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CHAPITRE X

L'abbé Phélippeaux et l'abbé Bossuet, correspondants de l'évêque de Meaux.

L'abbé Phélippeaux achevait ses études en Sorbonne, lorsque Bossuet, présidant à une thèse qu'on y soutenait, entendit cet ecclésiastique disputer avec une sagacité et un talent qui le frappèrent. Il lui fit proposer de s'attacher à lui. L'abbé Phélippeaux accepta avec autant d'empressement que de reconnaissance une proposition aussi flatteuse. Bossuet le mit auprès de son neveu, pour diriger celui-ci dans ses études théologiques. L'abbé Phélippeaux se trouvait à Rome avec l'abbé Bossuet à l'époque où l'affaire du livre des Maximes des saints y fut portée. Bossuet les y retint pour suivre, en son nom, la controverse qui allait s'ouvrir entre Fénelon et lui, au tribunal du Saint-Siége. Les connaissances théologiques de l'abbé Phélippeaux lui furent d'un grand secours auprès des examinateurs et des cardinaux de la congrégation du Saint-Office; mais il paraît que cet ecclésiastique, malgré l'attachement et la reconnaissance qu'il devait à Bossuet, s'était permis d'entretenir, à son insu, une correspondance secrète avec l'archevêque de Paris, dont il recherchait le crédit et la protection. L'abbé Bossuet découvrit cette infidélité de l'abbé Phélippeaux en décachetant une de ses lettres 1; ce qui montre que ni l'un ni l'autre ne se piquaient d'une extrême délicatesse.

A son retour en France, l'abbé Phélippeaux composa sa Relation du quiétisme, ouvrage qui décèle la partialité la plus marquée et l'acharnement le plus odieux contre Fénelon. Mais il ne le fit point imprimer; il ordonna même en mourant à la personne dépositaire de son manuscrit de ne le publier que vingt ans après sa mort. On se conforma à ses intentions; l'abbé Phélippeaux mourut en 1708, et on fit imprimer sa Relation du quiétisme en 1732. Nul ne peut douter que le but de l'auteur n'ait été de flétrir la réputation

1 Voyez la lettre de l'abbé Bossuet à son oncle, du 17 février 1699, et la répouse de Bossuet, du 9 mars suivant. (Œuvres de Bossuet, t. XXVIII, p. 265.)

de l'archevêque de Cambray, en posant les fondements d'une fausse tradition; il osait espérer qu'à mesure que le temps aurait fait disparaître tous les contemporains dont le témoignage et l'autorité pouvaient aider à éclaircir la vérité, ses odieuses imputations seraient plus aisément accueillies. Cet ouvrage, imprimé clandestinement en 1732 à Sainte-Menehould, fut flétri et supprimé par un jugement de la police et un arrêt du conseil, qui ordonnèrent qu'il serait brûlé par la main du bourreau ainsi que les Lettres provinciales; trois particuliers convaincus d'avoir participé à l'impression de ce libelle furent condamnés à être mis au carcan 1.

Ledieu raconte que l'abbé Phélippeaux ayant lu sa relation du quiétisme, « M. de Meaux en fut fort satisfait et l'approuva . » Tout porte à croire que Phélippeaux ne lut au prélat que ce qu'il voulut lire, ensuite qu'il fit de nombreux changements à son libelle après la mort de Bossuet. L'encre bourbeuse des jansénistes n'a-t-elle point encore noirci plus d'une de ces pages? Nous ne saurions le dire, mais nous ne sommes que trop habitués à leurs perfides interpolations 3.

Jacques-Bénigne Bossuet, neveu de l'évêque, était le second fils de cet Antoine Bossuet que nous avons vu si tendrement dévoue envers son frère, le jeune écolier de Dijon. Il naquit en 1664, et Bossuet lui donna son double prénom. Il est peu facile de s'expliquer l'attachement excessif que l'évêque conserva pour ce neveu jusqu'à son dernier soupir. Très-peu avantagé du côté de l'intelligence, vulgaire dans ses goûts et ses habitudes, de mœurs plus que suspectes, son oncle s'obstina à lui trouver de l'esprit, de l'éloquence même et de la piété.

