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l'obstination et de l'aveuglement volontaire. On se souvient de la sévère critique dirigée par ce philosophe contre les prélats déclarateurs de 1682, contre cette poignée d'évêques de cour insolents et désobéissants au dernier point. L'empiétement de la cour et des parlements sur le domaine des choses ecclésiastiques lui paraissait une monstruosité, et le gallicanisme une parfaite anomalie. Or c'est vers ce même gallicanisme qu'il va tendre les bras; c'est aux magistrats les plus infectés de richérisme et de gallicanisme qu'il va confier le soin de faire la réunion des églises. On n'en croirait pas ses yeux, si les pièces authentiques, incontestables n'élevaient la voix pour rendre témoignage contre leur auteur. L'éditeur des œuvres de Leibniz ne laisse aucun doute sur cette flagrante contradiction. «Nous avons retrouvé, dit le savant écrivain, la minute de ce projet et le plan d'attaque. Mais pour supplanter Bossuet, il fallait trouver des alliés à la cour de Louis XIV. Leibniz a eu ce mérite (il est singulier), de pressentir le parti qu'on pouvait tirer des maximes et des idées gallicanes contre le parti de Rome et son représentant Bossuet. S'il ne peut pas lui enlever l'affaire, il veut du moins lui faire adjoindre quelque magistrat gallican.

» Il avait de plus recherché et obtenu l'amitié du ministre résidant de France à Brunswick, du Héron, par lequel il communiquait avec Torcy, ministre des affaires étrangères du roi de France. Aussi est-on étonné du nombre de pièces, de minutes, de projets qu'on retrouve à Hanovre pour éclairer la négociation sous la face nouvelle qu'elle vient de revêtir. D'une part Antoine

franchement avec Fabricius. Il lui dit « qu'il n'est pas content de l'apologie qu'il a adressée aux anglicans; que la plupart ne sont pas satisfaits de ce qu'il se borne à énoncer qu'on a altéré la déclaration de l'université d'Helmstad, et qu'on l'a imprimée sans son aveu; qu'il vient de lire dans des nouvelles à la main, écrites de Hollande, ces propres paroles : « L'archevêque de Cantorbery r'est pas content de la déclaration de l'université d'Helmstad, puisqu'elle ne contient pas qu'elle abhorre LE PAPISME..... » Que sans doute on a tort de se prévaloir de cette déclaration, pour chercher à nuire aux droits de la maison de Hanovre; mais qu'il doit savoir combien le vulgaire ignorant (et c'est toujours le grand nombre) est facile à adopter tout ce qu'il y a de plus absurde et de plus insensé; que tous les droits de la maison de Hanovre au trône d'Angleterre, sont uniquement fondés sur la haine et l'exclusion de l'Eglise romaine ; qu'ainsi faut éviter avec soin tout ce qui annoncerait de la mollesse et de la tiédeur sur cet article. »>

Ulrich, appuyé sur les universités et les facultés de théologie protestante; de l'autre Louis XIV, sans doute secondé par Bossuet, mais flanqué des assesseurs nouveaux, les magistrats gallicans, puis Leibniz entre eux tous, se flattant d'arriver les uns et les autres vers le but désiré. Telle était cette conception singulière, originale, et qui prouve au moins ceci : C'est que Leibniz n'avait pas assez contre Bossuet des universités d'Allemagne, il lui fallait encore ranimer le vieil esprit des gallicans. Ce qu'il y a de curieux, c'est de voir Bossuet changé par Leibniz en ultramontain. Or, s'imagine-t-on des magistrats, même gallicans, transformés en concile par la grâce d'un philosophe, et cela pour supprimer le plus gallican des évêques de France et pour contrebalancer la majesté d'un concile œcuménique? Évidemment Leibniz se trompait de pays et de temps. « Les évêques nourrissons de Rome qui fabriquèrent des décrets sur le dogme,» avaient du moins cet avantage sur les conseillers en simarre du parlement, d'y être autorisés 1. » Ce fut dans cet esprit que Leibniz dicta au duc Antoine Ulrich la lettre adressée à Louis XIV, dont voici le texte :

Lettre du duc Antoine Ulrich au roi Louis XIV.

