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raisons entre le passé et le présent. Que,dans le courant d'un exercice, un de nos grands cuirassés tout armé qui a nécessité une mise de fonds de vingt millions vienne à disparaitre, il est clair que cette perte viendra changer le chiffre du compte de capital, tout abstrait qu'il soit, et qu'il faudra ajouter aux dépenses budgétaires les vingt millions perdus.

Aujourd'hui la comptabilité matières de la marine peut bien indiquer que le cuirassé en question est rayé des cadres, mais rien ne fait ressortir le fait, attendu que la comptabilité des matières agit à part, dans un milieu différent, et que personne ne la connaîts auf toutefois la Cour des comptes,à laquelle on a eu le bon esprit de soumettre cette comptabilité, pour en contrôler la régularité. Dans la comptabilité d'Etat la perte serait signalée et le compte du capital ou du trésor de la France en serait influencé. Cela ne changerait pas les choses, le désastre subsisterait, mais au moins notre légèreté habituelle, d'après les vieux clichés, n'oublierait pas cette perte, puisqu'elle figurerait en augmentation des dépenses du budget de l'exercice.

Il y a urgence d'aviser à ce que nous proposons ou à quelque chose d'équivalent. Pour nous il n'y a pas à attendre. Il faut installer une comptabilité d'Etat à la Cour des comptes, fixer la situation du Trésor de la France et en suivre les fluctuations par des situations à dates régulières de cette comptabilité. C'est là le premier travail à faire. Il faut que la Chambre nomme une commission spéciale de contrôle de cette comptabilité pour en suivre les écritures par une étude d'ensemble et par l'examen sérieux des détails qui ont servi de base à la rédaction du Journal général. Cette commission n'a nullement à s'occuper de la régularité des documents originaires c'est l'affaire de la Cour des comptes; mais elle doit lire avec soin cette comptabilité et en comparer les chiffres avec le budget de l'exercice d'une part, et de l'autre avec ceux des exercices précédents.

La commission dont nous parlons ne pourrait influencer en rien les agents chargés de la comptabilité d'Etat qui dépendraient de la Cour des comptes, mais elle aurait le droit de recevoir les situations mensuelles de cette comptabilité et d'en réclamer les détails au moyen des condensations successives qui ont servi à la former. Les observations, s'il y avait lieu, s'adresseraient au président de la Cour. Elle pourrait faire des rapports à la Chambre sur ses études.

En résumé, la proposition que nous formulons ne change rien à la marche de notre administration publique dont toutes les opérations originaires sont écrites et qui restent ce qu'elle est aujourd'hui. Il ne s'agit que de créer un bureau centralisateur de toutes les comptabilités dont l'administration s'entoure et que l'on divise en deux parties distinctes: le compte financier et le compte administratif. Le premier, celui du Trésor, régulier mais insuffisant. Le second,celui des ordonnateurs com

posé à loisir, suffisant mais irrégulier. Dans les bureaux centralisateurs, le compte financier réuni aux comptes matières et le compte administratif seraient une seule et même chose et la régularité en serait absolue. Il y aurait en outre cet avantage précieux que les comptes suivraient les opérations et permettraient un contrôle immédiat et efficace qu'il nous devient de plus en plus nécessaire d'obtenir. Nous avons tout lieu de croire que le personnel actuellement employé par la Cour des comptes aux vérifications sur lesquelles elle statue, suffirait à la comptabilité d'Etat. On gagnerait ainsi tout le travail dépensé aux comptes administratifs qui seraient naturellement faits ou plutôt qui ressorti. raient de la comptabilité dont nous nous occupons.

Les Commissions parlementaires, chargées d'étudier les budgets annuellement présentés à la Chambre des députés, travaillent un peu en aveugles. Elles veulent des économies et souvent, à tort et à travers, frappent sur des points qui ne peuvent supporter de réductions. Les ministres qui dressent leurs budgets, non pas en connaissance de cause, mais sur les demandes de leurs bureaux, n'ont pas d'éléments certains d'appréciation et soutiennent quand même ces demandes. A la discussion publique, la Chambre qui veut des économies donne raison à la commission et le ministère tombe sous le vote. C'est toujours ainsi et le pouvoir du président des commissions budgétaires s'élève d'autant. Gambetta avait très bien compris la situation et l'on sait s'il a usé de ce pouvoir quoiqu'avec moins de raideur que ses successeurs. C'est donc une situation anormale dans notre politique intérieure, à laquelle il faudrait songer. Elle est assez difficile à conduire, cette politique, sans la rendre impossible aux ministres les plus habiles par cet antagonisme dont les partis se font une arme dangereuse.

