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sacrifiés à la crainte de voir reconstituer les corporations. L'intransigeance fut-elle dans le lit de justice ? N'est-ce pas encore oublier ce qu'était le Parlement, dont le retour inquiéta tous les amis des réformes? Ne serait-t-on pas fondé à soutenir que l'intransigeanceétait du côté de ces ennemis déterminés de tout ce qui avait chance de prévenir une révolution?

Quant à la triste guerre des farines, les mesures de répression furent rigoureuses, il est vrai. Que faire pourtant, et fallait-il laisser l'insurrection maîtresse et le dernier mot aux absurdes et dangereux. préjugés sur l'accaparement, qui rendaient, dans l'avenir comme dans le présent, impossible de rémédier aux disettes ?

Louis XVI était-il un intransigeant?

Il soutint pourtant avec vigueur son ministre en cette circonstance. M. Say nous fait connaître une lettre bien curieuse de ce prince et qui lui fait honneur. Elle prouve qu'il n'était pas incapablede fermeté quand il voyait clairement son devoir.

Ce n'est pas pourtant à dire que si le ministre soutenu par la faveur · de la partie de la nation la plus éclairée, mais en butte aux haines coalisées des privilégiés, eut des qualités pratiques qui méritaient le succès, il fut habile dans le maniement des hommes. Il n'avait rien de ce qui fallait pour déjouer les intrigues qui se tramèrent contre lui, pour lutter contre l'hostilité obstinée et l'influence persuasive de la reine, contre les menées d'un homme aussi habile que M. de Maurepas, contre tout ce monde de courtisans intéressés. Turgot n'avait pour engager ce combat inégal que son inflexible droiture. Pourquoi ne pas avouer qu'il eut des défauts fâcheux dans de telles circonstances pour un homme politique? En présence de la contradiction, son humeur devenait hautaine, son caractère, habituellement doux, se montrait cassant. Son admirateur et son ami Morellet reconnaît que ses rapports avec Necker furent loin d'être exempts de cette hauteur, et il est douteux qu'un simple particulier ne se fùt pas trouvé blessé d'une formule de lettre comme celle-ci adressée à Louis XVI: « En vérité, Sire, je ne vous comprends pas. » Il est vrai que la situation, en ce moment-là, était aussi tendue que possible. Mais si la circonstance explique ces façons de dire, elles ne montrent pas moins certains côtés du caractère trop raide et irritable, pour se maintenir longtemps au pouvoir.

C'est surtout en considérant les résultats ultérieurs qu'il faut proclamer sans hésitation la sûreté de vues du grand réformateur. Qui pourrait soutenir que le travail affranchi ait été un présent de peu de prix ? Quels n'ont pas été ses bienfaits! « Grâce à la liberté du travail, écrit M. Say, le xixe siècle a été le siècle de la grande

industrie, de l'application des grandes découvertes scientifiques géographiques, économiques, du développement du travail et de la richesse. En faisant pénétrer profondément dans la conscience française et européenne les principes de la liberté du travail, Turgot a préparé la conquête de l'univers par la civilisation occidentale, et c'est le XIXe siècle qui a fait cette conquête. » On ne saurait mieux dire assurément et c'est là poser la question dans toute sa grandeur. La liberté du travail est solidaire de tous les progrès. En dehors d'elle il n'y aurait qu'abaissement pour les individus, ruine pour les nations. Je comprends qu'un peuple perde sa liberté politique par un malheur presque toujours imputable à lui-même.

