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D'autre part,les manœuvres et les plaintes des industriels protec tionnistes, depuis la lecture du message, laissent place à trop d'ob jections pour produire beaucoup d'effet.La Tribune de New-York pu blie, par exemple, l'entrefilet suivant : « Les conséquences du message du président vont apparaître d'ici peu d'une manière dé « sastreuse. L'usine connue à Saint-Louis sous le nom de Western Steel Works, et qui emploie 2.000 ouvriers, va être fermée. L'absence de commandes par les compagnies de chemins de fer est « due, dit-on,à la situation incertaine du marché de l'acier, situation « qu'on prétend être née du message du Président. Le directeur, « M. Wilcox,s'exprime en ces termes : Si nos ateliers ferment, ce qui ⚫ vraisemblablement aura lieu dans 15 jours, cela vient de ce qué « notre société ne peut pas arriver à obtenir des commandes. Il y a « de grandes quantités de chemins de fer en construction, mais ils sont à court d'argent pour acheter des rails. Un autre désavantage est « que nous ne possédons pas les derniers modèles employés dans les << autres usines pour tourner l'acier. Notre outillage est d'ancienne fabrication, ce qui est une cause d'infériorité. etc... ». A la lecture de cette annonce, tout le protectionnisme jette les hauts cris, et, avec la Tribune, montre le poing au Président, M. Cleveland. Or, obser vons quelles causes ont, selon les dires mêmes du journal et du directeur, forcé cette usine à fermer. Ce sont : 1° le message du Président, 2o l'absence de commandes, 3 la détresse financière des chemins de fer, 4° le manque des derniers modèles; 5° l'outillage défectueux. Au total, quatre causes si importantes que l'effet du message venant par dessus peut être considéré comme nul. Ainsi que le fait remarquer la Nation, cela rappelle la réponse de l'homme accusé d'avoir brisé la casserole qu'il avait empruntée, et qui disait qu'il n'avait jamais emprunté cette casserole, que d'ailleurs elle était brisée quand il l'avait prise et qu'au surplus il l'avait rendue

intacte.

Mais, quelle que soit la justesse de ces observations, la grande force du Président, M. Cleveland viendra de la faiblesse de ses Jenne mis. Il leur faut en effet, pour combattre les conclusions du message, soutenir une cause détestable. Sans doute ils ont derrière eux les industriels protégés, et, dans tous les pays, on est sûr de se faire applaudir quand on défend, par quelques arguments que ce soit, la cause de l'industrie nationale. Mais, outre que l'industrie protégée ne représente pas la dixième partie de l'industrie totale des Etats-Unis, quels pitoyables arguments que ceux des adversaires de M. Cleveland! Ils ne peuvent pas nier qu'il y ait un surplus, et que ce surplus ait été la cause d'une crise un moment menaçante. Et il leur

faut soutenir, et ils soutiennent en effet, ayant pour porte-parole M. Tilden, ancien candidat à la Présidence, M. Blaine ancien candidat et candidat actuel, et M. Sherman lui-même, qu'il est d'une sage administration de lever sur le peuple plus d'impôts qu'il n'est nécessaire pour les besoins de l'Etat; que s'il fallait se résoudre à dégrever, les dégrèvements devraient porter sur des objets de luxe, comme le tabac et l'alcool '; mais qu'il est préférable de maintenir les impôts existants, et de chercher, pour ces recettes superflues, un emploi dans des travaux publics, ou économiquement inutiles ou politiquement contraires à la conduite traditionnelle du pays.

Pour tous ces motifs,il paraît probable que M. Cleveland sera réélu. La victoire économique ne sera peut-être pas aussi éclatante que le ferait prévoir le texte de son message. Mais la question aura été, grâce à lui, portée sur un terrain d'où on ne la retirera pas. Elle va, pendant des mois, être l'objet de constantes discussions dans toutes les classes de la société : les sophismes protectionnistes seront démasqués; il existe même certains prophètes qui se flattent que le protectionnisme ne périra pas seul dans la mêlée.

