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Il est vrai que dans le manuscrit original de Bossuet cet article se trouve rayé. Mais Bossuet lui-même a écrit à la marge: « Que ce qui était effacé avait cependant été envoyé à Molanus. »

Si Bossuet a effacé cet article dans son manuscrit, ce n'est pas que de nouvelles réflexions l'aient porté à penser que cette concession fùt absolument inadmissible; car l'article qui a pour objet la concession de la communion sous les deux espèces est également effacé dans le manuscrit original. Personne cependant n'ignore que Bossuet a toujours pensé que le pape ne devait se faire aucune peine d'accorder cette faculté aux luthériens et aux calvinistes, si elle pouvait faciliter leur retour à l'Eglise romaine.

Plusieurs années après (en 1702), Bossuet ayant été consulté par Clément XI sur une négociation du même genre, il reproduisit la même concession avec une modification assez légère, qui annonce seulement sa déférence pour le Saint-Siége. Cet article est ainsi conçu dans le mémoire qu'il envoya au pape Clément XI:

« Le souverain pontife pèsera dans sa sagesse s'il convient à la dignité de l'ordre ecclésiastique, de permettre aux surintendants et aux ministres qui, après avoir souscrit la formule de foi, seront élevés à l'épiscopat et à l'ordre de prêtrise, de conserver leurs femmes tant qu'elles existeront 1. »

Par quelle fatalité une négociation commencée sous de si favorables auspices, ne fut-elle pas suivie du succès qu'on avait le droit d'en attendre? Tous les obstacles qu'on aurait eu le plus à redouter avaient cédé à l'heureux concert des vertus, des intentions et des lumières. On avait vu en cette occasion ce qui ne s'était jamais encore vu dans aucune controverse religieuse; les théologiens des partis opposés se réunir dans des sentiments de modération,

1 M. de Châteaubriand, dans son Analyse raisonnée de l'Histoire de France, a fait cette lumineuse découverte : « Bossuet s'était occupé sérieusement de la réunion de l'Eglise protestante à l'Eglise romaine: il n'était pas éloigné de consentir au mariage des prêtres, ce qui eût amené un changement obligé dans la confession auriculaire et la communion fréquente: tant la société s'avance vers son but, la liberté, à l'insu même et contre les desseins des hommes qui composent cette société ! » C'est montrer beaucoup d'ignorance en trois lignes.

d'amour de la paix, de bonne foi et de condescendance mutuelle. Les propositions de Molanus, les observations et les concessions de Bossuet offrent le modèle de la forme et de la marche à suivre dans un projet de réunion entre des communions différentes.

CHAPITRE IV

Méthode à suivre pour opérer la réunion.

Méthode de Bossuet.

Méthode
Discus-

de Molanus. Leibniz intervient dans le débat, esprit qu'il y porte. sion sur les conciles en général, sur le concile de Trente en particulier. Singulières dispositions des protestants.

Avant toute entreprise, il était nécessaire d'arrêter ce qu'on peut appeler un plan de campagne. Ainsi avait procédé Spinola, et ses desseins avaient reçu l'approbation du chef de l'Église. Plusieurs brefs des papes avaient accrédité officiellement auprès des cours d'Allemagne et le pacificateur et le plan qu'il se proposait de suivre. La méthode de l'évêque de Tina, plus tard de Neustad, près Vienne, était une méthode toute de conciliation. Spinola partait de ce principe: la confession d'Ausbourg n'est séparée que par des mots de la profession de foi catholique; il faut enlever ces mots à double sens; écarter les nouveautés introduites par l'emportement des réformateurs et le besoin de faire une église différente de celle qu'on abandonnait, puis revenir simplement aux dogmes fondamentaux et renouer les antiques traditions. La sophistique des protestants incidenta pendant vingt ans et l'union ne se consomma point. Lorsque Bossuet apparaît sur le théâtre de la controverse, la question des méthodes se trouve de nouveau débattue. L'évêque de Meaux propose sa méthode favorite, celle de l'exposition et des déclarations nettes, positives. Cette voie excellente n'est ni admise, ni rejetée par Molanus. Il veut bien l'accepter si on ne la pousse pas trop loin; il la rejette si elle impose tous les articles définis par le concile de Trente... « Il est

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nécessaire, dit-il, que le pape ait la condescendance d'en abandonner quelques-uns, que les protestants croient ne pas pouvoir accepter en conscience, et en admettre qu'ils ne croient pas pouvoir rétracter, enfin d'en renvoyer quelques autres à la décision d'un concile légitime. » Ce fondement est tellement ruineux, il ouvre la porte à tant de chicanes et de subtilités qu'il frappait d'impuissance tout projet de réunion. En effet, si l'on suit pas à pas cette interminable discussion, on verra que c'est par cette porte furtive que s'échappent les théologiens protestants, toutes les fois qu'ils sont serrés de trop près.

