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même tout ce qui pouvait m'éclairer sur les événements auxquels il a pris une part si considérable. Sans doute M. Decazes savait que j'étais disposé d'avance à défendre contre d'absurdes accusations les deux ministères dont il a été le membre le plus influent; mais il savait aussi que tout en rendant pleine justice aux intentions de ces deux ministères, je conservais l'entière liberté de mon jugement sur leurs actes, et il eût pu, comme cela se fait souvent, ne me faire qu'une communication partielle et partiale. Il a eu plus de confiance en moi, et il doit m'être permis de lui en témoigner ici toute ma reconnaissance.

Mais plus j'avance dans mon travail, plus je vois les difficultés de toute nature que présente l'histoire contemporaine. Chaque événement met en scène des hommes qui agissent, qui parlent, qui écrivent. Quand ces hommes sont séparés de l'historien par un long intervalle, il est fort à son aise pour raconter leurs actes et pour les juger. Il en est tout autrement quand ils ont vécu de son temps, quand quelques-uns vivent encore, et quand ceux qui ne vivent plus ont laissé derrière eux une famille naturellement jalouse de leur considération. Ainsi, dans le volume que je publie, je n'ai pu décrire la réaction royaliste de 1815 sans porter un jugement sévère sur des hommes que j'ai connus personnellement, et qui, lorsque la passion politique ne les égarait pas, étaient pleins de nobles qualités. Bientôt, quand j'arriverai au triste épisode des conspirations de 1820 à 1824, je rencontrerai d'autres hommes avec qui j'ai été souvent en communauté d'idées et de sentiments, qui, dans ma jeunesse, m'ont honoré de leur bienveillance, et dont je respecte profondément la mémoire. Et pourtant il me sera tout à fait impossible d'approuver la conduite qu'ils ont tenue à cette époque!

Ce sont là les difficultés inévitables de l'histoire contemporaine, et, lorsqu'on veut écrire cette histoire, il faut les accepter résolûment. L'histoire se compose, en effet, de récits et de jugements, et, même quand il s'agit des contemporains, il n'est pas plus permis de mutiler les uns que de supprimer les autres au gré des convenances personnelles. Si l'historien plaçait ses convenances personnelles au-dessus de la vérité générale, il en viendrait bientôt à ne plus oser blåmer ni ses amis politiques, de peur d'encourir le reproche d'infi

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délité, ni ses adversaires, de peur de s'exposer à l'accusation de nourrir de vieilles rancunes. Mieux vaudrait ne rien écrire.

Une exactitude scrupuleuse dans les récits, beaucoup de modération et d'impartialité dans les jugements, voilà, ce me semble, tout ce que l'on peut exiger de l'historien. Si, dans le cours de cette histoire, j'ai manqué à ce double devoir, c'est à mon insu et contre ma volonté. Quelque soin, d'ailleurs, que l'on ait mis à écarter les faits faux ou douteux, surtout quand ces faits sont de nature à affliger d'honorables familles, on ne peut être certain d'y avoir toujours réussi. Si j'ai commis quelque erreur qui puisse être préjudiciable à d'autres qu'à moi-même, je demande qu'on me la signale, et je m'empresserai de la réparer dès qu'elle me sera démontrée. Quant à mes jugements, chacun est maître de les juger à son tour. Tout ce que je puis dire, c'est que je n'ai aucun effort à faire pour qu'ils ne soient pas faussés par nos anciennes querelles, et que je me sens naturellement attiré vers tous les hommes qui, dans des camps divers, ont concouru à la formation du gouvernement parlementaire. C'est, en effet, un grand et beau spectacle que celui d'une nation vaincue, envahie, ruinée, qui, par l'heureux effort d'un peuple libre et d'un roi sage, se relève, se redresse et parvient, en moins de quatre années, à réparer ses malheurs, à retrouver dans les luttes de la tribune l'ascendant qu'elle avait perdu sur les champs de bataille, et å reprendre sa place à la tête de la civilisation européenne. En présence d'un tel résultat, on est plus porté à l'indulgence qu'à la sévérité, et l'éloge est plus facile que le blâme. Néanmoins la justice a ses droits; et, dans l'intérêt même d'un avenir plus ou moins prochain, il importe que les fautes du passé soient signalées.

