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» Ce matin, 30, je lui ai aussi donné le Corps de droit canonique et civil, ce qui ne peut être à d'autre usage que pour combattre l'usure et principalement le Traité des Billets; nous en jugerons mieux par l'ouvrage même quand nous le verrons.

» Aujourd'hui vendredi-saint, 9 avril, il me demande Cornelius a Lapide, sur Daniel.

» Le lundi de Pâques, 12 avril, il me demande le tome de Suarez de Religione, où il traite du jurement, en me disant : « Je ne sais rien de plus pernicieux dans la morale que l'opinion de ce jésuite sur le serment: il veut que l'intention soit nécessaire au serment, sans quoi en répondant même au juge qui interroge juridiquement, on ne peut être coupable de parjure. » C'est ainsi qu'il recueillait toutes les mauvaises maximes de la morale corrompue des casuistes, dont il a fait enfin un projet de censure dans toutes les formes (son manuscrit est intitulé: Decretum Cleri Gallicani), avec des qualifications de chaque proposition au nombre de plus de cent. C'est l'exécution de son projet de 1682. Sfondrate n'y est pas épargné, ni Gabrielli son approbateur et défenseur. »

Un travail comme celui dont nous avons parlé, ne pouvait être accompli que par une réunion d'hommes animés des mêmes sentiments, visant au même but, obéissant au même mot d'ordre. Ces hommes, nous les trouvons dans la cabale janséniste, aidée de toutes les ressources fournies par l'Oratoire. Ce sont eux qui disposent les batteries, arment les pièces, et lorsque tout sera prêt pour le combat, Bossuet deviendra le porte-voix, à l'aide duquel s'exécutera la manoeuvre. Quant aux Qualifications dont parle Ledieu, il n'est pas douteux que Quesnel ne les ait jointes à son recueil des propositions. Bossuet a-t-il accepté tel quel le travail du janséniste, ou bien l'a-t-il remanié et fait sien, c'est ce que nous ne saurions dire au juste. Terminons ce chapitre par une anecdote qui, dans l'espèce, aura bien son importance.

Le savant jésuite Lessius, que Ledieu appelle un Lessius, mais que saint François de Sales admirait pour ses bonnes doctrines et sa vaste érudition, professait la théologie à Louvain, en même temps que le trop fameux Baïus, c'est-à-dire dans les dernières années du xvi siècle. Lessius découvrit promptement le venin

caché sous les phrases habiles et pompeuses de son collègue. Pour y remédier, sans cependant engager une lutte corps à corps avec Baïus, il prit pour matière de son enseignement la prédestination et la grâce, et fit soutenir à ses élèves de nombreuses thèses sur cette matière, réfutant ainsi les erreurs de son confrère, tout en évitant de prononcer son nom ou de blesser sa personne par une allusion trop directe. Baïus néanmoins sentit le coup, et comme il comptait de puissants partisans dans l'Université, il obtint la censure de 34 propositions, entachées, disait-on, de semi-pélagianisme. Lessius composa un mémoire justificatif, mais il ne le publia point, de peur d'envenimer des débats déjà fort vifs. Cependant ses adversaires faisaient trophée de la censure, et la publiant à grand renfort de voix, ils entraînèrent l'université de Douai, déjà travaillée par l'esprit nouveau; la Sorbonne fut invitée au concert, mais elle refusa énergiquement d'y prendre une part quelconque. Dans cette situation, Lessius en appela à Rome où il envoya ses thèses avec la censure dont elles étaient frappées. Le pape Sixte V imposa silence aux deux partis, en leur annonçant que le SaintSiége était saisi de l'affaire. Après un rigoureux examen, le même pape déclara que les propositions censurées étaient des articles de saine doctrine (articuli sanæ doctrinæ) et que lui-même les avait enseignées avant son pontificat. Le jugement de la faculté de Louvain fut cassé. Le nonce Octavio reçut ordre de faire râturer le registre qui contenait la censure et d'inscrire en marge la sentence pontificale, ce qui fut exécuté, à l'amer dépit de Baïus et de ses adhérents. En 1697, cent ans plus tard, Quesnel et son lieutenant Gerberon, relevèrent cette censure et en publièrent, chacun de son côté, une apologie historique. Innocent XII, par un bref spécial, condamna l'œuvre des deux sectaires 1.

