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où six députés avaient été nommés par treize électeurs. Mais, si le corps électoral de 1804 existait encore, un esprit nouveau, l'esprit de 1814, y avait pénétré, et ce fut cet esprit qui, presque partout, inspira ses choix. Dans le corps électoral, comme ailleurs, les Bourbons rencontraient de vives répugnances; mais Napoléon y trouvait peu d'adhésions sincères, et l'on n'y redoutait guère moins la restauration du régime impérial que celle de l'ancien régime. La Chambre des représentants se trouva donc composée, en grande majorité, d'hommes qui n'aimaient pas les Bourbons, mais qui craignaient Napoléon, et qui, sans être républicains, commençaient à se demander s'il était absolument nécessaire que la France fût gouvernée par l'une ou par l'autre dynastie ? Dans tous les cas, ils arrivaient avec la résolution bien arrêtée, quelle que fût la dynastie, de lui imposer des conditions', et de défendre, autant qu'il serait en eux, les libertés publiques contre ses entreprises.

La composition de cette Chambre, la première que la France eût nommée depuis qu'elle avait recouvré la liberté, était d'ailleurs fort remarquable. A côté des hauts fonctionnaires impériaux, MM. Boulay, Merlin, Regnault, Defermon, on y voyait quelques glorieux vétérans de nos premières assemblées, MM. de la Fayette et Lanjuinais notamment, toujours si purs et si fermes; plusieurs conventionnels qui, depuis le 18 brumaire, avaient disparu de la scène politique, MM. Garnier (de Saintes), Garreau, Cambon, et jusqu'au lâche Barrère, à qui le département des Hautes-Pyrénées venait de donner une nouvelle preuve de son inexplicable fidélité; cinq ou six ex-sénateurs, tels que Garat, le récent apologiste de Moreau; plusieurs généraux dont les opinions passaient pour indépendantes, les généraux Sébastiani, Sorbier, Mouton-Duvernet, Becker, Grenier; puis les députés qui, dans la session de 1814, s'étaient signalés par leur opposition libérale et patriotique, MM. Flaugergues, Dumolard, Durbach, Bedoch, Dupont (de

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l'Eure); quelques membres de l'ancienne aristocratie, tels que M. de la Rochefoucauld-Liancourt; un ancien préfet, M. Voyerd'Argenson, connu surtout pour avoir, en 1813, honorablement refusé d'exécuter un ordre inique du gouvernement impérial; enfin, des hommes, avocats ou industriels, alors peu connus, mais qui devaient figurer avec honneur dans nos assemblées délibérantes, MM. Manuel, Dupin, Roy, Benjamin Delessert, Laffitte; sans antécédents marqués, pour la plu ́part, sans parti pris, et qui, par cette raison même, exprimaient mieux que d'autres la véritable opinion nationale. Et ce qu'on pouvait considérer comme un signe du temps, c'était surtout à cette dernière fraction de l'assemblée que les colléges électoraux de Paris avaient donné leurs suffrages.

Telle était, dans son ensemble, la Chambre qui, au milieu du bruit des armes, se réunit, le 3 juin, dans le lieu ordinaire de ses séances; et, dès le premier jour, il fut aisé d'apercevoir qu'elle n'entendait point être l'instrument servile de la politique impériale. Par une aberration singulière, Napoléon s'était imaginé un moment que la Chambre nouvelle serait assez complaisante pour appeler à sa présidence le président du 18 brumaire, Lucien Bonaparte, et on attribuait à cette circonstance le retard singulier qu'il mettait à publier la liste des pairs. On demanda donc, au moment de la vérification des pouvoirs, que la liste des pairs fût communiquée à la Chambre avant la nomination de son président, afin, dit-on, que les suffrages ne pussent pas s'égarer sur des personnes appelées, par leur position ou par le choix de l'Empereur, à siéger dans l'autre Chambre. Le lendemain, le président provisoire lut une lettre du ministre de l'intérieur qui, au nom de l'Empereur, l'informait que la liste des pairs ne serait arrêtée et publiée qu'après l'ouverture de la session. A cette déclaration fort inattendue, la Chambre répondit par des murmures, et M. Dupin, qui paraissait pour la première fois à la tribune, proposa à la Chambre de ne procéder à sa consti

tution définitive qu'après avoir eu connaissance de la liste ainsi refusée. Comme de nouvelles réflexions avaient fait abandonner la candidaturé de Lucien Bonaparte, pour y substituer celle de Merlin (de Douai), la Chambre passa outre ; mais son attitude était prise, et il était facile de prévoir que le ministre du 18 fructidor n'obtiendrait, pas plus que le président du 18 brumaire, l'honneur d'être placé à sa tête.