Peut-il en être ainsi de la liberté économique, malgré les épreuves dont elle n'est pas exempte? Nous ne saurions le croire. M. Léon Say évoque en finissant les réactions qui se sont produites depuis 1789 contre la liberté du travail ; sous l'Empire, la Restauration, la République de février et la République de 1871, au nom de l'organisation du travail d'abord, et plus tard au nom de la liberté d'association. Il nomme et définit l'école radicale et l'école économique catholique. Avec raison il prévoit qu'il y aura là de nouveaux combats à livrer. N'est-il pas vrai même que des essais pratiques se font en ce sens ? Qu'une certaine somme du mal puisse se produire, on ne saurait le nier, mais quant à penser que ces systèmes d'oppression menacent sérieusement d'envahir le monde, nous sommes sans inquiétude. Ce serait un joug trop insupportable pour qu'il soit probable que les individus s'y résignent jamais. On n'accepte pas une tyrannie de tous les jours. On ne se laisse pas mettre des menottes de gaieté de cœur. Deux libertés sont désormais inaliénables de fait comme de droit, la liberté de conscience et la liberté du travail. On ne saurait pas plus y renoncer qu'à la faculté de se mouvoir et qu'à l'air qu'on respire. C'est bien à ces libertés surtout qu'on peut appliquer ce mot que, quand une fois les lèvres ont touché au miel de l'Hymette, elles n'en perdent jamais le goût. Mais la sagesse n'exige pas moins qu'on lutte contre les tentations et contre les tentatives de recul. Même sans être durables les réactions peuvent être dangereuses et produire des maux crueis. C'est à cet excès de sécurité qui se reposerait paresseusement dans les conquêtes réalisées, que M. Léon Say veut qu'on oppose tout ce qui a fait la force de cette grande cause de la liberté du travail, et c'est par là que cette revendication si ferme des principe soutenus par Turgot a toute la force d'une leçon pleine d'à propos et équivaut à

un acte.

HENRI BAUDRILLART.

QUELQUES-UNES DES NOUVELLES RECHERCHES

DE

L'ÉCONOMIE POLITIQUE

L'économie politique commence à voir son importance reconnue. Peu de personnes refuseraient aujourd'hui de la considérer comme une science, et l'on ne croit plus avoir tout dit en la nommant une littérature ennuyeuse, einsi que M. Thiers, qui trouvait ce mot si plaisant. Il n'est guère que certains clubs ou congrès populaires et certains groupes parlamentaires qui persistent à la traiter avec le souverain mépris de l'ignorance. Ils la remplacent le plus souvent par je ne sais quelle alchimie sociale, qui nous ramènerait, sans qu'ils s'en doutent, à l'origine même des peuples. Car c'est là le progrès qu'ils annoncent et qu'ils font applaudir. Le tort habituel des classes instruites envers l'économie politique est maintenant, après avoir reconnu son caractère scientifique, de croire qu'on se peut presque toujours passer de son étude et de ses enseignements dans le règlement des intérêts qu'elle explique et doit ordonner. On la salue volontiers; mais l'on s'en tient plus volontiers encore aux routines de l'empirisme. L'indifférence, si ce n'est la défiance, a remplacé pour elle l'aversion ou l'impertinence.

Tenterait-on cependant de décider des principes ou de trancher des applications de la physique, de la chimie, de l'astronomie, des autres sciences naturelles ou des sciences mathématiques, sans notions suffisantes de ces sciences et sans respect de leurs leçons ? Comment agit-on différemment pour la science économique ? Est-ce parce qu'il y va de plus graves conséquences qu'il siérait de s'en remettre pour elle au simple caprice ou au hasard? La richesse ne semble pas pourtant si méprisée, qu'on en dispose partout sans soin ni réflexion. « On n'oserait pas sans longues études spéciales, disait récemment M. Courcelle-Seneuil, ajouter ou retrancher un organe à une machine un peu compliquée; mais on n'hésitera pas pour la société, bien autrement compliquée que toute machine. Or, si chaque décision économique n'ajoute ou ne retran

che pas un organe à la société, elle en peut du moins fausser un ou plusieurs.

Nos chambres législatives, recrutées parmi les classes éclairées, sont très nombreuses, beaucoup trop nombreuses, et je suis persuadé qu'elles ne renferment pas dix personnes ayant lu les maître de l'économie politique, quoiqu'elles traitent sans cesse des questions économiques. C'est d'autant plus remarquable que l'ordinaire prétention de nos législateurs est de faire de la politique scientifique, appelant politique à peu près toute œuvre législative. Qu'est-ce pourtant qu'une politique scientifique, fût-elle réduite à de plus justes limites, qui ne s'appuie ni sur l'économie politique, ni, en réalité, sur l'histoire ou le droit? Combien d'étiquettes sont mensongères! Si contraires que nous nous disions sans cesse aux sentiments et aux coutumes du moyen-âge, nous restons fidèles à sa casuistique. Les principes qui nous agréent posés, nous en tirons, logiciens exercés, les conséquences qui nous plaisent. Au milieu de tous les progrès du présent, nous en sommes restés aux conceptions et aux méthodes des x et xe siècles, insouciants des faits et des milieux, passionnés pour l'absolu et l'idéal. L'impossible nous arrête rarement. Nous transportons aux arrangements sociaux les raisonnements abstraits de la géométrie descriptive, faite pour les plans en l'air. Nous sommes même de tous les peuples latins, enclins à ces défauts, celui qui les possède le plus, ainsi chose singulière que les Italiens, grâce à l'esprit pratique dont ils ont hérité des Romains, les possèdent le moins. Ils savent du moins, eux, en tout, n'y pas mettre plus qu'il n'y en a, comme le faisait dire Frédéric II de la religion à l'un de ses prêtres. En vérité, Macaulay aurait bien fait d'apporter quelque restriction à sa pensée que la politique est l'occupation des plus grands esprits.