Bossuet, en 1700, pouvait-il ignorer un fait aussi notoire? nous ne le supposons pas, mais nous concluons que quand on se met au service des factions, on est souvent forcé de descendre à de singuliers rôles 2.

1 Voyez Stapleton, le P. de Meyer, Rapin, Hist. du jansénisme, Feller, etc. 2 Nous avons eu la curiosité, sur les indications de Ledieu, de vérifier, dans les auteurs, les textes incriminés et censurés par l'assemblée; de cet examen,

Les jésuites essayèrent une justification des propositions censurées par l'assemblée de 1700; c'était assurément leur droit, mais la cabale ne l'entendit pas ainsi et il est bon de prêter l'oreille au doux langage de l'abbé Ledieu, son fidèle écho..

« Ce lundi, 8 de novembre, M. de Meaux est à Germigny, avec un peu de rhume, toujours travaillant à sa Politique. On apprend de toutes parts que les jésuites enragent de plus en plus, mais sous cape, contre la censure du clergé; que les plus impitoyables critiques et de Rome et d'ailleurs n'y peuvent mordre. On apprend aussi que la censure de Sorbonne contre le père Lecomte désole tout à fait les jésuites, qui ont fait mine d'abord d'en tenir peu de cas, dans leur acte d'opposition à l'exécution de cette censure, signifié au nom du père Le Gobien se faisant fort du père Lecomte, au doyen de la faculté, et qui depuis court imprimé. Cette sorte de résistance a fait croire à M. de Meaux et même à M. de Reims qu'il était à propos pour l'honneur de la Faculté qu'on publiât un écrit en justification de la censure. M. Le Feuvre est entré dans ce dessein inspiré par M. de Meaux, et il lui a écrit que lui et ses amis, qui ont fort examiné la matière et recueilli les avis des docteurs dans l'assemblée, avaient mis tous leurs mémoires entre les mains de M. du Pin', aussi docteur, qui s'est chargé d'en composer l'écrit qui sera publié.

» Ce mercredi 1er décembre 1700, séjour à feuille imprimée en forme et sous le titre de

Paris. Il court une Lettre d'un abbé à son ami, sur la censure des propositions de l'assemblée du clergé. Elle est très-rare et je ne l'ai pu avoir que manuscrite. C'est au fond très-peu de chose; elle est pleine d'ignorance réelle ou affectée, et il semble que le principal dessein de l'auteur a été d'y faire une

il est résulté que Bossuet, à qui il serait difficile de refuser une certaine dose de bonne foi, n'a presque point lu de théologiens moralistes. Sa théologie, à lui, est un véritable lit de Procuste; tout ce qui excède subit l'amputation. Ce serait un curieux travail que de reprendre les propositions censurées et d'en exposer le sens vrai et les graves autorités sur lesquelles elles s'appuient.... D'un autre côté, le coup porté par l'assemblée peut se comparer au trait lancé par le vieux Priam, telum imbelle, sine ictu...

1 Il ne manquait plus que la main de du Pin dans cette étrange procédure. Nous connaissons la doctrine de ce docteur en hérésies, à qui M. de Meaux confie la justification de son œuvre. C'est faire flèche d'un triste bois!

satire très-maligne contre M. le cardinal de Noailles, M. l'archevêque de Reims, et M. l'évêque de Meaux; on croit qu'elle est du père Daniel, jésuite. C'est assez son style, et des connaisseurs me l'ont aussi assuré. »

CHAPITRE VII

Aversion de Bossuet pour le probabilisme. - Notion de ce système théologique. Comment Bossuet le combat. Ses traités contre l'usure et sur la charité

requise par le sacrement de Pénitence. Conclusion sur sa théologie.

