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autant de talent et moins de succès, Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des Républiques. C'était, au fond, une nouvelle édition revue, corrigée, un peu affaiblie, de la première satire. Ceux qui liront ses romans s'apercevront aisément qu'il a fait cette satire-là toute sa vie. Elle est dans Dernier Commis voyageur, dans le Coq du clocher, dans les Splendeurs de Narcisse Mistigris. Toutes les qualités de ces livres agréables sont réunies dans Jérôme Paturot, qui peint tous les ridicules d'une époque, et toutes les misères de l'ambition de bas étage, sans avoir l'air d'y toucher. C'est un livre de bonne grâce et de bonne humeur, qui a l'heureuse et singulière fortune de n'épargner et de ne blesser personne.

C'est mon cher et excellent ami M. Vacherot, qui, comme président de l'Académie, prononça les dernières paroles sur la tombe de notre confrère. Il dit avec raison qu'il était parmi nous un des plus aimables et des plus aimés. Il avait autant de vivacité, de bon sens, de finesse dans l'esprit que de douceur et d'aménité dans le caractère. Ce qui nous l'a rendu si cher, c'est sa bonté, cette bonté qui était comme le fond de sa nature et qui se montrait partout, jusque dans l'ironie qui était un des agréments de son talent, et dont personne ne s'est jamais senti blessé.

JULES SIMON.

LE PROTECTIONNISME AUX ÉTATS-UNIS

ET

LE MESSAGE DU PRÉSIDENT

Le protectionnisme a, dans ces dernières années, gagné partout du terrain. En France réaction inévitable contre la manière subreptice dont les traités de 1860 ont introduit chez nous un libre-échange mitigé, il est aujourd'hui triomphant, et il y a dans le pays comme dans les Chambres une majorité pour dénoncer et repousser les traités de commerce. En Allemagne, en Italie, en Autriche, en Russie plus encore et dans les puissances danubiennes, la direction des affaires est aux mains des ennemis de la liberté commerciale. En Angleterre,les fair traders ne cherchent qu'un déguisement qui leur permette de ramener la politique restrictive de l'ancien parti tory 1.

C'est en présence de cet état des esprits dans notre Europe, que va s'engager aux États-Unis d'Amérique, une lutte,intéressante à plus d'un titre, entre les partisans de la liberté et de la restriction commerciale.

Le protectionnisme est depuis de longues années installé aux ÉtatsUnis. Il y a pris, surtout après la guerre de la Sécession, une forte position. Il fallait subvenir avec les impôts aux dépenses courantes et au service d'une dette jugée alors excessive. Nous avons montré depuis, en cette matière, des appétits et une résistance autrement considérables. Les impôts créés après 1866 atteignaient l'industrie et le commerce à la fois sur les produits fabriqués à l'intérieur et sur les produits importés. Au premier retour de prospérité, on abolit la plus grande partie des taxes de l'Inland Revenue. Quant aux droits de douane, ils furent maintenus, d'abord parce qu'on en avait besoin pour constituer le revenu de l'Etat, et surtout parce qu'ils avaient un caractère protecteur et parfois prohibitionniste auquel les industriels américains attachaient infiniment de prix.

Sous l'influence d'hommes assurément éminents, de Mathew Carey,

1 Voir Free Trade, by Richard Gill, Blackwood, London 1887. Critique vio lente, avec des prétentions à l'impartialité, des principes du libre-échange.

par exemple,il s'était en effet établit une doctrine qu'on peut résumer ainsi les États-Unis ne pourront, malgré l'admirable développement de leur agriculture, devenir la nation riche et puissante qu'ils doiven être, s'ils n'acclimatent pas chez eux, à l'exemple des Européens, des industries multiples et prospères. Mais, pour réaliser ce vou, il faut de toute nécessité, qu'au moins pendant quelque temps, nos industries naissantes (infant industries) soient protégées contre la concurrence de leurs aînées d'Europe. Les jeunes plantes ne peuvent pas pousser à l'ombre des grands arbres.