Il y a en effet un parti qui appelle de tous ses vœux la discussion de la question du tarif, à laquelle il prétend rattacher toutes les autres questions sociales. M. Henry Georges, dans son livre sur la Protection et le Libre Echange', si curieux malgré ses erreurs, où, par un détour bien imprévu, il essaye d'établir la proche filiation de ses doctrines avec celles de nos physiocrates, prévoit très bien l'utilité qu'il peut tirer de cette discussion pour la propagation de ses idées, et il bénit les protectionnistes endurcis qui se sont jusqu'ici refusés à rien céder de leurs privilèges, accumulant ainsi contre eux les haines de toute une classe.

<< Toute discussion sur ce sujet, dit-il, doit aujourd'hui aller plus loin et produire une agitation plus profonde que celle que l'anti Corn Law a jadis produite en Angleterre, ou que les controverses d'autrefois sur le tarif entre whigs et démocrates, parce que la marche de la pensée et le progrès des découvertes humaines ont fait de la question de la répartition de la richesse la question brûlante de notre époque. Transporter la question du tarif dans la politique nationale signifie la discussion, dans tous les journaux, à chaque carrefour, partout où deux hommes se rencontrent, des questions de travail et de salaire, de capital et de travail, des détails de l'impôt, de la nature et de droits de la propriété, et de la question princi

1 Aux Etats-Unis,la hoisson nationale est le thé.

2 Un vol. in-8. Chez Guillaumin, 1888.

pale à laquelle aboutissent ces diverses questions, c'est-à-dire la question de la relation de l'homme avec la planète sur laquelle il passe son existence. De cette manière,on peut obtenir en une année, pour l'éducation économique du peuple, un plus grand résultat qu'on ne le pourrait autrement en dix ans ; et c'est pourquoi je conjure les hommes sérieux qui se proposent pour but l'émancipation du travail et l'établissement de la justice sociale, de se jeter corps et âme dans le mouvement en faveur du libre échange et de mettre par leurs efforts la question du tarif au premier rang. »

Il n'est pas douteux que les adversaires de M. Cleveland ne s'emparent bientôt de cette page et ne lui lancent à la face d'avoir volontairement déchaîné sur son pays avec le fléau du libre-échange les horreurs du socialisme. J'imagine que M. Cleveland ne sera pas, pour si peu, embarrassé de leur répondre. Il pourra leur dire qu'en effet il comprend leurs colères, car le protectionnisme est proche voisin de l'obscurantisme, autant que le libre échange l'est de la libre discussion; mais qu'il n'y a de quoi ni déplaire à ses amis et à lui ni nuire à son pays que les questions les plus passionnantes de ce temps-ci soient étudiées au grand jour et contradictoirement; que les partisans de la vérité ne peuvent que s'en applaudir; que quant à lui, disciple de cette vieille économie politique qui a pour fondateurs Adam Smith et Turgot, et pour bases la propriété privée et la liberté, il ne saurait ni redouter d'être ébranlé dans ses convictions ni s'inquiéter de l'issue définitive d'une lutte où elles seraient menacées; qu'au surplus c'est la résistance obstinée des protectionnistes à toutes les réformes proposées depuis vingt ans qui a seule décuplé la force des objections et amené une connexité apparente entre des questions et une alliance momentanée entre des partis que tout sépare; mais que si jamais il n'avait engendré de plus grands maux que celui-là, il ne trouverait pas pour le combattre tant d'adversaires et de si déterminés.

JOSEPH CHAILLEY.

4 SÉRIE, T. XLI.

-

15 janvier 1888.