Il écrit le français comme un bas-breton; son expression com

1 L'abbé de La Bletterie fit paraître, dès 1732 et 1733, trois lettres où il réfute, avec autant de modération que d'évidence, les calomnies que l'abbé Phélippeaux avait avancées contre Fénelon et Mme Guyon. Le témoignage de l'abbé de La Bletterie est d'autant plus remarquable, qu'il se montre d'ailleurs assez favorable à un parti qui a toujours affecté de déprimer Fénelon.

* Journal, t. I.

Cet ouvrage en deux volumes se trouve à la bibliothèque du séminaire de Meaux.

mune, sa phrase boîteuse, ses incorrections sans nombre, tout accuse une notable indigence. Cependant le maître en l'art d'écrire se déclare satisfait et prodigue les encouragements '! O aveuglement de la chair et du sang!

Nommé abbé de Savigny en 1691, l'abbé Bossuet devint abbé de Saint-Lucien de Beauvais en 1704, après la mort de son oncle. Bossuet le demanda à Louis XIV pour coadjuteur, mais le monarque n'y voulut point consentir et le tint éloigné de l'épiscopat tant qu'il vécut. Ce fut le régent qui le présenta pour l'évêché de Troyes, en 1616, à la sollicitation du cardinal de Noailles et du parti janséniste, auquel il s'était enfin livré tout entier. Le pape refusa de lui donner ses bulles. Durant deux années, il remua ciel et terre pour les obtenir et le cardinal de la Trémoille finit par lever l'obstacle en se portant garant de son orthodoxie. Il succéda ainsi sur le siége de Troyes à M. de Pont de Savigny, un de ses oncles, descendant d'André Bossuet. Son élévation ne changea rien à ses habitudes de paresse, à son amour de la bonne chère et surtout à son penchant pour le jansénisme. A la suite de démêlés qu'il eut avec l'archevêque de Sens, son métropolitain, au sujet de ses mandements et instructions pastorales entachés d'hérésie, il se démit de son évêché en 1742 et mourut l'année suivante.

Bossuet, ouvrant le chemin de Rome à son neveu en compagnie de l'abbé Phélippeaux, avait pour but de lui faire connaître le monde et de perfectionner des études qui avaient été jusque-là fort négligées. Mais l'abbé, au lieu d'étudier la théologie et les arts, trouvait plus à son goût de courir les aventures. Elles devinrent si publiques et si nombreuses que le bruit s'en répandit dans toute la ville. Une liaison qu'il entreprit de nouer avec Mlle Césarine Sforza faillit lui coûter la vie. Quatre hommes masqués et armés l'assaillirent, un soir, et il n'échappa au poignard de ses rivaux qu'en implorant, à deux genoux, son pardon pour le passé, et en promettant plus de sagesse pour l'avenir. Une histoire aussi tragique ne pouvait demeurer sans retentissement. Le roi en fut instruit officiellement et la cour s'en divertit autant qu'on peut le

1 Voir le Journal de Ledieu, t. I et II passim.

T. III.

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croire. L'évêque, averti à son tour, demanda des explications à son neveu. Celui-ci raconte, à sa manière, ce qu'il appelle une fable aussi absurde qu'invraisemblable, à laquelle personne n'a cru dans la ville de Rome. Il avoue que Mile Césarine ne le hait pas, mais c'est à peine s'il l'a entrevue deux ou trois fois chez monsieur son père.....'.

L'oncle, comme tous les oncles, demeura convaincu et cria à la calomnie. Voici ce qu'il répond: « J'ai reçu votre lettre du 18 février. Vous me marquez la réception de la mienne, où je vous avais parlé de la prétendue histoire; cela tombe tout à fait ici, parce que personne n'en a reçu aucune nouvelle, ni M. le nonce, ni M. de Torci, ni MM. les cardinaux, ni M. de Monaco, ni aucun de ceux qui ont quelque correspondance connue.

