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LA SITUATION BUDGÉTAIRE

ET

LES DÉBATS FINANCIERS DU PARLEMENT

Nous avons étudié ici-même, il y a dix mois, le projet de budget de 1888. Bien que trois projets nouveaux soient venus se substituer à ce premier, notre intention n'est pas de les examiner aujourd'hui.

Aussi bien les modifications apportées au projet primitif, modifiées elles-mêmes depuis lors, risquent-elles de l'être encore au cours des discussions actuelles. De même, l'étude des diverses réformes que l'on propose d'édicter dans la loi de finance ne serait sans doute aujourd'hui qu'un travail tout platonique ces réformes ne semblent pas, en effet, devoir sortir du domaine des futurs contingents et nous appliquerions volontiers au Parlement le vers du poète :

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Cependant, pour stériles que puissent être les discussions de nos législateurs, elles ne seraient pas sans utilité s'il en ressortait pour eux et pour nous une claire notion des impossibilités entre lesquelles nous les voyons se débattre. Ce n'est pas un spectacle banal que nous donnera la Chambre si, comme il faut s'y attendre, elle fait preuve d'impuissance en cette occasion. Il est remarquable, en effet, que, mise en présence de réformes dont plusieurs, souhaitées de tous, touchent soit à la plus stricte équité, soit aux grands intérêts économiques du pays, le Parlement soit obligé d'en ajourner l'adoption, nous allions dire l'examen, sans qu'il lui soit possible d'entrevoir le jour où il pourra les introduire dans nos lois. Cette impossibilité qui est le caractère marquant de la situation vaut d'être soulignée car, s'il est avéré qu'elle n'est aujourd'hui méconnue de personne, il est moins certain que ses causes et son importance soient aussi nettement appréciées en ce qu'elles ont d'étroitement lié à l'avenir économique du pays.

Il est devenu banal de dire que les entraînements du passé ont produit une situation dont la liquidation est difficile, mais on ne dit pas assez quelles sont les conditions nécessaires à cette liquidation

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et l'on ne semble pas toujours voir bien nettement que les termes dans lesquels la Chambre paraît vouloir s'enfermer en font un problème insoluble. En présence d'un budget dont le chiffre de dépenses est en progression notable chaque année, tandis que les recettes diminuent ou tout au moins restent stationnaires depuis un certain temps, nos législateurs ont pensé, nombre d'entre eux pensent encore qu'il suffirait de quelques millions économisés pour rétablir l'équilibre. A s'en tenir à cette idée on reste loin de la réalité. De la fameuse formule pas d'emprunts! pas d'impôts! dont la Chambre s'est si subitement éprise en 1887 et qu'alors nous avons qualifiée d'utopie, on peut dire que, si elle n'est pas une parade électorale, elle n'est rien autre chose qu'une naïveté. Et les faits l'ont démontré déjà. Nous avons continué d'emprunter sous des formes diverses et nous avons aggravé nos tarifs douaniers; le budget de 1887 ne s'en règlera pas moins en déficit. Pour 1888, au budget de M. Dauphin, qui prévoyait pour 127 millions de dépenses au delà des chiffres du budget précédent et qui proposait en outre des emprunts pour 270 millions et pour 136 millions d'impôts nouveaux, M. Rouvier a substitué ses chiffres réalisant 67 millions d'économies; et, malgré qu'un tiers à peine de ces réductions de dépenses parût devoir être effectivement réalisé, à prendre leur chiffre total, on ne pouvait pas espérer encore arriver à un équilibre sérieux du budget; la commission ne parait pas devoir y parvenir davantage avec ses 16 millions de réductions nouvelles. Il est louable mais tout à fait · insuffisant de rechercher dans des économies sur les divers services le moyen de rendre l'équilibre à nos finances. On oublie trop souvent que notre organisme budgétaire tel que nous l'avons disposé depuis quelques années contient des causes permanentes d'augmentation annuelle et en quelque sorte automatique de dépenses, on oublie surtout que la loi de finance autorise chaque année, non pas seulement des dépenses nouvelles pour l'exercice auquel elle s'applique mais encore pour une longue série des années à venir; la progression des dépenses se trouve donc incessamment multipliée par de nouveaux facteurs et ainsi se creuse d'année en année un gouffre que les économies, que les accroissements d'impôts eux-mêmes seront impuissants à combler.