« Monseigneur,

» Scachant combien le zèle, les lumières et la grandeur de Vostre Majesté vous donnent de la disposition et de la facilité à faire réussir les bons desseins, j'ai creu celuy dont je vais parler assez important pour en escrire ces lignes. C'est que j'ay appris qu'on avoit entamé autres fois dans ce pays-cy une négociation de religion avec des personnes de vostre cour qui vous en faisoient rapport, et que Vostre Majesté en témoignoit quelque agrément; mais que le commerce en fut interrompu par les conjonctures qui survinrent. Maintenant la paix estant faicte, j'ay creu que l'honneur de la correspondance de liaison que j'ay avec Vostre Majesté, et l'intervention de son ministre qui est icy, pourroient servir à remettre l'affaire

1 FOUCHÉ DE CAREIL, Introduction, tom. II.

en train. Ainsi le sieur de Leibniz, conseiller d'État de Hanovre, qui avoit esté employé en cette affaire, venant de temps en temps icy et ayant quelque dépendance encore de moy, tant pour les affaires qui touchent encore à la maison de Brunswick en commun que pour l'inspection de ma bibliothèque, je l'ay engagé à m'en faire un récit dans l'escrit que je joins icy, où il a mis en outre son avis, à mon instance et pour moy, ce qui lui paroist convenable. Comme cet escrit me paroist assez sensé, je prends la liberté de le luy envoyer, sans que l'autheur y ait part, pour soumettre le tout au jugement et aux lumières élevées de Vostre Majesté. J'adjouteray seulement que je ne cède à personne en zèle pour contribuer à tout ce qui pourroit paroistre favorable et propre à seconder les intentions justes et glorieuses de Vostre Majesté 1.

<< Antoine ULRICH. »

<< La lettre partit pour la France et Leibniz avait calculé avec un art infini l'effet merveilleux qui lui était promis; il en avait habilement surveillé la marche et dirigé l'envoi; mais il avait compté sans Torcy, qui la montra à Bossuet. Ce dénoùment était prévu. Il faut dire que Bossuet ne s'en émut point. Trop audessus des imputations de son antagoniste, il se contente de répondre « que le commerce n'a cessé pour d'autre cause que la guerre; et que pour le dessein d'y faire entrer quelque magistrat important, il n'y voyait aucun inconvénient et qu'il l'approuvait même 2. »

D'après les habitudes que nous lui connaissons, nous nous persuadons facilement que Bossuet ne mit aucun obstacle à l'intervention du gouvernement royal et des parlements dans la négociation religieuse dont il s'agit.

Presque au même moment où Leibniz entreprend de convertir à sa cause les gallicans français, l'évêque de Meaux se dispose à

1 Ajoutons que pendant ce temps Leibniz brûle tout son encens aux pieds du roi de France, qu'il le loue en prose et en vers, sur le ton du plus consommé

courtisan.

2 FOUCHÉ DE CAREIL, ibid.

convertir le pape, à le gagner à ses méthodes et faire l'instruction du sacré collége 1.

« Il existe en double, à Rome, dans les archives du Vatican, et à Hanovre, dans la Bibliothèque royale, un écrit qui répond trait pour trait au signalement qui en est donné par l'abbé Ledieu. Ce sont bien là les deux belles copies qu'il fit faire à l'évêché, et pour lesquelles il dédaigna les copistes du cabinet du ministre des affaires étrangères. C'est bien cette fameuse Conciliation d'Allemagne qu'il porta lui-même au nonce et qu'il destinait à l'instruction du pape et des cardinaux. Le grand et mystérieux personnage qui avait si heureusement ranimé le zèle de M. de Meaux, et qu'il voulait, je ne dis pas convertir, mais gagner à sa méthode, c'était le pape Clément XI, qui avait eu connaissance de la négociation, avec tout le sacré collége, et qui demandait à en être informé tout à fait; le nouvel écrit qui avait si vivement intrigué l'abbé Ledieu et qui fut si longtemps matière à ses conjectures, n'est autre que le De professoribus confessionis Augustanæ ad repetendam veritatem catholicam disponendis, qui a été imprimé à tort dans le tome XXXV de ses œuvres, avant l'écrit de Molanus