Bossuet, dans ses alliances avec les parlementaires et les jansénistes, avait conçu de bonne heure une répulsion profonde pour le système théologique qui a pris le nom de probabilisme. En 1682, lorsqu'il poussait l'assemblée à condamner des propositions de morale relâchée, déjà censurées par le Saint-Siége, il usait d'un moyen détourné pour atteindre directement son ennemi et le terrasser. Le roi ne lui donna pas le loisir de goûter le fruit de cette victoire. Durant dix-huit ans, il nourrit la même aversion, la même soif de combat, et il ne dissimule point sa satisfaction quand enfin l'assemblée a porté un coup qu'il croit mortel, au spectre qui fatigue son imagination et son regard. Nous avons déjà dit qu'il composa, pour cette fin, un traité que le temps a réduit en poudre, mais sur lequel il nous faut revenir en ce moment.

Pour être compris du commun des lecteurs, il y aurait à expliquer cette double question : Qu'est-ce que le probabilisme? Qu'est-ce que l'antiprobabilisme? Notons d'abord que c'est au compte du probabilisme qu'on a mis tous les torts de la morale relâchée; ensuite que c'est au compte des Jésuites qu'on a porté l'invention du probabilisme. Les ennemis de la Compagnie, donnant la main aux ennemis de l'Église, ont tellement insisté sur cette confusion que nous la voyons acceptée sans contestation, en sorte que les mots probabilisme, morale relâchée, direction complaisante, indulgence scandaleuse et jésuites sonnent à l'unisson. Au lieu d'allon

ger notre tâche par des thèses théologiques qui n'apprendraient rien aux hommes du métier et deviendraient fastidieuses aux personnes peu familiarisées avec les termes de l'école, nous nous bornerons à quelques simples observations, en renvoyant à la Théologie du cardinal Gousset 1.

Le probabilisme, ou la probabilité, est le système théologique qui permet au confesseur de suivre, dans la direction des âmes, une opinion probable de préférence à une opinion plus probable, en certains cas même à une opinion et plus probable et plus sûre. « L'opinion probable est celle qui a pour elle des raisons assez fortes ou des autorités assez graves pour former le jugement d'un homme prudent; le motif qui rend une opinion probable ne peut produire une certitude morale et exclure la crainte de se tromper..... Une opinion n'est vraiment probable que lorsque les raisons ou les autorités qu'on peut alléguer en sa faveur sont généralement assez fortes pour déterminer le jugement d'un homme suffisamment éclairé et prudent.... Quand deux opinions contradictoires sont également ou à peu près également probables, on peut, suivant saint Alphonse, suivre l'opinion la moins sûre.... Quand il s'agit d'une question controversée parmi les théologiens, que les deux opinions sont vraiment probables et réputées telles, un confesseur, quel que soit son système sur l'usage des probabilités, ne peut refuser l'absolution à un pénitent qui tient à l'opinion moins sure. Saint Alphonse de Liguori réprouve comme injuste, comme outrée la sévérité du confesseur qui inquiéterait un pénitent au point de lui refuser l'absolution, dans le cas dont il s'agit....» Voici ce que dit à cet égard l'auteur du Prêtre sanctifié: « Quand il s'agira de décider si une chose est permise, et que vous trouverez deux sentiments opposés, appuyés tous les deux de l'autorité des docteurs, gardez-vous bien de vous déclarer tellement pour l'un d'eux qu'après avoir rejeté l'autre vous prétendiez non-seulement conseiller le plus sévère, mais encore l'imposer à vos pénitents comme une obligation indubitable et certaine, tandis que ce sentiment est combattu par des auteurs respectables.

1 1 Théologie morale, en français, tom. 1, p. 23, traité de la Conscience.

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