Le vrai remède serait dans l'organisation de la comptabilité d'Etat, dans la lecture et dans la critique approfondie de ses chiffres. Les comparaisons rendues faciles, non seulement d'un exercice à l'autre, mais encore à des dates rapprochées, feraient ressortir la vérité des faits et quand il y aurait une économie à réaliser, on saurait réellement où la prendre dans les frais de personnel, dans les dépenses de matériel ou dans les frais d'Etat; on saurait vite si l'état-major du personnel de contrôle peut être dégrevé au profit du personnel d'action, si l'outillage national, guerre ou marine, doit être renforcé ou s'il convient d'en arrêter les dépenses effectives. On saurait vite si les frais de l'entretien sont en rapport avec la valeur utilisable. Alors les commissions budgétaires imposeraient avec une autorité indiscutable les réformes et les économies et le ministre n'aurait plus à jouer son portefeuille pour soutenir des demandes exagérées et intéressés de ses bureaux. L'écriture des faits, au moment où ils se produisent, dans les comptabilités

originaires de détail, le contrôle immédiat de ces écritures dans la comptabilité synthétique de l'Etat auraient surtout cet avantage de permettre de suivre les variations de la dette flottante dont les opérations sont certainement un des plus grands dangers de nos affaires publiques.

Qu'on y réfléchisse et l'on reconnaîtra sans peine qu'il y a quelque chose à faire. L'instabilité ministérielle fait le jeu des partis, elle ôte aux ministres tout intérêt à étudier en détail les choses dont ils ont accepté la responsabilité. Un ministre qui connaîtrait à fond tous les rouages de son département, depuis les plus infimes jusqu'aux plus élevés, pourrait seul découvrir des améliorations et les imposer. Un des moyens les plus sûrs qui puissent être mis en ses mains,c'est la comptabilité de son ministère, reliée comme nous l'avons dit à la comptabilité d'Etat, c'est la lecture détaillée des situations de son grand livre. Si une commission pouvait contrôler les opérations du ministre par la même comptabilité, ce ministre n'obtiendrait-il pas une autorité plus grande pour parler aux Chambres? Quel puissant moyen d'investigation que celui qui lui met à tout instant sous les yeux le capital qui lui est confié!

Avec la comptabilité d'Etat, nous verrions disparaître l'antagonisme qui existe entre la Chambre et les ministres. Plus de discussions sur des demandes imprévues ou insuffisamment étudiées. Quand on demandera des réductions ou des augmentations, elles seront justifiées, et la Chambre, représentant la masse contribuable, jugera si elle doit les accepter ou les refuser pour le bien ou la dignité du pays. On ne verra plus se produire ces sortes de taquineries qui n'ont d'autre cause que l'ignorance des faits, ou du moins, leur connaissance insuffisante et qui ont pour résultat l'instabilité politique, l'augmentation des dépenses et enfin l'élévation indéfinie et dangereuse de la dette publique.

A. GUILBAULT.

LA DISTRIBUTION DE LA FORTUNE

EN ANGLETERRE

M. Goschen a fait à la séance d'ouverture de la Société de statistique de Londres une intéressante conférence sur ce sujet. Nommé président de cette société en 1886, M. Goschen n'a guère eu le loisir de lui consacrer beaucoup de temps. Son entrée au ministère Salisbury comme chancelier de l'Echiquier, en remplacement de lord Randolph Churchill, dont la sortie bruyante faillit disloquer le cabinet, l'alliance intime qu'il consacrait ainsi avec le parti conservateur ne devait pas lui laisser la liberté d'esprit nécessaire pour se livrer à des travaux non moins utiles que ceux de la politique active mais sans son caractère d'urgence. Pourtant M. Goschen a trouvé moyen de tenir sa promesse de prononcer un discours d'ouverture, et il a fait choix pour cela d'une des plus importantes questions qui puissent occuper la statistique. Sans la traiter au point de vue de son aspect politique, ce qui aurait été sortir du cadre dans lequel se renferme une société de statistique, il a motivé son choix par l'observation très juste qu'il est du plus haut avantage pour l'État que les classes moyennes, qui constituent le grand corps central des sociétés, se recrutent par en haut et par en bas. C'est dire que M. Goschen a entrepris d'établir par des données statistiques que c'est là le phénomène qui se produit en Angleterre. On sait combien est fréquente l'affirmation contraire, combien souvent on soutient que l'organisation industrielle, commerciale et financière de notre époque a pour effet fatal de concentrer les richesses publiques entre les mains d'un nombre de plus en plus petit d'individus.