1 Cette assertion paraîtra sans doute fort étrange; mais écoutons l'abbé Ledieu, dans toute son outrecuidance:

« Enfin, le premier avis de M. de Meaux fut d'envoyer au pape son écrit tel qu'il l'a fait pour M. l'abbé de Loccum, et il l'avait fait décrire exprès à ce dessein, aussi bien que l'écrit même de M. l'abbé de Loccum, intitulé : Cogitationes privatæ, etc.... et ces copies sont encore bien au net entre les mains de M. de Meaux, dans son portefeuille des lettres de M. Leibniz, où je les ai vues. Mais depuis il a cru qu'il devait plutôt de cet écrit en faire un nouveau, par manière d'exposition et de conciliation sur tous les articles controversés. C'est à quoi il a travaillé en différents temps; et aujourd'hui qu'il veut finir ce mémoire, il prend son ancien écrit sur l'autorité de l'Eglise, parce qu'il juge l'occasion très-importante d'insinuer au pape ce qu'il faut croire et proposer aux protestants à croire sur cette matière, sur l'infaillibilité même et sur la déposition des rois. Car ce mémoire, destiné pour l'instruction des protestants d'Allemagne, il le veut proposer pour servir à l'instruction même du pape et des cardinaux. Voilà donc au juste l'état de cette affaire d'Allemagne, tel que je viens de l'apprendre de M. de Meaux même, qui en est l'auteur et le conciliateur, et c'est sur ces faits certains qu'il faut redresser les conjectures que j'ai écrites ci-devant dans ce Journal. Le nouvel écrit étant fini et mis entre mes mains au mois de novembre 1701, je l'ai comparé avec le premier que M. de Meaux fit en réponse à celui de M. de Molanus, et j'ai trouvé que ce dernier écrit est l'abrégé du premier.» (Journal, tom. II, 211.)

(Explicatio ulterior methodi reunionis), auquel il répond. On s'étonnera moins maintenant du soin et du mystère dont l'entourait Bossuet. Soit que Clément XI se défiât des écrits antérieurs de l'évêque de Meaux, soit qu'il eût été favorablement prévenu pour la réunion par la lettre de l'empereur Léopold, le pape avait demandé ces écrits, et Bossuet avait voulu cette fois y mettre la dernière main et faire l'ouvrage le plus limé et le plus précis en matière de dogme qu'il ait peut-être jamais fait. L'abbé Ledieu, qui voyait déjà le pape et les cardinaux convertis, ne laissa pas échapper la première occasion qui se présenta de lui en parler: « Je lui dis que c'était là une nouvelle exposition plus étendue et plus raisonnée que la première; il en est convenu, et de ce que je lui dis encore, qu'après l'histoire des Variations il ne restera plus à faire que cette Conciliation, pour achever de persuader les esprits ébranlés par cette histoire, et qu'il n'y avait que l'auteur de l'histoire qui pût être aussi auteur de la conciliation. » A partir du jour de l'envoi nous sommes réduits, comme l'abbé Ledieu, aux conjectures sur l'usage qu'on en fit à Rome. Nous croyons toutefois que cet écrit ne fut pas étranger aux conversions qui éclatèrent bientôt en Allemagne, et dont les lettres de Clément XI sont l'évidente confirmation. Celle du prince de Wolfenbuttel et de ses trois fils, annoncée par l'abbé Ledieu dès 1701, et qui dut étonner singulièrement Leibniz quand elle devint publique, en 1710, est ainsi peut-être le couronnement de son œuvre et le plus beau fruit de ses travaux '. »

CHAPITRE VI

La négociation est reprise en 1699 et se prolonge jusqu'en 1702.

Si la maison de Hanovre était devenue le centre des négociations pour la réunion des églises, d'autres princes la suivaient avec un intérêt dont rien ne pouvait les distraire : le duc de Saxe

1 FOUCHE DE CAREIL, ibid.

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