Nous ne pouvons que signaler aujourd'hui, sauf à y revenir plus tard, les lois anciennes ou récentes qui contiennent en germe ces dépenses dont on n'a pas assez mesuré les futurs accroissements; nous nous abstiendrons de citer des chiffres pour nous borner à indiquer le mécanisme de ces dangereuses progressions.

Nous ne mentionnerons que pour mémoire la loi de 1853 sur les

pensions civiles qui est loin d'avoir encore produit tous ses effets et le nouveau budget extraordinaire de la guerre, créé en 1887, que son rapporteur estimait devoir absorber 800 millions. Il faut signaler avec plus d'insistance les travaux scolaires qui sont au nombre des causes les plus marquées de la progression annuelle des charges du budget.

On sait que, jusqu'en 1885, les sommes nécessaires aux constructions d'écoles ont été demandées à la dette flottante, c'est-à-dire aux ressources disponibles du Trésor. Les fonds étaient fournis aux départements et aux communes, partie à titre d'avances remboursables et partie à titre de subventions gratuites. Les lois du 20 juin et du 22 juillet 1885, tout en augmentant le chiffre des subventions à fournir, ont stipulé la transformation en obligations trentenaires des avances déjà faites par la Caisse des écoles, et, pour l'avenir, l'emprunt direct au Crédit foncier par les départements et les communes des ressources qui leur seraient nécessaires. Les sommes ainsi empruntées sont remboursables par annuités dont une partie tombe à la charge de l'Etat. Deux crédits annuels sont inscrits au budget, l'un pour couvrir les intérêts et l'amortissement des obligations trentenaires, l'autre destiné à faire face aux engagements qui sont contractés chaque année depuis 1885. Un article annuellement inscrit dans la loi de finance fixe le chiffre des travaux à autoriser pour l'année et celui des subventions à accorder. Chaque loi de finance ajoute donc aux annuités précédentes une annuité nouvelle qui doit grever le budget pour une période d'au moins trente années.

Si notables que soient les engagements contractés annuellement pour subvenir aux frais des constructions scolaires, ils sont loin cependant de charger l'avenir de nos finances au même degré que ceux qui résultent de l'exécution des grands travaux publics. Les dépenses de cet ordre sont nombreuses et complexes, les chiffres en sont difficiles et, pour une part, impossibles à déterminer avec précision, nous nous en tiendrons d'ailleurs, quant à présent, à marquer le caractère spécial de ces dépenses.

Les travaux publics qui intéressent directement ou indirectement le budget de l'Etat peuvent se classer en plusieurs catégories suivant la nature des travaux et l'origine des ressources qui y sont consacrées :

L'Etat exécute directement, soit avec ses propres fonds, soit au moyen des avances faites par les villes, départements ou chambres de commerce, des travaux d'amélioration des rivières, des canaux et des ports;

L'Etat construit des chemins de fer avec ses propres ressources et avec les fonds que les Compagnies mettent à la disposition du Trésor après les avoir empruntés pour son compte ;

Il en fait construire par les Compagnies en allouant à celles-ci des. subventions annuelles ;

Il est enfin d'autres catégories de lignes construites et des travaux complémentaires exécutés par les Compagnies pour leur propre compte et à leurs frais; les sommes ainsi dépensées ne grèvent pas le budget directement, mais se répercutent sur lui par le jeu de la garantie d'intérêt.

De la lecture des documents relatifs à ces divers travaux il ressort que les sommes à dépenser subissent des majorations successives et presque annuelles, soit par suite de l'insuffisance des évaluations primitives, soit à cause des travaux de parachèvement reconnus nécessaires après coup.