Quelles sont donc les données sur lesquelles M. Goschen a appuyé sa thèse? Trois, trois principales tout au moins, car il a eu soin de l'étayer de diverses données secondaires. Les trois données principales sont celles des tableaux de l'« income tax », des relevés des perceptions du « probate » (le « probate » est le droit perçu par le fisc pour l'enregistrement des testaments), des tableaux de l'impôt locatif. M. Goschen, avec la prudence d'esprit qui le distingue, n'a pas manqué de prévenir son auditoire, ou plutôt de le lui rappeler puisqu'il parlait à gens experts en la matière, combien il est difficile de rien prouver d'une manière absolue par le simple moyen de la statistique. Il avait même eu pour intention première de consacrer son discours d'ouverture aux

erreurs de la statistique. L'étoffe n'aurait pas fait défaut, le conférencier aurait pu tailler en plein drap. Donnez-moi, a dit le chancelier de l'Echiquier, un certain nombre de chiffres, une certaine somme d'inconnu, une entière discrétion dans le choix et l'arrangement des données : avec tout cela, un enthousiaste convaincu qu'il peut prouver son dire, et je vous réponds du résultat. Mais, a-t-il ajouté, nous sommes ici ce soir tous des statisticiens, et, si je poursuivais mon dessein, j'imagine que tout président que je sois pour le moment de votre Société, je pourrais fort bien marcher sur les orteils de plus d'un maître de notre science. Reconnaissons donc avec M. Goschen qu'on fait injure aux statisticiens en prétendant qu'on peut tout prouver au moyen de la statistique; que les chiffres par eux-mêmes ne sauraient mentir; mais aussi qu'il est possible de s'en servir de telle façon qu'ils n'ont pas l'air de dire la vérité, ou même qu'ils réussissent à la dissimuler, et revenons à la question. Les tableaux de l'« income tax » établissent-ils que le nombre des fortunes moyennes va en augmentant; que celui des grandes fortunes va en diminuant; que le nombre des individus qui n'ont de fortune ni petite, ni grande, ou tout au moins ont des revenus trop minimes pour être soumis à l'« income tax », va lui aussi en diminuant? En 1877 le nombre des cotes d'« income tax » entre les limites de £ 150 et £ 1.000 était de 317.839; en 1886 il fut de 379.064, soit une augmentation de 19 1/4 pour cent. Le nombre de cotes au-dessus de £ 1.000 était en 1877 de 22.848; il fut en 1886 de 22.298, soit une diminution de 2.40 pour cent. En serrant de plus près le détail, on arrive à un même résultat. En 1877 le nombre des cotes entre £ 150 et £ 500 était de 285.754; en 1886 il fut de 347.031 soit une augmentation de 21,4 pour cent. Les cotes entre £ 500 et £ 1.000 étaient en 1877 de 32.085; en 1886 elles furent de 32.033, c'est-à-dire qu'elles restèrent stationnaires. Les cotes entre £ 1.000 et £ 5 000 étaient en 1877 de 19.726; elles furent en 1886 de 19.250, soit une diminution de 2.4 pour cent. Enfin les cotes au-dessus de £5.000, qui étaient en 1877 de 3.122, furent en 1886 de 3.048, soit une diminution de 2.3 pour cent. On semble donc bien constater partout le même phénomène : augmentation du nombre des revenus d'importance moyenne, diminution du nombre des gros revenus. Et, vu que l'augmentation du nombre des cotes moyennes est dans une proportion plus forte que la proportion 10 0/0 — dans laquelle s'est augmentée la population pendant la même période décennale, on est autorisé apparemment à en tirer conclusion que le nombre des individus ne jouissant pas de revenus assez importants pour être soumis à l'income tax, c'est-à-dire n'ayant que des revenus inférieurs à £ 150,a dû diminuer au profit du nombre de ceux qui ont aujourd'hui des revenus supérieurs à cette limite minima. Il s'agit pour les chiffres que nous venons de citer,

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