Je sens combien une telle publication peut sembler inopportune dans un moment où la France entière attend avec anxiété la décision suprême qui doit lui donner la paix ou la guerre. Et pourtant, peutêtre à raison même des circonstances actuelles, l'image d'un temps où nulle résolution importante ne pouvait être prise sans qu'elle eût été longuement et librement discutée dans les Chambres, n'est-elle pas sans intérêt? M'est-il permis d'ajouter que le nombre de ceux qui regrettent le gouvernement parlementaire n'a pas diminué depuis deux ans, et que l'idée d'écrire l'histoire de ce gouvernement

a chance de paraitre moins bizarre en 1859 qu'en 1857? Quoi qu'il en soit, je continue mon travail, et j'espère pouvoir bientôt mettre sous les yeux de mes lecteurs les sessions de 1816, 1817 et 1818, qui, par la loi des élections, par la loi du recrutement, par la loi de la presse, avaient véritablement fondé en France la liberté politique. Ceux qui, comme moi, étaient jeunes à cette époque, n'ont certes point oublié les nobles et vives émotions que ces grands débats leur faisaient éprouver. Ce sont ces émotions dont je voudrais pouvoir communiquer quelque chose à ceux qui nous ont remplacés. Si j'obtenais, même à un faible degré, cet heureux résultat, je croirais que mon livre n'a pas été inutile.

Paris, 28 février 1859.

HISTOIRE

DU

GOUVERNEMENT

PARLEMENTAIRE

CHAPITRE IX

LA CHAMBRE DES REPRESENTANTS

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M. Lanjuinais

Séance impériale

Départ de Napo

Composition et organisation de la Chambre des représentants. président. Débat sur le serment. Chambre des pairs. et discours de Napoléon. Adresse des deux Chambres. léon. Rapports des ministres de l'intérieur, des affaires étrangères et de la police. Proposition Leguevel. Motion de MM. Dupin et Mourgues. - Nomination d'une commission chargée de reviser les constitutions de l'Empire. — Retour précipité de Napoléon après la bataille de Waterloo. Consternation générale et vou pour l'abdication. Motion de M. de la Favette unanimement adoptée par les deux Chambres. Napoléon à l'Élysée. Ses espérances et ses incertitudes.

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Conseil des ministres interrompu par le message de la Chambre des représentants. Communication aux deux Chambres. - Comité secret. Discours de Lucien Bonaparte, de M. Jay et de M. de la Fayette. Nomination d'une commission par les deux Chambres. Hésitations de Napoléon.- Attitude de la population.- Résolution de la Commission et rapport du général Grenier. Demande formelle d'abdication et dernière sommation à Napoléon. Acte d'abdication. Napoléon II et Louis XVIII. Formation d'une commission de gouvernement. Discours du maréchal Ney et protestation du général Labédoyère. — Lucien Bonaparte à la Chambre des pairs. — Violente allocution de Labédoyère. Tentative en faveur de Napoléon II à la Chambre des représentants. - Discours de Manuel et résolution évasive. Actes de la Commission de gouvernement. Suspension de la liberté individuelle. Départ de Napo

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Ainsi qu'on l'a dit plus haut, l'Acte additionnel avait maintenu les colléges électoraux à vie de l'an X, ces colléges

électoraux qui, pendant dix années, s'étaient montrés si respectueux, si dignes de la bienveillance impériale. Seulement, au lieu de présenter des candidats, les colléges de département étaient appelés à élire directement deux cent trente-huit députés, et les collèges d'arrondissement à élire un député par arrondissement, en tout trois cent soixante-huit : De plus, la France était partagée en treize grands arrondissements qui, sur présentation des chambres de commerce et des chambres consultatives des manufactures, nommaient vingt-trois députés, dont onze pris parmi les négociants, armateurs ou banquiers, et douze pris parmi les manufacturiers ou fabricants. Conformément à l'article xcx de l'acte du 28 floréal an XII, vingt-cinq membres de la Légion d'honneur restaient d'ailleurs attribués à chaque collège de département, et trente à chaque collège d'arrondissement; et, comme le nombre des membres de ces colléges était en moyenne de deux cents pour les premiers, et de deux cent cinquante pour les seconds, l'adjonction n'était pas sans importance.

Avec des colléges électoraux ainsi constitués, Napoléon pouvait espérer que l'arbre porterait ses fruits, et que des députés, sinon dévoués, du moins dociles, viendraient prendre - place dans la Chambre. Il le pouvait d'autant mieux que, soit par scrupule de conscience, soit par calcul, soit par timidité, soit par indifférence, beaucoup d'électeurs s'étaient abstenus, et que rarement le chiffre des votants avait atteint la moitié du nombre total des électeurs. Dans quelques départements du Midi, l'abstention avait même été presque complète, et l'on citait un département, celui des Bouches-du-Rhône,

1 On ne doit pas oublier que les colléges de département et les colléges d'arrondissement, auxquels la nomination des représentants était ainsi attribuée, avaient été nommés eux-mêmes, en l'an X, par les assemblées primaires cantonales. L'unique différence entre les uns et les autres était que les premiers étaient moins nombreux que les seconds, et qu'ils devaient être nécessairement pris parmi les six cents plus imposés du département. (Voir F'Introduction, t. I, p. 508.)

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