On accorda aux nouvelles industries des droits protecteurs, qui furent encore augmentés après la guerre. Aujourd'hui ces droits, qu'aux États-Unis comme partout, on avait proclamés devoir être purement temporaires, l'industrie américaine déclare ne pouvoir s'en passer. Elle met en avant deux arguments principaux : le premier, c'est qu'elle n'est pas encore arrivée à son plein développement (elle ne dit pas d'ailleurs quand elle y arrivera); le second, c'est que, grâce à ces droits, elle assureà de nombreux ouvriers, non seulement le pain de chaque jour, mais encore des salaires infiniment plus élevés que les industries rivales d'Europe.

Ces deux arguments ont fait fortune. Il n'a été longtemps question que des Infant Industries,à qui sont indispensables les baby rates, et des hauts salaires américains opposés au travail indigent européen si bien que le protectionnisme a eu des partisans aussi convaincus chez les ouvriers que chez les patrons.

Pendant plus de vingt ans, ces idées ont eu une telle force que toute tentative pour les combattre semblait inutile. Le protectionnisme a pu ainsi prendre aux États-Unis un développement inconnu chez nous. Grâce à de puissantes associations de capitaux, certaines industries, des plus importantes, étaient concentrées aux mains de quelques-uns. La protection constitu aitde véritables monopoles; et dans les branches qui comptaient des représentants nombreux, on arrivait au moyen de combinaisons et de syndicats, à maintenir les prix élevés. Les privilégiés, à l'ordinaire, sont féroces dès qu'on touche à leurs privilèges. Ceux-ci, pour conserver les leurs se croyaient tout permis. Aux rivaux et aux ennemis de la première heurefchaque jour d'ailleurs en ajoutait d'autres. Les industriels nouvellement établis dans l'ouest et dans le sud-ouest de l'Union paraissaient aux monopoleurs» de l'est aussi redoutables et même haïssables que les concurrents européens. Peu à peu la véritable tendance du protectionnisme se faisait jour. On voyait clairement qu'il visait bien moins à enrichir le pays et à assurer de gros salaires aux ouvriers qu'à procurer à quelques élus des bénéfices exagérés ; et les consom

mateurs en étaient venus, comme l'a dit spirituellement M. Sumner Graham ', à souhaiter que l'on ne découvrît pas dans le pays quelque nouveile ressource naturelle », prétexte immédiat à la fondation d'industries aussitôt protégées par le tarif douanier et investies, en conséquence, du droit de majorer de 20, 30 ou 40 0/0 le prix des objets les plus nécessaires.

De leur côté, les ouvriers n'avaient plus d'illusions sur la nécessité de soutenir le protectionnisme pour obtenir des salaires élevés. Quand ils comparaient à la leur la situation de leurs camarades des industries américaines non protégées ils voyaient qu'elle était pour le moins égale. Les industries protégées représentaient d'ailleurs au maximum 5 ou 7 0/0 de l'ensemble de l'industrie américaine. De plus, si leurs salaires étaient élevés les prix l'étaient plus encore. L'habillement, l'ameublement coûtent aux États-Unis, 100 ou 150 0/0 plus cher qu'en Europe; les droits sur les matières de première nécessité, telles que le drap, sont de 90 0/0 pour les qualités inférieures et de 57 0/0 pour les qualités supérieures.

Peu à peu la lumière se fit. Les Chevaliers du Travail, vaste société dont l'action n'a pas toujours, tant s'en faut, été salutaire, et qui d'ailleurs menace ruine, inscrivaient bien encore dans leurs statuts qu'il faut protéger l'industrie nationale. » Mais à l'industrie ils joignaient le travail. » Si bien qu'on en est venu à proscrire l'immigration des travailleurs étrangers, surtout des européens, engagés par contrat, et que, pour être logique, on étendra bientôt à tous ces ouvriers italiens, allemands, irlandais, dont les prétentions modiques font de terribles concurrents, les mêmes mesures qu'on a déjà appliquées aux Chinois.