A peine Bossuet avait-il échangé quelques correspondances avec l'abbé de Lokum, que Leibniz brûla du désir d'entrer dans la discussion. Comme il connaissait la langue française, il se présenta d'abord en qualité d'intermédiaire entre Molanus, la duchesse Sophie et l'évêque de Meaux. Cette négociation, puisqu'on lui donne ce nom, présente deux époques distinctes, de 1672 à la fin de 1693; puis de 1700 à 1702.

Dans la première période, les correspondances se croisent entre la duchesse Sophie et ses théologiens, d'une part, puis Pélisson, Mme de Brinon, l'abbesse de Maubuisson et enfin Bossuet. Nous dépasserions les limites d'une biographie si nous entreprenions de retracer tous les détails de cette longue affaire; il suffira d'en noter les principaux traits. Un grave auteur, M. Fouché de Careil, éditeur des œuvres de Leibniz a rempli deux volumes in-8° des pièces de ce grave débat, et il est loin d'avoir embrassé toute la matière; elle ferait le sujet d'un ouvrage plein d'intérêt, si un homme compétent y consacrait sa science et ses veilles'.

1 Nous disons compétent, parce que M. Fouché de Careil n'est ni théologien, ni canoniste, et qu'il faut posséder cette double science pour ne point s'égarer dans le champ épineux qu'offre une semblable discussion. M. de Bausset a fourni une analyse assez étendue, mais elle est fort incomplète. Voici ce que dit à cette occasion M. Fouché de Careil : « Le recueil des œuvres de Bossuet ne contient que vingt-cinq lettres de Leibniz et onze de Bossuet, tandis que nous en avons collationné en tout cent dix-sept, et il n'est pas certain que tout soit à jour. Ensuite il faut songer que la plupart de ces lettres sont mutilées ou tronquées, que des lacunes de sept ou huit lettres ne sont pas rares entre une demande de Leibniz et une réponse de Bossuet, que l'ordre est souvent interverti, que Molanus et Spinola passent complétement inaperçus, que l'infatigable

Pélisson étant mort en 1692, Bossuet resta chargé de soutenir la lutte engagée depuis plusieurs années. La question n'avait pas tardé à porter sur des points de discipline, le culte des saints et des images. Leibniz semble croire que les pratiques de dévotion envers les saints, le rosaire, le chapelet, etc., absorbent tellement

Mae de Brinon n'y parait qu'à de rares intervalles et dix fois au lieu de trente, que le rôle des papes n'est pas même indiqué, qu'il n'y a pas une pièce sortie de la chancellerie romaine ou impériale, il faut bien reconnaître que nous n'avons eu jusqu'ici ni une histoire de ces négociations, ni la véritable correspondance de Leibniz avec Bossuet.

>> La préface des éditeurs de Bossuet fourmille d'erreurs; il suffira d'indiquer les plus graves 1o les Regulæ circa christianorum omnium ecclesiasticam rewnionem y sont attribuées à Molanus, théologien protestant, tandis qu'elles sont de Royas de Spinola, évêque de Tina, puis de Neustadt, théologien catholique chargé par les cours de Vienne et de Rome de conduire ces négociations; les Regulæ sont incomplètes dans l'édition des OEuvres de Bossuet, et y sont sans cesse confondues avec les Cogitationes privatæ, qui sont de Molanus. Quant aux autres traités, en grand nombre, de l'évêque de Tina, pas un mot. L'éditeur n'a connu ni les récits ou sommaires historiques (narratio historica), ni les moyens de conciliation (media), composés par Spinola en 1683, ni les excitations (incitantia), ni la liste des choses à faire (præstanda), ni celle des exemples de dispenses (exempla dispensationum). La part de Spinola, qui est la plus grande, n'est pas même indiquée; ses travaux sont lettre close pour l'éditeur. Il en fait l'éloge cependant, mais évidemment sans connaître le personnage, saus le mettre en scène et sans le faire comprendre. Il n'a pas la clef de ces délicates négociations; il ne sait ni ce qui se fait à Rome, ni ce qui se dit à Vienne, m ce que l'on répond à Hanovre et à Helmstædt. Cela n'a rien d'étonnant, puisque de Bossuet lui-même, le seul acteur français qu'il met en scène, il ignore presque tout, et très-certainement le meilleur.