Aux choix de Napoléon, la Chambre d'ailleurs opposait les siens, qui, dans un autre sens, n'étaient pas moins significatifs. Ainsi ses préférences se partageaient entre deux hommes également odieux à Napoléon : MM. de la Fayette et Lanjuinais. Napoléon se souvint alors de la conduite qu'il avait tenue en l'an IX, lorsqu'il était question de porter Daunou au Sénat, et il fit déclarer par ses familiers que, plutôt que de donner son approbation à la nomination de la Fayette ou de Lanjuinais, il dissoudrait la Chambre; mais les temps étaient changés. En l'an IX, la Chambre eût été intimidée; en 1815, elle fut irritée, et, au premier tour de scrutin, M. Lanjuinais obtint cent quatre-vingt-neuf voix; M. Flaugergues, soixante-quatorze ; M. de la Fayette, soixante-huit; M. Dupont (de l'Eure), vingtneuf; tandis que le candidat de l'Empereur, Merlin (de Douai), en obtenait quarante-huit seulement. Au second tour, ce dernier candidat disparut, et M. Lanjuinais fut nommé par deux cent soixante-dix-sept voix contre soixante-quinze données au général la Fayette, et cinquante-neuf à M. Flaugergues. Il restait à savoir quelle serait la détermination de Napoléon, et ce fut avec une grande surprise que, le lendemain, à l'ouverture de la séance, on entendit le président provisoire raconter naïvement que Sa Majesté lui avait promis d'en faire instruire la Chambre par le chambellan de service. A cette déclaration, en vieux style impérial, de telles réclamations s'élevèrent, que M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély fut obligé d'intervenir et d'affirmer « que certainement les paroles de l'Empereur avaient été mal comprises. » La Chambre n'en

suspendit pas moins sa séance, jusqu'au moment où M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély, en sa qualité de ministre d'État, rapporta le procès-verbal même de la nomination de M. Lanjuinais, avec ces mots écrits de la main de l'Empereur : « J'approuve. » M. Lanjuinais prit alors place au fauteuil, au milieu des applaudissements de l'Assemblée. « Je n'ai, dit-il, à changer ni de principe ni de conduite. Vous me verrez uni à l'Empereur, et tout dévoué à la patrie, à la justice, à la liberté, à la prospérité de la France, à son indépendance, à la paix du monde et au bonheur du genre humain. » Après cette allocution, où chacun remarqua comment étaient placés les mots uni et dévoué, la Chambre compléta son bureau dans le même esprit, en appelant à la vice-présidence M. Flaugergues, M. Dupont (de l'Eure), M. de la Fayette et le général Grenier. M. Bedoch, M. Dumolard, le général Carnot, frère du ministre de l'intérieur, M. Clément (du Doubs), enfin, furent nommés secrétaires, et la Chambre se trouva constituée.

Ce n'est pas sans peine que l'Empereur, revenant sur ses premières paroles, avait approuvé la nomination de M. Lanjuinais, et, pour l'y déterminer, il n'avait fallu rien moins que les instances de ses plus sages conseillers. Avant d'envoyer son adhésion, il avait même voulu voir M. Lanjuinais. « Eh bien, monsieur, lui avait-il dit, il ne s'agit plus de tergiverser. Etes-vous à moi ? - Sire, je n'ai jamais été à personne; je n'ai appartenu qu'à mon devoir. - Vous éludez me servirez-vous? Oui, Sire, dans la ligne du devoir; vous avez la visibilité1. » Napoléon se tint pour satisfait, embrassa M. Lanjuinais, et envoya son acceptation.

Avant même que l'élection des vice-présidents fût achevée,

Par ces

1 Notice sur J. D. Lanjuinais, par son fils Victor Lanjuinais. mots: Vous avez la visibilité, M. Lanjuinais, chrétien érudit et austère, faisait allusion à la doctrine de l'Église qui ordonne aux fidèles de se soumettre au souverain de fait, lorsque son pouvoir est visiblement et publiquement établi

un incident curieux et inattendu était venu éclairer d'un nouveau jour les sentiments d'une portion de la Chambre. Le décret du 27 mai, contenant les mesures pour l'installation des deux Chambres, avait stipulé, conformément aux précédents, que les pairs et les représentants prêteraient, successivement et individuellement, le serment d'obéissance aux Constitutions de l'Empire et de fidélité à l'Empereur. Or, avant même la réunion de la Chambre, cette formule avait éveillé les scrupules de plusieurs représentants qui se promettaient de reviser les constitutions de l'Empire, et qui, comme le président Lanjuinais, voulaient être fidèles à la patrie plutôt qu'à un homme. Ces représentants avaient, par l'intermédiaire de M. de la Fayette, communiqué leurs hésitations au prince Joseph, qui, dans la crainte d'une protestation publique, avait obtenu de l'Empereur qu'il ne fût point fait d'appel nominal et que le serment fût prêté en masse, au lieu de l'être individuellement '; 'mais un des nouveaux députés, M. Dupin, frappé de ce que Napoléon, « par un simple acte de sa volonté, et comme si c'était une affaire de cérémonial, avait assujetti les membres des deux Chambres à lui jurer fidélité, » crut devoir, après s'être concerté avec MM. Roy et Benjamin Delessert, porter la question à la tribune. On le vit donc non pas combattre le serment en lui-même, mais soutenir que, pour être légitime, obligatoire, constitutionnel, ce serment ne devait pas être prêté en vertu d'un décret émané du prince, mais en vertu d'une loi exprimant le vœu de la nation. M. Dupin demandait aussi qu'il fût bien entendu que le serment, ainsi prêté, ne préjudicierait en rien au droit d'améliorer la Constitution.

La proposition de M. Dupin, quel qu'en fût le but réel, ten dait évidemment à ajourner la prestation de serment, et la séance impériale devait avoir lieu le lendemain. Il y eut donc

1 Mémoires du général la Fayette. - Esquisse historique sur les CentJours.

Mémoires de M. Dupin.

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