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homme plus ou moins célèbre et livrer à la curiosité du public des papiers qu'il condamnait lui-même à l'oubli? Encore si les pièces produites devaient quelque peu illustrer leur auteur, rendre un notable service à la religion ou à l'État, on comprendrait le dessein qui les met en lumière; mais que peuvent les lettres sur le quiétisme, sinon ternir une gloire qui plane sur la France entière? Nous ne partageons pas ce sentiment, mais il n'est pas nécessaire d'établir là-dessus une dissertation; le fait existe et l'histoire doit en tenir compte 1.

Nous l'avouerons sans difficulté, la réputation de l'évêque de Meaux eût beaucoup gagné à la destruction des pièces de cette correspondance. Entre les lettres de spiritualité et les lettres sur le quiétisme, il y a tout un abîme. L'ardeur avec laquelle Bossuet poursuit son triomphe, la pression qu'il entend bien exercer sur le pape, les faux jugements qu'il porte sur la cour de Rome et la facilité avec laquelle il adopte l'opinion ridicule de ses correspondants, l'âpre rigueur qu'il déploie contre son adversaire, les moyens qu'il saura mettre en œuvre contre lui, la joie qu'il ressentira de son humiliation et le fiel qu'il mêlera à la coupe déjà si amère que boit Fénelon, l'odieuse interprétation qu'il donne à son humble soumission..., tout cela remplit l'âme d'une tristesse profonde, et l'on se demande si l'on a bien sous les yeux le grand homme qui porte le nom de Bossuet.

Qui pourrait le méconnaître? Mille traits le dévoilent; son style, son éloquence, la vigueur de son raisonnement... ne peuvent être

1 Si nous reprochons quelque chose à Deforis, ce n'est pas d'avoir publié la correspondance mise entre ses mains par la succession de Bossuet, mais bien de l'avoir tronquée, corrigée, selon son habitude, plus qu'à son habitude, et audacieusement interpolée, attribuant aux auteurs des jugements qu'ils n'ont point émis, dénaturant le sens de leurs paroles, mettant au compte des jésuites ce qui est dit des jansénistes... Ce travail frauduleux du bénédictin serait trop long à reproduire ici, nous le renvoyons aux notes et pièces justificatives du présent livre, c'est un des traits les plus curieux de l'histoire des œuvres de Bossuet; on y verra par quels procédés on a changé ou altéré les textes, et quelles difficultés il a fallu vaincre pour les rétablir dans leur état primitif. C'est aussi un des rares mérites de l'édition Vivès que d'avoir donné le vrai texte de cette correspondance. Ni l'éditeur de Versailles, ni aucun de ses copistes n'ont su ou voulu le trouver; ils reproduisent Deforis, mais non les auteurs de ce volumineux recueil.

empruntés à personne autre que lui. Si la passion l'égare, en cent endroits aussi la raison prend le dessus, et, à côté d'un mot blessant, nous rencontrons un magnifique éloge du Saint-Siége, la confiance en son infaillible lumière : « J'ai reçu votre lettre du 16 avril. Nous attendons la réponse de Sa Sainteté avec respect. Nous ne craignons le P. Diaz ni même le P. Tyrso 2, encore que nous le respections beaucoup, ni les plumes de ses confrères; et nous savons que la vérité sera maîtresse dans l'Église romaine. »

1

« Je suis presque le seul qui croit que Dieu fera un coup de sa main et ne permettra pas que la chaire de saint Pierre se déshonore par conniver à une si mauvaise doctrine, si contraire à l'Évangile et à ses propres décisions 3. »

Mais qui ne souffrirait d'entendre Bossuet dire de lui-même à son neveu: « Le roi est fort content de moi; Mme de Maintenon est toujours de même, et je suis très-bien auprès d'elle. Le nonce m'a dit très-fortement qu'il fallait me faire cardinal et m'envoyer à Rome quelques autres personnes parlent ici de la même manière.

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La correspondance entre Bossuet et son neveu est rédigée, partie en lettres communes, partie en chiffres. Comme on a retrouvé la clef, il a été facile de rétablir cette conversation mystérieuse dans le langage ordinaire *.