Les crédits ouverts chaque année dépassent notablement les sommes effectivement dépensées au cours des précédentes années.

Les fonds de concours sont épuisés suivant une progression plus rapide que la marche des travaux auxquels ils sont destinés. Il est à peine besoin d'ajouter que l'on constate pour les dépenses relatives aux travaux publics la même progression annuelle et automatique que nous avons constatée plus haut. Les crédits nécessités par les intérêts des sommes empruntées, les annuités souscrites, le remboursement des avances et les subventions accordées grèvent le budget d'un poids qui s'alourdit annuellement.

Il est un autre ordre de dépenses qui ne figurent plus directement au budget depuis 1885 et sur lequel nous ne saurions trop attirer l'attention de nos lecteurs, tant à cause de leur caractère particulier qu'à cause de l'importance des sommes qu'il met à la charge de l'Etat ; nous voulons parler du compte spécial de la garantie d'intérêt. L'on sait qu'en outre des annuités ou des subventions fermes allouées aux compagnies par l'Etat, celui-ci leur accorde des subventions éventuelles en garantissant les intérêts et l'amortissement des sommes empruntées par elles, soit pour le remboursement de garanties payées antérieurement aux conventions de 1883, soit pour la construction ou l'achèvement des lignes concédées par les conventions de 1868, 1875 et 1883, soit enfin pour les lignes concédées depuis cette dernière époque y compris celles directement construites par les Compagnies concessionnaires avec leurs propres ressources 1.

1 La garantie d'intérêt s'applique encore aux lignes concédées à de petites

Les sommes payées au titre de la garantie d'intérêt ont atteint le chiffre de 104 millions en 1887 et sont prévues pour 85 millions en 1888. Ces sommes diminueront vraisemblablement sous l'influence de la reprise de l'activité des transports, mais ce serait une erreur grave de penser que ces charges annuelles sont appelées à disparaître après les décroissances successives que l'on en attend: elles sont au contraire destinées à s'accroître dans des proportions inattendues en vertu de cette clause singulièrement rigoureuse des conventions de 1883 d'après laquelle les sommes consacrées par les Compagnies à leurs constructions, de même que les insuffisances d'exploitation sont portées à un compte spécial qui se grossit annuellement des intérêts capitalisés et qui ne tombera à la charge de la garantie d'intérêt que lorsque toutes les lignes concédées seront livrées à l'exploitation. Il y a donc là comme un emprunt permanent et latent dont les effets se feront sentir subitement à un moment donné. Il est impossible de dire, même approximativement, quelle pourra être dans l'avenir l'étendue de ces charges, toutes les Compagnies ne donnant pas, au moins d'une manière apparente, les sommes qu'elles portent annuellement à leur compte de premier établissement; mais on peut prévoir que ces charges prendront un jour des proportions énormes si l'on considère que les constructions ont commencé par les lignes les moins improductives.

Nous en avons dit assez pour expliquer le mécanisme de cette progression en quelque sorte fatale et spontanée des dépenses du budget. Les causes que nous avons signalées ne sont pas les seules, nous pourrions en rappeler encore d'importantes ou en prévoir de nouvelles qui semblent à la veille d'entrer dans nos lois l'organisation du service de l'instruction primaire dont nous avons étudié ici-même les conséquences financières, la loi militaire, les travaux projetés d'amélioration de la basse Seine, la construction du métropolitain et bien d'autres entraîneront de nouveaux accroissements de dépenses.

Ainsi s'expliquent l'état actuellement obéré de nos finances et le péril plus grave encore qui les menace dans l'avenir. Il faut se mettre en présence de la dette publique qui s'accroit sans cesse, de ces annuités qui grossissent annuellement, de ces emprunts indirectement pratiqués pour des travaux incessamment poursuivis, de ces engagements qui s'accumulent et de ces garanties d'intérêt dont le

compagnies en France et en Algérie (chemins de fer départementaux, etc.). Ces chemins ont été très justement appelés extra-budgétaires parce qu'ils ne figurent sur aucun des documents relatifs au budget.

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