8

ÉTUDE SUR LA COLONISATION

ET

L'AGRICULTURE AU CANADA

Voici ce que nous écrivions, il y a deux ans, au retour d'un voyage au Canada :

« Au nord de l'Union américaine s'étend, sur une superficie de 9 millions de kilomètres carrés, presque l'étendue de l'Europe, un jeune Etat, le Dominion du Canada, dont la population est pour un bon tiers composée de Français. Cette population ne dépasse pas encore 5 millions d'individus, mais elle double en quinze ou vingt ans, et, dans un siècle, elle atteindra certainement le chiffre de la population actuelle de l'Union, 50 ou 60 millions, sinon davantage. La place et les ressources matérielles ne lui manquent pas. Elle possède notamment une région de terre noire qui a trois fois l'étendue de la France et qui deviendra le plus magnifique domaine agricole du globe. Ces immenses territoires sont actuellement le théâtre d'une compétition de plus en plus serrée entre les deux grandes races qui les occupent, mais la lutte n'est pas égale entre elles. Les Canadiens anglais reçoivent continuellement des renforts d'hommes et de capitaux de leur mère-patrie. Les Canadiens français sont abandonnés à eux-mêmes. L'issue d'une lutte engagée dans ces conditions d'inégalité est malheureusement facile à prévoir. L'élément anglais finira à la longue sinon par absorber l'élément français, du moins par le dominer. Déjà la presque totalité des entreprises industrielles et commerciales est entre des mains anglaises, et, dans le grand nord-ouest que le chemin de fer du Pacifique vient d'ouvrir à la colonisation, c'est la race anglo-saxonne, à laquelle s'assimilent les émigrants irlandais, allemands, suédois, norwégiens, islandais qui tient la première place.

« Si les Canadiens français continuent à être réduits à leurs propres forces, la race anglo-saxonne deviendra inévitablement maîtresse du Dominion du Canada, et la province de Québec ne sera plus qu'une Louisiane du Nord. Les Canadiens français ont le sentiment profond de cette situation. Ils comprennent admirablement que la lutte qu'ils soutiennent avec tant d'énergie contre l'élément anglais ne peut leur offrir des chances sérieuses de succès qu'à une condition : c'est que la France

eur envoie les mêmes renforts que l'Angleterre ne cesse de fournir à leurs rivaux. Des colons et des capitaux, voilà ce que demandent ces enfants de la France, qui défendent pied à pied sur le continent améri cain le sol conquis par leurs ancêtres 1. »

Ce vœu des Français du nouveau monde commence à être écouté dans leur ancienne métropole. Le Canada, si longtemps oublié,attire depuis quelques années l'attention des jeunes gens entreprenants que l'encombrement des carrières laisse sans emploi, des industriels et des négociants en quête de débouchés, des capitalistes à la recherche de placements avantageux et sûrs, des propriétaires dont la dépréciation des produits agricoles a diminué les revenus, et qui, à l'exemple des landlords anglais, se demandent si la plus value croissante des terres du nouveau monde ne leur offrirait point une compensation de la moins value de celles de l'ancien. De là un besoin d'informations sérieuses et positives sur les ressources que le Canada offre à la colonisation, à l'industrie, au commerce et aux capitaux. Ces informations, les publications officielles du gouvernement du Dominion, les rapports des commissions déléguées par le parlement et les sociétés d'agriculture de l'Angleterre, les récits des voyageurs, les fournissent en abondance; mais il fallait les condenser et les résumer, en élaguant les redites et en écartant les exagérations. C'est ce que vient de faire, avec l'autorité qui lui appartient, M. Louis Passy, député et secrétaire perpétuel de la Société nationale d'agriculture de France, dans une substantielle étude sur la colonisation et l'agriculture au Canada 2. Nous en détachons le premier chapitre, dans lequel l'auteur examine « l'influence des voies de transport sur la situation économique du Canada », et nous nous plaisons à recommander ce vade-mecum d'une colonisation qui aurait le mérite rare de ne rien coûter aux contribuables.

I.

G. DE M.

DE L'INFLUENCE DES VOIES DE TRANSPORT SUR LA SITUATION ÉCONOMIQUE
DU CANADA.

L'Europe commence à comprendre l'influence que doit exercer sur ses destinées le développement de la civilisation dans les autres parties du monde. Depuis cinquante ans, la science, par la vapeur et l'électricité

Au Canada et aux Montagnes Rocheuses. Avant-propos.

2 Broch. de 132 p. Typ. Georges Chamerot,

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