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marine, Decrès, avec sa franchise un peu brutale, déclara alors qu'on avait tort de compter sur les Chambres, et qu'elles étaient résolues à se séparer de l'Empereur; mais il n'osa ou ne voulut point conclure.

Deux hommes, dont le dévouement à l'Empereur et surtout à l'Empire ne pouvait être mis en doute, M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély et le prince Lucien, conclurent pour M. Decrès, mais en sens divers. M. Regnault déclara que les représentants paraissaient, en effet, persuadés que l'Empereur ne pouvait plus sauver la patrie, et il ajouta que, dans cette situation, un grand sacrifice pouvait devenir nécessaire. « Parlez nettement, dit alors l'Empereur; c'est mon abdication qu'ils veulent ?-Je le crois, Sire,» répliqua M. Regnault; et il ajouta que, si l'Empereur n'offrait pas son abdication, la Chambre, peut-être, oserait la demander.

A ces mots, le président du 18 brumaire, le prince Lucien, prit vivement la parole, non pour nier les mauvaises dispositions de la Chambre, mais pour conseiller à l'Empereur de n'en tenir aucun compte : « Puisque la Chambre, dit-il, ne parait point disposée à se joindre à l'Empereur pour sauver la France, il faut qu'il la sauve seul; il faut qu'il se déclare dictateur; qu'il mette la France en état de siége, et qu'il appelle à sa défense tous les patriotes et tous les bons Français. »

M. Regnault et ceux qui partageaient son opinion auraient pu demander au prince Lucien quels moyens l'Empereur avait de sauver la France, et à quoi servirait sa dictature; mais la présence de Napoléon leur imposait encore, et ils laissèrent la parole à Carnot, qui se contenta d'émettre l'avis que l'Empereur fût revêtu d'une grande autorité pendant la durée de la crise, mais sans se prononcer sur la question de savoir à quel titre il exercerait cette autorité, et s'il briserait ou non les Chambres.

Un des ministres présents à cette conférence suprême, le maréchal Davoust, avait vu l'Empereur au bain, où il l'avait

trouvé, selon ses propres expressions, le corps brisé par la fatigue, et l'âme abattue par le malheur. Là, il lui avait conseillé, non de dissoudre les Chambres, mais de les proroger, et ce conseil, il le renouvela, en s'efforçant de prouver que Napoléon ne ferait ainsi qu'user d'un droit constitutionnel. Mais c'était une subtilité qui ne pouvait tromper personne. Si Napoléon prorogcait les Chambres, ce n'était point, en effet, pour gouverner selon la Constitution et les lois : c'était pour prendre la dictature, témporaire ou définitive, que les Chambres ne voulaient point lui accorder. Il s'agissait donc d'un véritable coup d'Etat, et Lucien Bonaparte avait du moins le mérite de ne point le dissimuler.

Jusqu'à ce moment, Napoléon avait écouté silencieusement l'opinion de ses conseillers, et la faiblesse des uns, l'embarras des autres ne lui avaient point échappé. Quant à Fouché, il savait à quoi s'en tenir sur son compte; et, plutôt que de s'imputer à lui-même le mouvement d'opinion qui tendait à la chute de l'Empire, il aimait mieux s'en prendre aux manœuvres de Fouché, et lui attribuer ainsi une influence fort exagérée. Napoléon, d'ailleurs, avait l'esprit trop juste et trop ferme pour ne pas comprendre que le projet de se faire décerner un pouvoir illimité par les Chambres était un projet chimérique, et qu'il fallait, comme le disait Lucien, prendre la dictature ou déposer la couronne; mais, en même temps, un instinct secret l'avertissait que, pour faire un nouveau 18 brumaire, le vaincu de 1815 n'était pas dans la même position que le vainqueur de 1799, et qu'à peine, parmi ceuxlà même qui l'entouraient, trouverait-il un bras assez ferme pour attenter à la représentation nationale. Il cherchait donc encore à se faire illusion, et, dans une allocution vive, éloquente et qui donnait à Fouché les plus grandes inquiétudes, il venait d'exposer les moyens de salut qui, selon lui, restaient à la France, et d'exprimer l'espoir que les députés entendraient sa voix et s'uniraient à lui, quand arriva un message

de la Chambre des représentants: c'était la résolution proposée par M. de la Fayette, et votée à l'unanimité par les membres présents.

« Je ne crains point les députés, disait, un moment auparavant, Napoléon; quelque chose qu'ils fassent, je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée. Si je disais un mot, ils seraient tous assommés '.,» Et pourtant, à peine avait-il lu le message de la Chambre, qu'il en mesura d'un coup d'œil toutes les conséquences, et que son orgueil tomba soudainement. « Je vois, dit-il, que j'ai eu tort de ne pas congédier ces gens-là avant mon départ : ils vont perdre la France... Regnault ne m'a pas trompé. J'abdiquerai s'il le faut. » Puis voyant la satisfaction mal déguisée que produisait cette parole, il essaya de la reprendre, en ajoutant « qu'avant de prendre un parti définitif, il fallait pourtant savoir ce que cela deviendrait. » Au lieu de se résoudre, il prescrivit donc à Carnot et à Regnault de se rendre, le premier à la Chambre des pairs, le second à la Chambre des représentants, pour y annoncer officiellement son retour, et pour y faire savoir qu'il s'occupait avec ses ministres des mesures de salut public exigées par les circonstances.