Enfin les économistes auxquels se joignaient les socialistes et leur chef M. Henry George, bien qu'il se défende d'être même socialiste, montraient que l'industrie avait grandi aux Etats-Unis non pas à cause de la protection, mais malgré elle, et à la suite du développement de la population dans les vingt dernières années; et que, des deux motifs de la protection, l'un, avoué, réserver à l'industrie américaine à tout le moins le marché américain, l'autre, secret, assurer des bénéfices aux industriels protégés, le dernier seul avait été atteint, puisque, à de rares exceptions près, l'exportation américaine ne se compose que de matières premières et qu'en dépit de droits de 40 à 50 0/0 ad valorem, des frais de transport et d'emballage, les Etats-Unis achètent à l'étranger pour un milliard et demi d'objets fabriqués.

Le Protectionnisme, un vol, chez Guillaumin, Paris.

Tout cela affaiblissait peu à peu l'autorité du protectionnisme. Mais le libre-échange avait contre lui bien des choses. De fâcheux souvenirs historiques montraient sa cause confondue avec celle de l'esclavage; les libre-échangistes en gardaient quelque timidité et osaient à peine avouer leurs opinions; enfin, contrairement à l'opinion commune, la vérité perce difficilement, et de nos jours encore même après Galilée, on trouve des gens pour croire au mouvement du soleil autour de la terre. Aussi, quoique l'immense majorité de la population agricole, et une fraction considérable d'industriels et de travailleurs fussent libre-échangistes, il était évident, et personne là-dessus ne se faisait illusion, qu'il faudrait, à moins d'évènements imprévus, longtemps attendre et longtemps lutter avant qu'on pût, avec quelque chance de succès, mener l'assaut du protectionnisme. Cet évènement imprévu vient de se produire, et, comme en Amérique tout doit prendre un caractère d'originalité, il s'est produit dans les conditions les plus inattendues et, pour nous, Européens, les plus extraordinaires.

Pendant que l'Europe se débat au milieu de grandes difficultés financières, et que rarement nos ministres connaissent l'équilibre du budget, le secrétaire d'Etat pour les finances aux Etats-Unis, et après lui le Président, déclarent que le gouvernement et le marché américain se trouvent aujourd'hui dans une passe des plus délicates par suite de l'accumulation dans les coffres du Trésor d'excédents toujours croissants. Les dépenses militaires, grâce à la situation unique des Etats-Unis, sont nulles; d'autre part, la richesse publique et l'impôt qui en est une quote-part, vont chaque année en augmentant ; comme, depuis quelques années, on n'a rien retranché des impôts, il arrive ainsi qu'aujourd'hui les recettes sont hors de proportion avec les besoins. Depuis 22 ans, il y a toujours eu des excédents : le moindre, en 1874, a été de 2.344.882 dollars; le plus fort, en 1882, de 115.543.810 dollars; le total pour les 22 années, finissant au 30 juin 1887, s'est élevé à 1.491.845.953 dollars. Avec ces excédents, on a remboursé de la dette nationale tout ce qu'on a pu, sans compter le service régulier d'amortissement, tel que l'a prévu la loi. Si bien qu'il n'y a plus, avant 1891, de dette que l'on pnisse racheter, et que les dépenses laissent disponibles dans les caisses de l'Etat des sommes qui, au 30 juin 1888, s'élèveront à plus de 140.000.000 de dollars, dont 113.000.000 provenant seulement de l'année 1887-88.

Ces excédents, bien qu'étant une preuve tangible de la prospérité d'un Etat, sont, à tous autres égards, une chose mauvaise. Ils enlèvent au contribuable des sommes qui eussent pu être mieux employées

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