Le recueil, tout volumineux qu'il soit, contient-il toutes les lettres des trois correspondants? Il serait difficile de l'affirmer. Ce qui est certain, c'est qu'il existe des lacunes dans la première par

A la lettre des cinq évêques contre le cardinal Sfondrate.

2 Tyrso Gonzalès, général des jésuites. Les premiers éditeurs, et par suite tous les autres, ont supprimé la phrase incidente qui le concerne Encore que nous le respections beaucoup. On voit que les Bénédictins des Blancs-Manteaux voulaient absolument brouiller Bossuet avec les jésuites. (Note de M. LACHAT, lettre 115.)

3 Lettre 166o. Cette phase joint le grand style à l'incorrection, et c'est ainsi que souvent il arrive dans le cours de cette correspondance; on voit que l'auteur écrit sans se relire et avec tout l'abandon d'un homme qui oublie entièrement le public. Quelle curieuse étude de style, que d'instructions solides, que de faits, que de traits piquants offre la plus notable portion de ce vaste recueil!

*Lettre 127. Quoique les lettres échangées entre l'oncle et le neveu fussent confiées à des mains sùres, il fallait cependant prévoir l'éventualité d'une in

tie et qu'elles n'ont pu être comblées. Est-ce le fait de l'éditeur qui aura jugé ces lettres trop peu dignes d'intérêt pour être livrées à la publicité? Est-ce l'abbé Bossuet qui les aura trouvées trop compromettantes et les aura anéanties? Chacune de ces suppositions nous paraît également vraisemblable. Quoi qu'il en soit, ce qui demeure suffit à l'instruction de la cause.

Mais quittons les acteurs subalternes et suivons les héros du drame sur le théâtre où ils nous appellent. Car l'affaire du quiétisme n'est pas seulement traitée à Rome et dans une correspondance plus ou moins passionnée, elle est portée devant l'Europe entière et nous avons à en reproduire les phases principales.

CHAPITRE XI

Bossuet et Fénelon continuent la lutte sur les questions doctrinales, soulevées par le livre des Maximes des saints. Explications de Fénelon. - Répliques de Bossuet.

L'appel en cour de Rome qui devait calmer les esprits ne servit tout d'abord qu'à les surexciter davantage, comme nous l'avons déjà indiqué.

« On vit alors entrer en lice, dit le chancelier d'Aguesseau, deux adversaires illustres, plutôt égaux que semblables: l'un consommé depuis longtemps dans la science de l'Église, couvert des lauriers

discrétion ou d'un accident; et comme un grand nombre de personnages s'y trouvaient mis en scène, il importait qu'en aucun cas leurs noms ne fussent livrés au public. Chacun de ces personnages reçut donc un nom de guerre, nom de fantaisie ou exprimant un caractère Ainsi le pape s'appelle Homère; le roi, Caraffa; Bossuet, le P. Basile; l'abbé Bossuet, le Claustral, Bonjour, Bac...; l'archevêque de Paris, Saint-Anselme, Fénelon, Joseph, La Bruyère, le Mouton; Mme Guyon, le Fougueux, Priscilla; Mme de Maintenon, le Docte; le cardinal Ottoboni, le Chien; le cardinal Norli, le Lion; le cardinal Marescotti, le Tigre; le P. Lachaise, Théocrite, etc., etc. Chacun de ces noms propres est rétabli dans la nouvelle édition conformément à celle de Versailles. Voyez le tome XXX à la fin, où se trouvent la clef de la correspondance et la nomenclature des noms de passe. Voyez aussi les notes du livre X. Nous ferons cependant observer que M. Lachat a estropié beaucoup de noms propres.