» 2o L'éditeur, mal informé, croit que l'empereur Léopold n'est entré dans les vues de Royas qu'en 1691, et que c'est l'exposition (1676) de la foi catholique de Bossuet qui avait donné le signal des négociations. Double erreur; car Spinola, dans une lettre de 1671, dit qu'il y avait déjà vingt ans qu'il s'occupait de cette affaire; il avait commencé ses voyages en 1661, il était à Rome en 1671, il avait obtenu un bref du pape à cette même date; il revint à Vienne, retourna à Berlin, à Dresde, à Hanovre, fit un second voyage à Rome, et ne s'arrêta plus jusqu'à sa mort (1695), sauf pendant quatre années, de 1684 à 1688, où il travailla à la réunion des Hongrois.

» Il en est de même de Leibniz, qui s'occupait d'affaires religieuses et d'ècrits iréniques bien avant d'avoir connu Bossuet, depuis la période de Mayence, 1666-1672. Il faudrait un volume à part pour donner une idée de la richesse de ses écrits, couronnés par le Systema theologicum, qu'ils expliquent et préparent, et qui sans eux est un document stérile et sans grande valeur. Leibniz écrivait à Jean-Frédéric, en 1671, qu'il s'occupait de mettre en ordre des pensées sur ce sujet, et qu'il composait son grand ouvrage des Démonstrations catholiques (opus sub titulo Demonstrationum catholicarum. » (FOUCHÉ DE CAREIL, Préface.)

la plupart des catholiques qu'ils voudraient tout d'abord les imposer aux protestants. C'est dans ce faux esprit qu'il entretient la duchesse Sophie. Mme de Brinon se charge de la réponse et elle montre en cela son bon sens qui brille en tant d'occasions. « On ne vous demandera jamais de dire le rosaire et le chapelet, ni aucun culte contraire à la vérité, à la sainteté et à la majesté de Dieu, que tous les vrays fidèles adorent en esprit et en vérité. On ne voudroit pas abandonner sa mère parce qu'elle auroit des enfants rebelles et désobéissants. Est-il possible, Monsieur, qu'un aussy grand esprit que le vostre puisse estre arresté par des toiles d'araignée? »

A la suite vinrent des questions plus fondamentales, la communion sous les deux espèces, l'autorité du concile de Trente, la nature des obligations doctrinales qu'il impose.... Un docteur de Sorbonne, l'abbé Pirot, avait déjà fourni une longue réponse à toutes les objections des théologiens allemands, mais Leibniz ne s'en montra point satisfait, par une raison péremptoire, c'est qu'il ne voulait pas être convaincu. Nous en trouvons la preuve dans une lettre adressée par lui à la sœur de Brinon :

a Il est vray que M. de Meaux a fait paroistre des scrupules que d'autres excellents hommes n'ont point eus: c'est ce qui nous a donné de la peine et pourra faire quelque tort. Mais j'espère que ce n'aura été qu'un malentendu; car si l'on croit obtenir un parfait consentement sur toutes les décisions de Trente, adieu la réunion: c'est le sentiment de M. l'abbé de Lokkum, qu'on ne doit pas mesme penser à une telle soumission. Ce sont des conditions véritablement onéreuses ou plustost impossibles. C'est assez pour un véritable catholique de se soumettre à la voix de l'Église, que nous ne sçaurions reconnoistre dans ces sortes de décisions. Il est permis à la France de ne pas reconnoistre le dernier concile de Latran et autres; il est permis aux Italiens de ne point reconnoistre celuy de Basle: il sera donc permis à une grande partie de l'Europe de demander un concile plus autorisé que celuy de Trente, sauf à d'autres de le reconnoistre en attendant mieux. Il est vray que M. de Meaux n'a pas encore nié formellement la proposition dont il s'agit; mais il a évité de s'expliquer assez là-dessus : peut-estre

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