. L'abbé de Chantérac chercha à répandre ce mauvais bruit dans Rome, et une édition du Télémaque, publiée dans le même temps, reproduit la même allégation qu'une foule d'auteurs se sont appropriée 1. L'accusation est puérile. Si Bossuet avait été sujet à la passion mesquine dont on l'accuse, elle se serait certainement révélée dans le prédicateur, et nous avons dit que personne ne montra plus de bienveillance et de discrète charité que le grand orateur, à l'égard de ses rivaux. Comment Bossuet, déjà blanchi par l'âge, devenu par ses nombreux chefsd'œuvre l'oracle de la cour et de l'épiscopat tout entier, aurait-il pu prendre ombrage des talents naissants d'un jeune prélat dont il avait lui-même encouragé les débuts? D'autres ont dit que c'était le gallicanisme qui, dans la personne de Bossuet, s'en prenait à l'ultramontanisme représenté par Fénelon. La qualification d'ultramontain, attribuée à Fénelon, l'aurait grandement surpris luimême, et dans plus d'une page de ses œuvres on trouve des propositions que le gallican le plus accentué n'aurait certainement pas désavouées. Personne n'ignore par exemple que dans son livre De auctoritate summi Pontificis, Fénelon émettait des principes qui faillirent attirer à l'ouvrage une condamnation du SaintSiége. Les explications qu'il présenta n'atténuaient en rien les fausses doctrines semées dans son livre, et le pape aurait certainement frappé, s'il n'eût craint, vu l'état d'effervescence où était alors le royaume, d'apporter un nouvel élément de trouble au milieu d'esprits qui n'étaient déjà que trop livrés à toute sorte d'agitations. Deux choses, selon nous, contribuèrent à envenimer le débat. Nous avons vu plus haut que Bossuet s'était senti profondément mortifié du double refus que Fénelon lui avait fait : 1° De condamner les écrits de spiritualité de Mme Guyon; 2° d'approuver son instruction sur les états d'oraison. Cette blessure d'amour-propre, difficile à cicatriser, disposait peu Bossuet à l'indulgence.

Pour être juste, il faut reconnaître que Bossuet usa d'une

1 L'abbé Rohrbacher et A. Gabourd ont trop facilement accepté cette explication dans leurs écrits.

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