Plusieurs de ses ministres voulaient qu'il fit mieux et que sans pompe, sans escorte, en soldat plutôt qu'en Empereur, il se rendit lui-même à l'Assemblée pour y parler des dangers de la patrie, pour y convier tous les bons Français à se rallier contre l'ennemi commun; mais il s'y refusa, non par peur,

1 Fleury de Chaboulon, Mémoires sur 1815.

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* Plusieurs récits de cette séance importante ont été publiés. Le plus exact et le plus authentique est, sans contredit, celui de M. Fleury de Chaboulon qui y assistait, et à qui sa prédilection passionnée pour l'Empereur n'a point fait omettre les faits et les paroles d'où une conclusion toute contraire à la sienne peut être tirée. C'est ce récit que j'ai suivi presque littéralement en l'abrégeant et en le complétant au moyen de l'Histoire de l'Empire, par Thibaudeau, de la brochure de Lucien Bonaparte sur les Cent-Jours, et des Mémoires inédits du maréchal Davoust.

comme on l'a dit, mais parce que sa dignité, comme il l'entendait, ne lui permettait pas une pareille démarche1. Se présenter en suppliant devant une assemblée était au-dessus de ses forces. Ainsi, dans cette crise suprême de sa vie, Napoléon n'admettait pas que la puissance impériale pût cesser un instant de résider en lui, et il aimait mieux tomber que descendre.

Quelques instants après, M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély montait à la tribune de la Chambre des représentants, au milieu d'un morne silence, et lisait une note portant « que l'Empereur était arrivé à Paris; qu'une grande bataille avait été livrée, à quatre lieues de Bruxelles ; que l'armée anglaise, battue toute la journée, avait été obligée de céder le champ de bataille; que la journée était ainsi décidée, lorsque des malveillants avaient répandu l'alarme et occasionné un désordre que la présence de Sa Majesté n'avait pu rétablir, à cause de la nuit; que de graves désastres en avaient été la suite ; mais que Sa Majesté, venue à Paris pour conférer avec ses ministres, sur les moyens de rétablir le matériel de l'armée, avait aussi l'intention de se concerter avec les Chambres sur les mesures législatives exigées par les circonstances. »

Cette incroyable note était-elle l'œuvre personnelle de Regnault de Saint-Jean-d'Angély et de Carnot, ou bien Napoléon la leur avait-il dictée? Quoi qu'il en soit, parler aux Chambres un langage aussi dérisoire, et, pour tout dire, aussi mensonger, c'était se faire une étrange idée de l'esprit qui les animait, et confondre des hommes et des époques fort dissemblables. Quand, en revenant de Moscou, l'Empereur parlait ainsi au Corps législatif, le Corps législatif s'inclinait et se taisait, non sans de secrets frémissements qui pouvaient faire pressentir l'explosion de 1814. La Chambre des représentants, en la supposant même toute bonapartiste, devait en

La Vérité sur les Cent Jours, par Lucien Bonaparte.

être profondément offensée; aussi prit-elle le parti de n'y attacher aucune importance, et de s'occuper, comme si M. Regnault n'eût pas été présent, des questions qu'elle adresserait aux ministres et de la manière dont elle les interrogerait. Puis elle suspendit sa séance jusqu'au moment où les ministres obéiraient à ses injonctions.

Comme M. Regnault l'avait dit, l'Empereur n'avait donc rien à attendre de la Chambre des représentants; mais la fortune de la Chambre des pairs, nommée par lui, et composée presque en totalité de généraux et de hauts fonctionnaires, paraissait plus étroitement liée à la sienne, et peut-être allaitil trouver là le point d'appui qui lui manquait ailleurs. Quelques amis de l'Empereur, M. de Lavalette notamment, l'espéraient, et firent tous leurs efforts pour démontrer aux pairs qu'ils étaient dans une toute autre situation que les représentants. Quand Napoléon les avait choisis, il ne les avait pas forcés à accepter la pairie, et ils ne pouvaient se séparer de lui sans honte et sans danger. Mais, dans le fait de leur nomination par l'Empereur, beaucoup de pairs voyaient, non pas une raison de le soutenir, mais une raison de ne pas se compromettre, et cherchaient, dit M. de Lavalette, « à se tirer d'affaire le moins mal possible '. » La communication de Carnot y fut donc reçue dans le silence, et quand, presque aussitôt, un messager d'Etat apporta la résolution de la Chambre des représentants, de légers signes d'étonnement et d'hésitation furent, en quelque sorte, le dernier hommage que la Chambre des pairs rendit à son créateur. Thibaudeau luimême, qui, plus tard, se montra si fort indigné contre la Chambre des représentants, Thibaudeau loua cette Chambre du bel exemple qu'elle donnait, et engagea la Chambre des pairs à manifester des sentiments analogues. Ce fut, au contraire, par un des membres de l'opposition, par M. de Pontécoulant,

1 Mémoires de Lavalette.

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