qu'il avait remportés en combattant pour elle contre les hérétiques; athlète infatigable, que son âge et ses victoires auraient pu dispenser de s'engager dans un nouveau combat, mais dont l'esprit encore vigoureux et supérieur au poids des années conservait dans sa vieillesse une grande partie de ce feu qu'il avait eu dans sa jeunesse; l'autre, plus jeune et dans la force de l'âge, moins connu par ses écrits, néanmoins célèbre par la réputation de son éloquence et la hauteur de son génie, nourri et exercé depuis longtemps dans la matière qui faisait le sujet du combat, possédant parfaitement la langue des mystiques, capable de tout entendre, de tout expliquer, et de rendre plausible tout ce qu'il expliquait. Tout deux longtemps amis, avant que d'être devenus également rivaux ; tous deux recommandables par l'innocence de leurs mœurs, également aimables par la douceur de leur commerce; ornements de l'Église, de la cour, de l'humanité même ; mais l'un respecté comme un soleil couchant dont les rayons allaient s'éteindre avec majesté; l'autre regardé comme un soleil levant qui remplirait un jour toute la terre de ses lumières, s'il pouvait sortir de cette espèce d'éclipse dans laquelle il s'était malheureusement engagé. On vit couler de ces plumes fécondes une foule d'écrits qui divertirent le public et affligèrent l'Église par la division de deux hommes dont l'union lui aurait été aussi glorieuse qu'utile, s'ils avaient su tourner contre ses ennemis les armes qu'ils employaient l'un contre l'autre 1. »

Mme de Maintenon complétait ce parallèle en disant que M. de Cambray était le plus bel esprit de France, et M. de Meaux le plus grand théologien. Le jugement du chancelier d'Aguesseau n'est que trop vrai; il donne bien l'idée du caractère des deux combattants et le triste résultat où tous deux aboutiront. Mme de Maintenon juge avec plus d'esprit que d'exactitude.

Fénelon écrit au duc de Beauvilliers, son ami dévoué, le 3 août 1697:

«Ne soyez point en peine de moi, Monsieur; l'affaire de mon livre va à Rome. Si je me suis trompé, l'autorité du Saint-Siége me détrompera;

1 D'AGUESSEAU, Mémoires.

et c'est ce que je cherche avec un cœur docile et soumis; si je me suis mal expliqué, on réformera mes expressions; si la matière paraît mériter une explication plus étendue, je la ferai avec joie par des additions; si mon livre n'exprime qu'une doctrine pure, j'aurai la consolation de savoir précisément ce qu'on doit croire et ce qu'on doit rejeter. Dans ce cas mème je ne laisserais pas de faire toutes les additions qui, sans affaiblir la vérité, pourraient éclaircir et édifier les lecteurs les plus faciles à s'alarmer. Mais enfin, Monsieur, si le pape condamne mon livre, je serai, sil plaît à Dieu, le premier à le condamner et à faire un mandement pour en défendre la lecture dans le diocèse de Cambray. Je demanderai seulement au pape qu'il ait la bonté de me marquer précisément les endroits qu'il condamne et les sens sur lesquels porte sa condamnation, afin que ma souscription soit sans restriction et que je ne coure aucun risque de défendre, ni d'excuser, ni de tolérer le sens condamné. Avec ces dispositions que Dieu me donne, je suis en paix et je n'ai qu'à attendre la décision de mon supérieur, en qui je reconnais l'autorité de Jésus-Christ. Il ne faut défendre l'amour désintéressé qu'avec un sincère désintéressement. Il ne s'agit pas ici du point d'honneur, ni de l'opinion du monde, ni de l'humiliation profonde que la nature doit craindre d'un mauvais succès. J'agis, ce me semble, avec droiture; je crains autant d'être présomptueux et retenu par une mauvaise honte que d'être faible, politique et timide dans la défense de la vérité. Si le pape me condamne, je serai détrompé, et par là le vaincu aura tout le véritable fruit de la victoire: Victoria cedet victo, dit saint Augustin. Si au contraire le pape ne condamne point ma doctrine, je tâcherai par mon silence et par mon respect d'apaiser ceux d'entre ines confrères dont le zèle s'est animé contre moi, en m'imputant une doctrine dont je n'ai pas moins d'horreur qu'eux et que j'ai toujours détestée. Peut-être me rendront-ils justice en voyant ma bonne foi.

» Je ne veux que deux choses, qui composent ma doctrine : la première c'est que la charité est un amour de Dieu pour lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu'on trouve en lui; la seconde est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c'est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes, pour les rapporter à sa fin; en sorte que le juste de cet état exerce alors d'ordinaire l'espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l'exercice. Je dis d'ordinaire, parce que cet état n'est pas sans exception, n'étant qu'habituel et point invariable. Dieu sait que je n'ai jamais voulu enseigner rien qui passe ces bornes. C'est pourquoi j'ai dit, en parlant du pur amour, qui est la charité en tant qu'elle anime et commande toutes les autres vertus distinctes:

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