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La négligence de l'économie politique est d'autant plus fâcheuse qu'elle est jusqu'ici la seule science sociale qui se soit soumise, on le sait, à la méthode expérimentale, c'est-à-dire à l'observation et à l'analyse scientifique. Aussi nulle découverte économique n'a-t-elle été rejetée après avoir été réellement reconnue; tandis que les enseignements des autres sciences sociales: philosophie, politique, droit, morale n'ont cessé de se modifier sans rien laisser après eux. C'est en partie pour cela que les progrès matériels ont tant dépassé dans notre siècle, comme on l'a remarqué, les progrès moraux, politiques ou juridiques. Je n'oserais pas dire, comme Pascal, que toute la philosophie ne vaut pas une heure de notre vie; mais je l'ai comparée quelque part au jeu des chevaux de bois, où chacun à son tour prend la bague, et je ne m'en dédis pas. Sans doute, l'éco

nomie politique, quoique respectant les bornes qui lui sont imposées, n'oublie pas que le principal agent de la richesse, le capital par excellence, c'est l'homme, l'homme intelligent et moral, l'homme laborieux et prévoyant. Mais elle ne l'envisage jamais sous ces divers aspects que dans ses rapports avec la richesse ellemême.

C'est cette fâcheuse absence d'observation et d'analyse tout à la fois qui nous fait croire si facilement à l'existence d'une science sociale. Erreur très regrettable, qui porte à confondre les questions les plus distinctes et les plus importantes, pour ne permettre d'en étudier aucune avec profit. Comment un esprit aussi éclairé qu'Herbert Spencer, par exemple, a-t-il commis une pareille méprise, lorsqu'il étudie les successives transformations des sociétés humaines? Il y a des sciences sociales, dont chacune possède son sujet propre, ses limites déterminées; il n'y a pas une science sociale, d'où disparaîtrait toute sérieuse, toute réelle démonstration. Les déclamateurs à bruyantes fanfares se peuvent seuls plaire aux vastes synthèses où se mêlent en un obscur chaos les connaissances et les intérêts les plus divers. Leur œuvre est achevée quand ils ont reçu les applaudissements et les services des foules qu'ils exploitent.

Le dernier bienfait de la méthode expérimentale, c'est d'avoir entraîné les sciences qui l'ont acceptée, à rechercher les lois naturelles qui régissent les choses ou les faits dont elles s'occupent. L'économie politique s'adonne sérieusement depuis quelque temps à cette recherche, pour ce qui la concerne, et il n'en est pas qui soit plus utile de nos jours. Quelles vues nouvelles, plus profitables et plus sages se répandraient parmi les peuples, si tous les enseignements qu'ils reçoivent étaient conformes aux lois naturelles qu'ils doivent suivre! L'unique différence à cet égard entre les sociétés et l'univers, c'est que, composées d'êtres libres et responsables, les sociétés se peuvent affranchir de leurs lois naturelles, à l'inverse des terres et des astres. Mais lorsqu'elles les rejetent, les pertes et les maux qu'elles endurent révèlent encore ces lois. Certes, l'on a souvent repoussé la liberté du travail ou le respect de la propriété, ces deux lois naturelles des intérêts économiques; mais qu'en est-il résulté ? Peut-être aurait-on raison de se plaindre de n'avoir pas été consulté lors de la création; mais qu'on aurait plus tort encore de ne pas tenir compte de cet oubli!

Les politiques, les philosophes, les juristes, les moralistes invoquent d'ordinaire, cherchant, eux aussi, une base à leurs décisions, le droit naturel, très différent, je n'ai pas besoin de le dire, des lois naturelles.

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