» Il faut pourtant s'attendre au rimbombo de toute la France, et à la Gazette de Hollande, où les amis de M. de Cambray font dire tout ce qu'ils veulent. Tout tournera à bien, même pour vous. Je pars bientôt pour Meaux; je dirai ce qu'il faudra avant mon départ 3. »

Évidemment M. de Cambray et ses amis sont capables de toutes les noirceurs imaginables. Toutefois le soupirant malheureux ne se croit pas absolument en sûreté du côté de Paris, et il mande à son oncle :

« Je vous avoue que je ne suis pas sans crainte au sujet de la Gazette de Hollande; je souhaiterais pour ma satisfaction, si elle a parlé de cette fable ou même quand elle n'en aurait pas parlé, qu'on y fit mettre l'article que je vous envoie, ou à peu près; aussi bien que dans les avis à la main de Paris, qu'on envoie partout Toutes les lettres portent la fausseté entière des bruits répandus en France sur M. l'abbé Bossuet, qui poursuit à Rome la censure du livre de M. de Cambray, et qui n'en partira que l'affaire terminée. » On peut ajouter qu'il a souvent audience de Sa Sainteté à ce sujet, et des cardinaux. Cela ne laisse pas sans affectation de justifier, quand la vérité y est et qu'on me voit ici faire ce que j'y fais. Je ne vous en parlerai plus, si je puis m'en

Lettres 225, 259, etc., t. XXIX.

2 Ministre des affaires étrangères. Lettre 233, ibid.

tenir; j'en ai honte. Il faut que je leur aie donné bien peu sujet de me critiquer, pour avoir inventé une fausseté pareille. La vérité est que je ne vais nulle part, et que je n'ai jamais fait un pas que j'aie caché, hors quelques-uns à présent, encore très-rarement, par rapport à ce que vous savez. Mais le cardinal de Bouillon et les jésuites sont fâchés de me voir ici distingué de tout le monde, indépendamment d'eux 1. »

Il annonce de plus qu'il en a écrit au roi et à Mme de Maintenon et qu'il espère que Sa Majesté ne demeurera pas dans le doute làdessus 2. L'évêque de Meaux, dans une audience du roi, entreprit la justification de son neveu, et Sa Majesté parut se prêter avec grâce au rôle que l'on désirait d'elle. Mais lorsque viendra le jour où l'on demandera l'abbé Bossuet pour coadjuteur, le roi montrera par son refus qu'il n'a jamais été dupe.

Le jeune Bossuet était une de ces natures basses à qui rien ne coûte pour arriver à leurs fins. Ledieu nous montrera, plus tard, l'intrigant abbé s'infiltrant à la cour par toutes les issues possibles, courtisant platement, tour à tour, les jésuites en faveur et les jansénistes dont il espère quelque protection...

Voilà l'homme qui doit poursuivre à Rome le quiétisme dans la personne de l'archevêque de Cambray. Entre Bossuet, son neveu et l'abbé Phélippeaux va s'ouvrir cette vaste correspondance épistolaire qui ne contient pas moins de deux volumes, et dans laquelle chacun des interlocuteurs parlera selon son cœur et son esprit, et, généralement, dans un complet abandon. Il faut lire cette correspondance pour saisir au juste toute la trame de l'histoire du quiétisme, à Rome, les vues intimes des personnes qui se cachent derrière le rideau, et les divers ressorts que l'habileté ou l'astuce font jouer pour arriver au dénoûment du drame. Des pièces de ce genre se refusent à l'analyse.

Quelques personnes graves ont reproché vivement à D. Deforis d'avoir publié ces lettres, qui n'étaient nullement destinées à voir le jour. Pourquoi, dit-on, fouiller dans les arrière-tiroirs d'un

1 Lettre 238, ibid.

2 Lettre 232e.

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